1.
Le siffloteur était à l’œuvre très tôt le matin. On entendait le son aigu du fond de son lit, incapable de se rendormir. Il vous poursuivait dans la chambre à côté, qui donnait elle aussi sur le parking derrière l’immeuble.
En ouvrant le volet, on constatait qu’il n’y avait personne dehors.
Autour du parking, il y avait quelques maisons et leur jardin impénétrable. Le siffloteur était-il caché dans la végétation, comme ces lézards qu’on trouvait par ici et qui sortaient rarement de leur cachette ? De source invisible, le sifflotement continuait, toujours aussi aigu, suivant très approximativement une mélodie inconnue pendant une bonne heure, infatigable.
Chaque jour, on rêvait de découvrir le visage de cet homme singulier, et ce qu’il faisait à cette heure exactement : arrosait-il les plantes, se promenait-il dans cette petite jungle autour, se cachait-il exprès, observant la réaction des riverains ? On envisageait toutes les possibilités, sans le découvrir jamais.
2.
Il restait toute la journée dans la cour, en plein soleil souvent, accoudé au muret devant la rue. Il avait les cheveux blancs, mais son visage rond et débonnaire était celui d’un homme d’ une cinquantaine d’années. Torse nu toute la journée, il ne mettait une chemise que les jours de fête. Aux heures des repas, il lavait quelques légumes dans l’évier de la cour, ou bien y faisait la vaisselle. Le reste du temps, il regardait les voitures circuler, fumant parfois une cigarette.
Ce que seuls les voisins savaient, c’est qu’une femme vivait avec lui, qui ne sortait jamais. Elle restait dans la maison, atteinte d’un mal incurable et qui se développait rapidement. Tous les deux n’étaient pas mariés, mais il restait là pour veiller sur elle, ne la quittant pas une minute. Hagarde, la femme se tenait cachée derrière ses rideaux.
Cette présence de l’homme au muret dura longtemps. Puis, un jour, la porte de la maison qui donnait sur la cour ne s’ouvrit plus, et le robinet de l’ évier resta serré. On supposa qu’il était rentré chez lui, après avoir veillé des années sur la femme démente.
3.
On cherchait désespérément l’histoire de la fillette habillée tout en bleu. Son silence, disait-il, ne facilitait pas les choses. Eût-elle parlé, raconté l’origine de sa famille venue d’une autre île aux mœurs différentes, peut-être eût-on pu comprendre son silence, mais c’était naturellement demander l’impossible, car peu d’être taciturnes finissaient par donner les clés qui déverrouillaient la porte de leur esprit.
Alors il fallait tâcher d’interpréter ses faits et gestes, l’expression un peu hautaine et méfiante de son visage, cette noblesse encore enfantine qui l’habitait ; il fallait s’en tenir à cette apparence qui, avec le temps, paraissait exprimer tout ce qu’elle était, toute la rêverie qui l’occupait, rêverie de liberté et d’autonomie qui expliquait sans doute la distance à laquelle elle était tenue par les autres ou à laquelle elle maintenait les autres, soucieuse de ne pas être mêlée aux jeux de ceux qu’on appelait ses camarades, jeux souvent bien médiocres. Ainsi la fillette était-elle finalement sa propre explication.
4.
Il était parti. On ne le verrait plus torse nu dans la cour grise de sa maison, accoudé au petit muret donnant sur la rue, une cigarette aux lèvres. On ne le verrait plus, lui, l’homme aux cheveux blancs mais dont les yeux brillaient encore d’une vitalité juvénile, on ne le verrait plus laver son linge dans une bassine sur l’ évier de la cour, ni éplucher les légumes au même endroit. On ne le verrait plus attendre, attendre des heures et des heures jusqu’ au soir, levé avant l’aube, couché au crépuscule. Il était parti sans prévenir, et la porte de sa maison qui donnait sur la cour était close.
Des disparitions comme celle-là, il y en avait eu, il y en aurait beaucoup d’autres. Infimes disparitions du passant au visage devenu familier, du serveur de café reparti dans son pays ou on ne savait trop où, de la femme délaissée dont on entendait un jour les plaintes derrière soi. Trop de départs, trop de disparitions qui faisaient rêver d’ un monde tout entier constitué d’ hommes et de femmes à jamais enracinées en un lieu unique, dont les frontières étaient infranchissables. Là, devant la porte close, on rêvait de ce monde, alors que ce n’était derrière la porte que des meubles empoussiérés, des pièces vides, une maison abandonnée.
5.
« Bonjour monsieur, et bonne journée ! ». Assis sur une marche d’escalier menant à la porte d’une boutique close, le mendiant prononçait ces mots redondants dans un large sourire, et ne demandait rien au passant surpris par tant de courtoisie qui, sans doute pour cette raison, passait vite son chemin.
Il arrivait cependant que quelqu’un, honteux de se montrer indifférent à cette amabilité de l’homme face à lui, s’arrêtât, et se mît à chercher quelque pièce dans son porte-monnaie. Jetant un coup d’œil sur la casquette posée sur le sol dans laquelle ne se trouvaient que des pièces d’un centime, il en choisissait une, lui, d’une valeur plus honorable, et la déposait avec un sourire au milieu des sous que d’autres avant lui n’avaient pas eu honte d’offrir au mendiant.
Alors, ce dernier, après avoir renvoyé le sourire au bienfaiteur qui avait déjà le dos tourné, pivotait la tête et lançait un clin d’œil au reflet de son visage dans la vitrine de la boutique.
6.
On le voyait tous les jours dans la rue piétonne, assis sur un tabouret, jouant de l’accordéon. L’homme était noir, petit et rond. Il portait un chapeau et son visage était inexpressif.
Après avoir joué toute la matinée et recueilli un peu d’argent, il se dirigeait vers sa vieille voiture blanche, et allait rejoindre un café situé sur une place de la ville. S’y retrouvaient tous les parieurs des environs, tous des solitaires qui, assis à une table, remplissaient méticuleusement des bulletins en consultant de temps à autre les panneaux où étaient affichées les courses de chevaux de la journée.
Le petit accordéoniste avait, semblait-il, bien gagné sa journée. Il s’asseyait là, et, sans musique, jouait encore un air que seul lui connaissait, souriant enfin.
7.
Il aurait pu tirer de la journée le jeune homme maigre et pâle au curieux accent, la fillette noire habillée tout de bleu qui se tenait à l’écart, exclue du groupe, la vieille concierge fatiguée, le chien aux poils blonds errant au milieu de la route, la femme émue à la fin du film, l’homme amateur de blagues obscènes, encore un, couché sur un divan à moitié endormi, les deux jeunes filles mangeant leur sandwich à l’ombre d’un arbre, les jambes étendues sur le goudron, l’homme qui courait des sandales aux pieds sous l’averse, - êtres furtifs, êtres fugitifs souvent, pressés de passer, pressés de rejoindre un point inconnu, de ne plus être là, de disparaître du paysage où il semblait trop loin de chez eux, êtres cherchant leur lieu et leur heure aux visages interrogatifs, incertains, instables. Il se les rappelait tous à la fin de cette journée, incapable de croire qu’il les oublierait, qu’il disparaîtrait aussi de sa mémoire, décidément si peu fiable, et qu’il ne servait à rien de les piquer sur une planche à la fin de la journée pour les faire échapper à l’oubli.
8.
Il passait dans les cafés et les restaurants chargé d’une boîte en carton contenant une multitude de cartes postales en noir et blanc représentant des rues proches et les plus belles cases de la ville. Ces vues, les avait-il lui-même dessinées ?
Il était déjà âgé et avait une calvitie bordée de cheveux gris frisés. Nous comprenions difficilement ce qu’il disait en nous présentant chacune des images, car il parlait la langue du pays et était sans doute issue d’une des zones les plus reculées de l’île. Cette activité ne lui rapportait que quelques sous, mais il était toujours souriant et de bonne humeur, visiblement heureux de faire découvrir certains coins oubliés de la ville.
Nous lui achetions toujours quelques cartes, et, une fois les quelques pièces empochées, il nous quittait en lançant cette expression sonore et que nous n’avions jamais entendue dans une autre bouche : Un autre soleil !