« Si un jour les machines électroniques écrivaient des pièces de théâtre parfaites, peignaient des tableaux inimitables, il y aurait à se poser de sérieuses questions. Si elles se mettaient à aimer, le sort de l’espèce zoologique serait réglé », écrivait Leroi-Gourhan au début des années 60, à l’aube de la révolution informatique. Question controversée. Les machines pourront-elles un jour éprouver des émotions ? Pour qu’un calculateur acquiert une sensibilité humaine ou devienne simplement une machine capable de penser, ne lui faudrait-il pas posséder un corps très proche de notre corps biologique ? Or tout porte à croire que la civilisation susceptible de réaliser un tel projet, la nôtre, aura disparu bien avant d’avoir atteint un si haut degré de technicité. Mais il est tentant d’envisager l’hypothèse et le roman de Philippe Mouche, La place aux Autres, paru chez Gaia en mai dernier, nous force à admettre cette possibilité, nous la présente comme une évidence et nous incite à franchir allégrement cette mystérieuse frontière entre vivant et non vivant. Dès le départ, on se surprend à espérer qu’Argus, l’un des narrateurs – en l’occurrence une narratrice puisqu’elle parle d’elle au féminin et se dit « bouleversée » par un accident automobile dont elle a été « témoin » –, ne sera pas une quelconque internaute entrée en résistance, mais autre chose. Résistance contre quoi ? Contre le voyeurisme sécuritaire des autorités de la ville – « depuis plusieurs années, le discours sécuritaire imprègne l’espace public, comme une mauvaise odeur à laquelle on a fini par s’habituer » – , contre la société Global Watch qui dispose des caméras de vidéosurveillance à tous les coins de rue et fait planer au-dessus des habitants des nuées de drones.
Malgré ses allures futuristes, on aurait tort de croire que La place aux Autres est un roman d’anticipation, et a fortiori de science-fiction. Philippe Mouche n’essaye nullement de nous entraîner vers un lointain futur peuplé de cyborgs et de machines intergalactiques. Il se contente de nous écraser le nez contre la vitre du futur immédiat, et il faut l’imagination et le talent du romancier pour que la réalité potentielle que l’on aperçoit confusément à travers cette vitre devienne clairement compréhensible et à ce point troublante.
Le guide, dans cette aventure, se nomme Tristan Kassal, employé d’une agence de notation d’entreprises. Il est l’amant épisodique d’une jeune femme avare de ses mots avec laquelle il partage la responsabilité d’un drôle d’animal, un chat au pelage roux et à la tête noire, humoristiquement baptisé pour cela le « Sous-Commandant ». Kassal est un homme que la politique a fini par lasser bien qu’il conserve des liens avec le groupe des « Terriens-Démocrates ». Deux évènements concomitants viennent troubler le cours de son existence : la rencontre d’une mystérieuse inconnue dans un supermarché et la réception des messages d’Argus.
La collision entre deux chariots et l’oubli de son « ardoise » (un appareil qui sert de tablette tactile, téléphone mobile et carte de crédit à la fois et dont l’absence l’empêche de payer son unique achat, une « boite de petits pois de 400 grammes pour célibataire ») favorisent la rencontre à la fois fulgurante et fugace de la jeune femme. Avant de disparaître, l’Inconnue lui glisse à l’oreille qu’elle voudrait bien connaître le nombre de petits pois que contient la boite – expression d’une curiosité peut-être passagère, mais seul lien désormais avec cette femme qui ne lui laisse aucun contact. La meilleure stratégie pour la retrouver suppose d’avoir recours au Net – réseau qui n’est plus la simple « Toile » en deux dimensions que nous connaissons, mais un « Nuage » aux formes multiples, aussi enveloppant que l’atmosphère terrestre.
En créant un forum intitulé petitspois.vol, Tristan Kassal tente de reprendre contact avec l’Inconnue, mais, au lieu du message espéré, il reçoit celui d’Argus, un être à l’identité toujours mystérieuse qui semble ne rien ignorer de sa vie et assister à tous ses actes quotidiens. Que lui veut l’omnisciente Argus ? Elle brosse le tableau inquiétant d’une base de données gigantesque, de moyens de contrôle des populations jamais utilisés jusque-là et « dessine à coups de longues phrases glaciales un tableau apocalyptique, celui d’un monstre aux tentacules invisibles, capable de reconnaître un tic de langage ou un grain de beauté. » La divulgation de ces informations a de quoi effaroucher l’équipe municipale qui met en place ce réseau de surveillance hyper sophistiqué. Une conférence de presse va semer la zizanie au sien de la mairie. Mais la société que décrit Philippe Mouche ressemblant comme deux gouttes d’eau à la nôtre, le soufflet du scandale médiatique retombe aussitôt. Global Watch continuera à perfectionner le système de surveillance de ses cibles dont le tracé détaillé peut s’afficher sur l’écran de n’importe qui. En sens inverse, tout citadin pourra désormais faire négoce de sa vie privée grâce aux caméras installées à l’intérieur de son domicile, programme que les responsables présenteront comme l’avènement tant espéré de la transparence totale, et donc comme une « avancée démocratique » remarquable.
Parallèlement à la folie sécuritaire qui s’accroît, quelque chose se tend dans la ville, une mécanique se met en marche grâce au « forum des petits pois » créé par Kassal, ce modeste végétal au vert intense devenant une sorte de drapeau rouge de la résistance en même temps que la métaphore parfaite du calibrage mental et de la contention des individus souhaités par les autorités.
La manière d’écrire de Philippe Mouche, naturellement fluide et nuancée, sert son propos de manière convaincante : il s’agit avant tout du récit d’un cheminement intérieur qui, recourant à l’autodérision et se poursuivant à son propre rythme sans rupture trop brutale, parvient à captiver le lecteur. Certains éléments narratifs évoquent un subtil mélange entre le réalisme noir d’Orwell et l’écriture douce-amère de Brautigan. Kassal ayant enfin retrouvé l’Inconnue, la sortie du couple d’amoureux vers les zones rurales non surveillées rappelle le voyage à la campagne des deux protagonistes de 1984, Winston et Julia. Quant à Brautigan, on pense en particulier à son roman intitulé Retombées de sombrero où l’apparition d’un couvre-chef tombé du ciel dans une rue de la ville va provoquer de violentes disputes dans l’entourage du maire et finalement, l’énervement allant crescendo, une émeute générale avec intervention de l’armée. Car la diffusion de L’appel des petits pois lancé par Kassal pour lutter contre la censure exercée dans le Nuage par la « veille sémantique » – le tract revendique le droit devenu inacceptable à l’anonymat, à la banalité et à la singularité –, va mettre le feu aux poudres. Le souffle de l’émeute balaie la ville dont la place centrale est rebaptisée la « place aux Autres », les « tribus » aux noms évocateurs parviennent à s’unir – Nurbains, Aborigènes, Pirates, Libertines ou Réfugiés climatiques – les caméras et les drones partent en fumée. Exit Global Watch et ses bases de données. Cette victoire signe aussi la mort d’Argus, l’Intelligence qui a trahi le projet qui l’a fait naître – mais est-ce une « vraie » mort ou une sorte d’auto-transfiguration ?
On doit sans doute relativiser ce happy end puisque le pouvoir parvient à se renouveler – une autre équipe municipale se met en place – et que la vieille politique se perpétue apparemment sans obstacle. Le personnage principal du livre de Philippe Mouche ne semble guère se faire d’illusions à ce sujet. De plus, sa quête d’un présent toujours fuyant – incompatible avec un monde qui cherche en permanence à nous en éloigner – paraît sans issue, mis à part la nouvelle perspective qui s’impose à lui : écrire pour raconter cette histoire. « C’est alors que la vérité éclate. Le présent ne se tient ni dans l’indicible ni dans les mots. Il est le fil qui les relie. Il est la chaleur déconcertante des larmes, l’air qui glisse sur la peau et le tremblement de la jouissance, dès lors qu’on essaie de l’écrire. Tout le monde sait que la tentative est vouée à l’échec, c’est l’acte qui compte. Le présent joue à cache-cache. Le présent est un absent qui a toujours raison ».
L’œuvre d’art, écrivait Merleau Ponty, « nous installe dans un monde dont nous n’avons pas la clef, nous apprend à voir et nous donne à penser comme aucun ouvrage analytique ne peut le faire. » Elle est, surtout dans sa phase moderne où elle s’est dégagée du religieux, une technique propre à rendre visible l’invisible ou à initier une pluralité d’autres visions. Or l’un des aspects centraux du projet technocratique de l’après-guerre et de l’illusion cybernétique (dont certains aspects sont d’ailleurs davantage qu’une illusion) est aussi de supprimer l’invisible dans le domaine social en cherchant à décrire exhaustivement le réel, sans craindre de poursuivre l’individu dans ses derniers retranchements et de l’objectiver dans ses moindres détails. Les projets de vidéosurveillance et l’effort de « traçabilité » tant des produits consommables que des êtres humains, en sont l’illustration. Si dans un monde où tout devient « enfin » perceptible pour le pouvoir, le rôle dévolu à l’art de faire émerger des significations nouvelles peut encore être utile, c’est bien l’action contre la visibilité obsessionnelle dont souffre notre société qui pourra nous libérer de la tyrannie du voir et de ceux qui en tirent parti de toutes les manières possibles.
On pensera donc peut-être avec tristesse que le dénouement du roman de Philippe Mouche ne représente qu’une demi-victoire de l’invisible sur le visible, qu’il illustre surtout la victoire de l’art sur la vie, mais, une fois le livre fermé, la question demeure posée avec insistance et intensité : pour combien de temps encore ?