On ne l’attendait pas sur ce terrain : dans un petit livre paru à L’échoppe, L’honneur des funambules, Régis Debray répond à Jean Clair, auteur d’un consternant article paru dans Le Monde en novembre 2001, intitulé Le surréalisme et la démoralisation de l’occident. La réponse de Debray est d’autant plus intéressante qu’elle est posée, argumentée, nullement polémique. Elle ne cherche pas à « relancer le débat » (en aggravant le conflit), mais plutôt à mettre le surréalisme dans une perspective plus large, à le replacer dans le contexte historique qui était le sien, déniant ainsi à Clair le droit de recourir à une méthode étrange, consistant à désigner Breton comme l’un des responsables directs des attentats du 11 septembre :
Vous blâmez l’occultisme du dénicheur de totems hopis, mais n’y céderiez-vous pas vous-même quand vous exorcisez la modernité comme une maison hantée à la Edgar Poe, trnasie par une sorte de rayon vert irradiant ses maléfices à distance, jusqu’en Afghanistan et à New York, et que vous appelez « l’idéologie surréaliste » ? Ce Frankestein politico-intellectuel, vous l’éclairez à la lumière de Buchenwald et de Manhattan en feu. Pour mettre au jour les crimes et les souffrances que ce verbe poétique aurait selon vous générés, vous donnez à l’après juridiction sur l’avant. Au tueur de 2001 sur le sondeur de 2001. Etrange méthode historique, qui remplace les consécutions réelles (jusqu’à plus ample informé, un événement historique B s’explique par l’événement A qui l’a précédé et non par le C qui a suivi), par une cause finale rétroactive, tel un providentialisme du Mal.
(Rappelons quelques lignes de l’article de Clair auquel répond justement Debray ici : « Extra-lucide comme elle se plaisait à croire qu’elle l’était, l’intelligentsia française est ainsi allée très tôt et très loin dans la préfiguration de ce qui s’est passé le 11 septembre. Les textes sont là pour souligner, entre 1924 et 1930, cette imagination destructrice. Aragon en 1925 : "Nous ruinerons cette civilisation qui vous est chère... Monde occidental tu es condamné à mort. Nous sommes les défaitistes de l’Europe... Voyez comme cette terre est sèche et bonne pour tous les incendies." Ne manque pas même à la péroraison sa dimension oraculaire, ou plutôt "pythique" comme aurait dit Breton, si féru d’occultisme : "Que les trafiquants de drogue se jettent sur nos pays terrifiés. Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs..." (La Révolution surréaliste, n° 4, 1925) ».)
Après avoir fait le point sur la méthode historique de Clair, Debray resitue magistralement le surréalisme dans la perspective qui est (ou devrait être encore aujourd’hui) authentiquement la sienne, et qui apparaît simplement lorsqu’on évoque avec l’honnêteté intellectuelle indispensable la figure de Breton. Debray évoque ainsi remarquablement la trajectoire de l’homme, assujetti à aucun parti (même pas de l’Est quand c’était la mode dans le milieu littéraire), d’une lucidité sur l’évolution de la société moderne assez étonnante en effet.
Nulle vertu n’est de plus mauvais rapport que la clairvoyance, mais si nos historiens s’avisaient, au bout de chaque demi-siècle et au vu des temps d’avance pris par les uns sur les autres, à décerner le prix de la prospective, André Breton, au sein de la gent écrivassière, ferait un assez bon candidat (...). Cela touche à Nostradamus dans la Lettre aux voyantes de 1925 : « Il y a des gens qui prétendent que la guerre leur a appris quelque chose ; ils sont tout de même moins avancés que moi, qui sais ce que me réserve l’année 1939 ».
Ces 50 pages, denses (qui rappellent Gracq - une autorité pour Debray - par la sagesse critique et la vigueur intellectuelle), se laisseraient difficilement résumer. Les passages sur Breton et l’anticolonialisme, la capacité des surréalistes à combiner les œuvres et les pensées les plus diverses dans une forme de métissage libérant de « l’énergie électrique », ou encore sur le merveilleux surréaliste comme découverte des lieux quotidiens, on est heureux de voir qu’un penseur d’importance aujourd’hui sait envisager l’œuvre et le parcours de Breton dans son mouvement le plus profond. Seule ombre au tableau, portée dès la deuxième page : le besoin de mettre dos à dos les opposants à la vente (auteurs d’ « âneries hârtistes » selon Debray - on lui conseille d’aller lire ici même les débats qui ont nourri l’action Breton pendant quatre mois - et de ne pas confondre celle-ci, comme il semble le faire, avec l’appel pathétique et très tard venu d’Edgar Morin pour un « Palais du surréalisme ») et les commissaires-priseurs de Drouot. Car vendre les cailloux du Lot à 400 euros le lot, ce n’est pas, comme l’écrit Régis Debray, une « cocasserie » qui aurait amusé Breton au nom de l’humour noir, mais une réelle saloperie comme l’ensemble de la vente soutenue sans réserves par l’Etat et par la presse. Défendre la figure de Breton demande aussi un peu de gravité à cet endroit. On avait tenté de trouver le bon axe de réflexion à ce sujet dans un Pour mémoire, une fois disparu le 42 rue Fontaine.
Cela n’empêche pas qu’il faut lire le livre de Debray.