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Emir Kusturica et la mise en scène de l’oubli d’un génocide 

jeudi 7 mars 2013, par Suada Tozo (traduction), Vladimir Arsenijević

La comédienne italienne Monica Bellucci sera l’héroïne du prochain film du réalisateur Emir Kusturica, une histoire d’amour en temps de guerre, et dont le tournage débutera au printemps en Bosnie. Le film L’Amour et la paix sera tourné de mai à la fin juin 2013 à Trebinje, dans le Sud-Est de la Bosnie, puis en octobre. Kusturica et Bellucci s’exprimaient devant la presse à Banja Luka, dans le Nord de la Bosnie, où l’actrice italienne a été reçue par le leader politique des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, un ami de Kusturica.

L’Amour et la paix sera une histoire d’amour pendant une guerre, entre un militaire et une femme qui meurt tragiquement avant leur mariage, avait raconté Kusturica auparavant dans la presse locale. Le réalisateur devrait lui-même y jouer le rôle principal masculin, selon Fena.

Le tournage sur un film de guerre en Bosnie de Monica Bellucci intervient après que la star américaine Angelina Jolie, a réalisé — en 2011— un long métrage, Au pays du sang et du miel, sur des violences faites aux femmes pendant la guerre de Bosnie. Son film, qui raconte la relation amoureuse d’une jeune femme musulmane et d’un Serbe qui se retrouvent dans des camps opposés après l’éclatement du conflit, avait été jugé comme "anti-serbe" par des associations et l’opinion publique serbes.

Invité à l’époque à commenter le film de Jolie, Emir Kusturica avait qualifié "Hollywood" de "plus grande usine de mensonges". Et d’asséner : « Ils font des films cons qui sont souvent des armes de propagande. Un de ces films est celui qui a été réalisé par l’intelligente, mais très naïve, Angelina Jolie. »

Emir Kusturica en a profité pour montrer à Monica Belluci la ville qu’il est en train de construire. En effet, Emir Kusturica, le réalisateur d’Underground, Chat noir chat blanc ou Papa est en voyages d’affaires, est en train de créer une ville à Višegrad en Bosnie-Herzégovine, nommée Andricgrad. La "ville d’Andric" se veut un hommage à Ivo Andric (1892-1975), écrivain de langue serbe et seul Prix Nobel de littérature yougoslave (en 1961). L’idée, offrir un décor plus vrai que nature à l’adaptation cinématographique du Pont sur la Drina, le roman le plus célèbre de l’écrivain, qui narre l’histoire d’une petite ville multiethnique de Bosnie du XVIe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Mais le lieu ou Kusturica construit sa "ville", est un ancien terrain de sport, qui a servi au début de la guerre de Bosnie (1992-1995) comme lieu de rassemblement avant déportation... Un lieu de déportation massif, un Drancy bosniaque. Plusieurs actes d’accusation et des jugements auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie parlent de Višegrad : plus de 3000 morts, déportés, torturés, violés, pour beaucoup d’entre eux tués et jetés du pont même, et retrouvés dans les charniers autour de Višegrad et dans la rivière Drina elle même. On dit que la rivière Drina est le plus grand charnier de la Bosnie...

Vladimir Arsenijević, intellectuel serbe, réagit à la venue de Monica Belluci en janvier 2013, dans cette ville de l’est de la Bosnie.

La rédaction


Étant donné qu’au-dessus de la pseudo-ville idéale construite par Kusturica plane la réalité bien plus sombre de la véritable ville de Višegrad au sujet de laquelle, à ma modeste connaissance, Monica Bellucci n’a pas fait de déclarations, je me demande si le réalisateur avait bien informé la célèbre invitée, de manière nonchalante et en passant, qu’en 1992, les paramilitaires serbes menés par Milan Lukic y avaient assassiné 2000 civils bosniaques et contraint le reste de la population à l’exil ? Il lui a peut-être montré, alors qu’ils survolaient en hélicoptère la vieille ville et le pont blanc en pierre de la Drina, le motel ’Vilina Vlas’ où les Bosniaques de tout âge, en cette même année 1992, avaient été battues, violées et sauvagement assassinées ? A-t-il éventuellement signalé à l’actrice l’endroit dans la rue des Pionniers où se trouvait la maison dans laquelle des dizaines de Bosniaques, principalement des vieillards, des femmes et des enfants ont été enfermés à clef et collectivement brûlés ?

Serbia ? O Serbska ? Ma chi se ne frega ?

Serbie ? Oh Serbska ? Mais, quelle importance ? On s’en fout.

Cela s’est passé le samedi 19 janvier 2013 sur le fameux tapis rouge devant l’édifice monumental du « Palais du président de la République serbe » à Banja Luka. Accompagnée de Milorad Dodik et Emir Kusturica ses hôtes visiblement émus, la ravissante et, selon certains, plus grande actrice européenne de nos jours, a commis un faux pas devant la foule réunie de journalistes, photographes et admirateurs, en soulignant être contente de séjourner pour la première fois … en Serbie (in Serbia).

Après un court silence électrisé suite à son lapsus (freudien ?) Kusturica a essayé de la corriger, vite et discrètement. En adoptant l’air d’un souffleur personnel, il lui a chuchoté avec un sourire galant : « In the Republic of Srbska »

Monica Belluci s’est tournée vers lui et a rétorqué laconiquement en anglais : « Trop difficile à dire ».

Armé de son infatigable persévérance, Kusturica, le sourire figé sur le visage, a répété, cette fois-ci en détachant les syllabes : « Re-pu-blic-of-Srp-ska.“

Le résultat escompté n’a toutefois pas eu lieu. Après un borborygme dubitatif, Monica Belluci a tout simplement continué son discours en évitant ce pataquès à la fois linguistique et politique auquel elle participait en toute ignorance et qu’elle n’avait pas envie, ni aucune raison de démêler.

Son manque d’empressement pour faire un effort et de se fatiguer un peu les méninges afin de mieux saisir une subtilité qu’elle a jugée insignifiante et pas commode à prononcer, a provoqué, à travers toute notre région, une réaction en chaîne de la part des médias locaux généralement difficiles à prévoir.

Ceci a été une preuve supplémentaire que chez nous, tout arrive selon un schéma prévisible et connu, et que, dans ce meilleur des mondes, tout est en ordre parfait.

A Banja Luka, Monica Belluci a utilisé la même occasion pour annoncer sa future collaboration avec Emir Kusturica. Il s’agit, nous apprend-on, d’un film intitulé L’amour et la guerre dont le tournage débute en mai. Il s’agit du premier film réalisé en République Srpska qui sera présenté au Festival de Cannes.

Concernant ce titre pompeux, mon avis importe peu. La question bien plus problématique est d’ordre éthique, ou alors cathartique car le fait est que la République Srpska et son président financent le tournage d’un film qui va parler — suppose-t-on — de la violence effroyable, des massacres, du génocide et de la purification ethnique systématique que les Serbes de Bosnie, aidés généreusement par la Serbie, ont fait subir à la population bosniaque et à d’autres populations non-serbes de Bosnie dans les années quatre-vingt-dix.

Dans ce sens L’amour et le génocide ne serait-t-il pas un titre plus approprié ?

Ou alors, ce nouveau film de Kusturica parlerait de quelque chose d’autre ?

Monica Bellucci qui y jouera le rôle principal (son partenaire sera le plus probablement Kusturica, en personne) nous annonce elle-même qu’il s’agit d’une histoire d’amour qui a lieu en pleine guerre.

Mais, comme on a pu le conclure tout seul, avec une grande certitude, on apprend par chance qu’il s’agirait d’un film avec « beaucoup de violence, mais en même temps pas mal de poésie. »

Aussi Monica Belluci y jouerait-elle une « Serbe ».

Tous ces indices sont incontestablement déjà quelque chose.

Photo : Tanjug

L’important c’est de porter le nom de Sudbin [1]

„I go to bakeries all day long, there’s a lack of sweetness in my life“ [2] est un extrait du poème Hôpital de Jonathan Richman dans son recueil Modern Lovers publié en 1971. Il s’agit d’un des poèmes les plus mélancoliques sur un amour impossible à atteindre.

Un mois environ avant Monica Belluci, grâce à l’aimable invitation de Sudbin Music, j’ai moi-même brièvement séjourné dans cette partie de la Bosnie-Herzégovine que l’on surnomme aujourd’hui la Republique Srpska.

Ou, comme dirait Emir Kusturica : „Re-pu-blic-of-Srp-ska.“

Je me trouvais plus précisément à Prijedor, une petite ville au nord-ouest de Bosnie, sur le fleuve Sana, au pied de la célèbre montagne de Kozara. C’était le premier matin après l’Apocalypse annoncée longtemps en avance qui, cette fois-ci, par chance, ou par malheur n’a pas eu lieu.

Je suis assis à côté de Sudbin dans la cafétéria d’un hôtel de Prijedor intitulé ingénieusement — Prijedor. L’hôtel est situé dans un immense gratte-ciel, l’un de ceux qui dans les années 70 et 80 de l’ancienne Yougoslavie poussaient nombreux pour ensuite devenir délabrés tout comme celui-ci qui dépérissait sans espoir jusqu’à nos jours sur la rive droite de la Sana.

Il se trouve effectivement que certaines vies manquent de douceur, je songeais alors que l’air triste du poème de Richman résonnait en boucle dans mon esprit. Et si par hasard vous vous trouviez dans ce monde dans la peau d’un Bosniaque de Prijedor, les probabilités que votre vie manque de douceur s’étaient il y a vingt ans automatiquement multipliées jusqu’à l’infini, mettant en question l’existence même de votre propre vie. Ce matin sombre et gris de la fin de décembre, Sudbin, mon hôte et interlocuteur qui portait ce prénom insolite était exactement ceci : un Bosniaque de Prijedor.

Je pense que vous devriez être Monica Belluci pour ne pas comprendre ce que je suis en train de raconter. La réalité dans laquelle on vit est douloureuse, elle fait très mal, mais elle est tout aussi sans mystère aucun. L’horrible massacre commis sur les Bosniaques de Prijedor en 1992 a classé cette bourgade autrefois tranquille en troisième position de l’échelle mesurant l’ampleur des crimes commis sur la population civile pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine. Dans ce sens, Prijedor ne vient qu’après Srebrenica et Sarajevo.

A côté du fait que les Bosniaques de cette ville étaient contraints non seulement de hisser un drapeau blanc sur leurs maisons, mais aussi de porter un ruban blanc autour du poignet, malgré les précédents historiques effroyables, ou alors justement à cause d’eux, en l’espace de quelques jours de mai de 1992, plus de 4000 Bosniaques, alors en majorité, et quelques 200 Croates perdirent la vie dans les villages de Hambarine, Kozarac, Carakovo et Zecovo, dans le centre même de la ville, aussi bien qu’à Trnopolje, Keraterm et Omarska qui étaient de sinistres camps locaux. Pratiquement tout le reste de la population non serbe de cette petite ville a été exilé lors d’une glorieuse campagne de purification ethnique, dont la République Srpska aujourd’hui est très fière, car elle lui par ailleurs permis sa propre création.

Un lieu de tournage rêvé en effet pour un film sensationnel sur « l’amour et la guerre ».

« En quatre-vingt deux ici, a été assassiné mon cousin Kemal Denanovic », se souvient Sudbin dans la cafétéria froide, spacieuse et vide de l’hôtel Prijedor, ce matin gris de décembre en s’offrant à lui-même un café et un gros morceau de gâteau au chocolat.

« Sa maison est là-bas », il se tourne sur sa chaise vers la paroi vitrée pour me montrer l’espace vide en face de sa main qui tenait encore une petite fourchette tachée de chocolat.

« Bon, se corrige-t-il aussitôt, actuellement, elle n’y est plus, mais à l’époque c’était une vieille maison que mon cousin avait achetée et où il vivait avec sa femme. Lorsque le massacre a commence, l’armée serbe marchait dans les rues et tuait tous ceux qui s’y trouvaient. Mon cousin était l’un d’eux. Il est probable qu’il a essayé de s’enfuir par une rue perpendiculaire, car c’est là qu’ils l’ont attrapé et l’ont ensuite lancé du toit de l’hôtel dans lequel nous sommes assis actuellement. »

Sudbin garde le silence un moment et baisse le regard vers son gâteau à moitié mangé.

Je me retiens de lui poser la question qui me démangeait au sujet du sort de l’épouse de son cousin Kemal. Je l’observe reprendre de sa minuscule fourchette un autre gros bout et le porter à la bouche avec un plaisir évident.

There’s a lack of sweetness in my life, (Ma vie manque de douceur), résonnait dans ma tête la voix de Jonathan Richman.

Photo : Stock

Les villes

Dans l’après midi du 19 janvier 2013. Monica Bellucci est toujours en compagnie de Kusturica, héliportée de Banja Luka à Višegrad où ensemble ils font le tour de son méga projet en gestation, la soi-disant Ville d’Andric, ou la Ville de Pierre dont le réalisateur est, avec raison ou pas, extrêmement fier.

Monica Bellucci a avoué être absolument fascinée par ce futur temple de la littérature et de la culture, de l’entreprise privée et de l’oubli béat à tel point qu’elle a souhaité y revenir et le visiter plus tranquillement. Son vœu a été courtoisement exaucé quelques jours plus tard.

Mais, comme il se trouve qu’au-dessus de la pseudo-ville idéale réalisée par Kusturica plane une réalité bien plus sombre, je me demande si le réalisateur a informé la célèbre invitée, de manière nonchalante et en passant, qu’en 1992 les paramilitaires serbes menés par Milan Lukic avaient assassiné ici 2000 civils bosniaques et contraint le reste de la population à l’exil ?

Il lui a peut-être montré, alors qu’ils survolaient en hélicoptère la vieille ville et le pont blanc en pierre de la Drina, le motel ’Vilina Vlas’ où les Bosniaques de tous âges en cette même année 1992 avaient été battues, violées et sauvagement assassinées ? A-t-il éventuellement signalé à l’actrice l’endroit dans la rue des Pionniers où se trouvait la maison dans laquelle des dizaines de Bosniaques, principalement des vieillards, femmes et enfants avaient été enfermés à clef et collectivement brûlés ?

Je n’ai aucune preuve qu’il l’ait fait ou pas, mais, bon, voilà, je suppose ici librement que de fait, il ne l’a pas fait.

Photo : balkanphotocontest.com

Somme toute, il semblerait que Kusturica considère qu’il n’est ni commode ni élégant de rapporter à des invités plutôt sensibles des histoires aussi morbides, et de manière générale de s’appliquer à cultiver ce genre de souvenirs concrets.

Tous ceux qui pensent différemment de lui, il les range dans la catégorie des ’pleureuses’. C’est son sens de l’humour, on n’y peut rien. Son sens éthique aussi. A cause de tout cela, sa Ville d’Andric, c’est-à-dire la Ville de Pierre au pied de Višegrad est un mensonge effroyable sans précédent. Un kitsch révisionniste de la première classe. Actuellement, Višegrad n’est malheureusement plus la ville d’Ivo Andric, mais plutôt celle de Milan Lukic, et aucune pseudo-ville au fond, quel que soit le nom qu’on lui donne, aucun décor ou coulisses à la gloire de l’écrivain usurpé ne pourra rien y changer, bien au contraire.

Mais naturellement, tout cela, Monica Belluci ne pouvait simplement pas le savoir, pourtant il n’est pas étonnant qu’elle ait été "fascinée".

La journée, d’ailleurs, approchait de sa fin, et il fallait atteindre la Serbie, le but de son voyage insolite et intéressant. La raison principale de sa visite, par ailleurs, a été Kustendorf, le sixième festival de la musique et du cinéma qui a lieu traditionnellement dans la Ville de Bois, une ville originale de Kusturica dans la montagne Mokra — où Monica Belluci était l’invitée d’honneur. Extrêmement séduisante, âgée de quarante huit ans, sa beauté coupant le souffle, Monica Belluci donnait l’impression de descendre d’une autre planète. De nombreux témoignages soulignent sa cordialité, sa simplicité et ses manières directes. Quant à moi, mon analyse est qu’il s’agit là d’un auto-contrôle transformé en un certain nombre de décisions dont la Belluci tenait strictement compte. Comme si en venant dans nos contrées rétrogrades, oubliées de dieu, la célèbre actrice avait pris la décision de n’être ni réservée ni gâtée. Même le Milorad Dodik, le trapu disgracieux lui a semblé être "un homme d’esprit, charmant et énergique". De la même façon a été jugé le Premier ministre et le policier serbe Ivica Dacic rencontré à Mecavnik. Dacic, autrefois admirateur et le clone de Slobodan Milosevic, actuellement leader du SPS réformé, connu pour sa rusticité politique, mais aussi par son bas niveau intellectuel et l’absence de toute forme d’éloquence, a offert à la célèbre actrice un cadeau serbe par excellence — une mauvaise copie de la fresque de l’Ange blanc du monastère Miliseva dans un cadre très vilain. Belluci est restée professionnelle jusqu’à la fin, en remerciant mécaniquement le Premier ministre ’’pour le beau cadeau et l’accueil qu’on lui a réservé en Serbie’’.

Va savoir !

Il était pourtant évident qu’elle ne savait pas trop que faire de ce tableau imposant, mais au moins rassurée car étant dans un pays davantage défini où enfin elle pouvait dire ’in Serbia’, certaine que cette fois-ci elle n’avait pas commis de faux pas.

Photo : Stock

L’amour et la guerre

Un mois auparavant, à Prijedor lors de cette matinée sombre de la fin du décembre, la première après la « Fin du Monde » qui au demeurant ne s’est pas produite, le temps passait très vite dans la cafétéria de l’hôtel Prijedor au bords de la Sana. Il a été englouti par la longue histoire de guerre de Sudbin. Là, je n’ai plus suffisamment d’espace et sincèrement, je n’ai plus envie non plus de vous faire connaître les détails de son histoire. Vous en connaissez les gros traits. Essayez d’imaginer le reste tout seul.

D’ailleurs, moi non plus, je n’ai pas eu le temps d’écouter jusqu’à la fin l’histoire de Sudbin. De telles histoires sont d’ailleurs par définition lentes et douloureuses, quelquefois même ennuyeuses. Pendant qu’elles se déroulent, chaque détail y paraît essentiel, on n’oublie rien, mais lorsqu’elles sont terminées et que le silence se fait présent, émergent à la surface leur effrayante banalité, désastreuse généralité, et les annule complètement car elles ne sont jamais uniques, se ressemblent désespérément, avec toutes leurs morts et leurs souffrances, les exécutions, les égorgements, les camps et les centres de réfugiées, les peurs, fuites, pérégrinations et tous genres de démons. Il n’y a malheureusement rien de sensationnel dans les guerres. Elles ne fournissent pas une bonne matière pour les films sur « l’amour et la guerre ».

En ce qui me concerne, je devais me dépêcher à la gare routière de Prijedor pour ne pas manquer mon car parti à midi de Croatie en direction de Belgrade. Dans la hâte, j’ai complètement oublié de m’acheter quelque chose à manger bien que ce jour-ci je n’aie pris qu’un café double et fumé quelques cigarettes. Pour aggraver la situation, dès qu’on est sorti de la Bosnie-Herzégovine le car s’est coincé dans un embouteillage indescriptible à cause des vacances de Noël qui approchaient, la file de véhicules longue de plusieurs kilomètres jusqu’au passage frontalier en Serbie, ma batterie de téléphone vite déchargée et le téléphone débranché. La lumière au-dessus de ma tête ne fonctionnant pas je ne pouvais pas lire. J’ai passé de longues heures à cligner des yeux en direction des lumières rouges et blanches de la rivière sans fin de voitures, camions et bus embouteillés le long de la route sinueuse. Je souffrais de gargouillements dans mon ventre noué et vide, en réfléchissant à Sudbin, oui, en pensant à Sudbin Music et à son nom étrange et à son destin insolite et au gâteau au chocolat qu’il mangeait ce matin-là. Je fredonnais pendant ce temps tout bas et pour moi seul le distique du poème ’Hôpital’ de Jonathan Richman. Mais il ne réussissait pas à calmer le gargouillement sinistre de mes intestins.

Il me rendait encore plus fatigué et triste.

Et j’avais très envie de quelque chose de doux.

P.-S.

Traduit du serbe par Suada Tozo Waldmann.

Notes

[1Sudba= le destin, le sort, la fortune)

[2Tous les jours je vais à la pâtisserie, ma vie manque de douceur 

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