« Vraiment c’en est trop, cette montagne grouille,
mon royaume n’est plus de ce monde, j’ai besoin de montagnes nouvelles.
Mon ombre m’appelle ? Que m’importe mon ombre !
Qu’elle me coure après ! - moi, je la fuis. »
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
La parution l’an passé du dernier livre de Régis Debray, I.F. Suite et fin, m’a amené à m’intéresser au parcours de l’auteur - que je connaissais mal - et à sa critique de l’intelligentsia française depuis quelques années. Avec cet ouvrage - qui fleure bon le pamphlet -, Debray achève une réflexion commencée il y a longtemps sur la figure et surtout le développement historique de l’intellectuel en France. Nous verrons dans quelle mesure celui-ci est concerné par cette histoire, présentons d’abord en quelques lignes le propos général de Suite et fin (le problème justement avec Debray et d’autres : qu’il fasse durer la fin) .
Il est question ici de quelques « types » : l’I.O., ou « intellectuel original » ; l’I.F., ou « intellectuel français » (qui curieusement semble être le meilleur représentant de l’intellectuel moderne) ; l’I.T, ou « intellectuel terminal », inséparable du J.F, ou « journaliste français ». Debray constate en effet que depuis l’acte fondateur que représente le fameux article de Zola de 1898 lors de l’affaire Dreyfus de l’eau a passé sous les ponts, et que l’engagement de l’intellectuel s’est transformé en une sinistre singerie. D’I.O., l’écrivain engagé (« l’ami des idées atteint du virus politique ») est devenu un I.T, « terminal » en ce qu’il ne sait que ressasser les mêmes vieux mots d’ordre humanitaires et répéter les mêmes actes symboliques, soutenus par le pouvoir médiatique, lui-même financés par les puissants. Un tableau clinique est dressé, caractérisant les maux dont souffre l’I.T. sans s’en rendre compte : autisme collectif, déréalisation grandiloquente, narcissisme moral, imprévision chronique, instantanéisme.
L’existence de groupes d’intellectuels assez fermés, et se déplaçant dans un cercle réduit de journaux et de revues, n’est pas nouvelle. On pourrait seulement dire qu’avec l’augmentation violente du bruit médiatique les règles de fonctionnement de ces groupes ou tribus sont devenues plus connues, tandis qu’il y a encore trois ou quatre décennies elles paraissaient moins exposées au grand public, qui percevait avant tout des échos de la caste intellectuelle, caste qui se tenait encore raisonnablement à l’écart de la foule. Or ce que critique Debray c’est la transmutation de l’intellectuel en journaliste (il est clair que certains philosophes médiatiques d’aujourd’hui n’auraient jamais atteint le statut d’ « intellectuels » il y a un demi-siècle). En ce qui concerne ce dernier point, il semble que le livre de Debray vient un peu tard. Voilà trente ans que des philosophes et des poètes (Gilles Deleuze, René Char, Kenneth White pour n’en citer que quelques-uns) ont fait le constat d’un dévoiement généralisé de ce qu’on entendait et respectait à travers la figure de "l’intellectuel engagé", figure au nom de laquelle une génération d’auteurs a réussi à se placer en première ligne sur le marché de l’édition et des médias. Debray stigmatise aujourd’hui l’absence de rigueur et le manque de distance sur les événements de ces nouveaux intellos, mais toute personne un peu lucide qui a vu progresser la discussion intellectuelle vers les seules questions d’actualité dans les annés 50 et 60 (Algérie, Vietnam par exemple) a pu prévoir que l’espace du débat d’idées allait se rétrécir et s’appauvrir à grande vitesse en France (et ailleurs faut-il ajouter).
Mon propos ici n’est pas de revenir sur chaque angle d’attaque du livre de Debray, étant donné que chacun d’entre eux, en fin de compte, tombe sous le sens. Que quelques intellectuels contemporains se servent du cocktail médias-droit humanitaire-instantanéisme pour s’imposer sur la scène culturelle, cela nous le savons, il n’y a pas besoin d’y revenir une nouvelle fois. Il est plus intéressant ici de tenter d’apprécier la nature du symptôme que constitue ce livre, étant donné l’origine et le parcours de l’auteur, et de voir quel mouvement général, mais encore peu visible, il accompagne et révèle.
Ce qui caractérise l’I.T selon Debray est sa « manière de ne pas être au monde » (p.45). Plus que la présence, l’intellectuel terminal préfère la représentation, qui le conduit à se trouver régulièrement en contradiction ou en porte-à-faux avec le réel le plus brut. « Il en résulte un club de lassitudes, rétif aux outsiders, huis clos préprogrammé sans veduta sur le grand large » (p.47, je souligne). X ou Y ne sort pas d’un milieu, et tout milieu est un « système de réflexes partagés » (p.48). Or tout le long de son livre Debray, on le sent, se pose la question de savoir comment sortir de ce milieu, comment se déconditionner (et il sait qu’il est concerné au premier chef, lui qui a baigné de longues années dans « l’aquarium collectif »). Plusieurs fois, il propose la médiologie comme mode de sortie. On peut douter de la capacité d’une analyse ressassante des modes de fonctionnement communicatif des sociétés anciennes et modernes à permettre un réel déconditionnement. Dans un premier temps, la compréhension de ce qui emprisonne l’homme moderne en l’aveuglant est certes nécessaire, mais la médiologie n’échappe pas à « l’aquarium collectif », pour reprendre l’expression de Debray, et tout cela finit en colloques et interventions ponctuelles dans le monde précédemment dénoncé. Ce qui manque à la médiologie, ce sont des échappées de vue.
Quelle transformation de l’esprit devrait avoir lieu pour que s’ouvre un monde nouveau échappant au huis clos intellectuel d’aujourd’hui ? Debray conclut son livre par l’image d’une « mue de couleuvre abandonnée sur un chemin de campagne, de celles qu’on trouve en marchant après les giboulées de l’automne, au lever d’un nouveau jour » (p.187). Pour comprendre de quelle sorte de mue il pourrait s’agir, il faut retourner à un ouvrage de Debray paru en 1998, et qui allait plus loin que I.F. dans cette évocation d’une possible transformation de l’intellectuel en une figure nouvelle dans le contexte historique européen. Dans Par amour de l’art. Une éducation intellectuelle, il y a un chapitre à la fois drôle et plein de sagesse qui s’intitule « Conseils pratiques à un jeune talent », où Debray revient sur la figure de l’écrivain préoccupé de succès et de reconnaissance - que symbolise Maxime Du Camp -, opposée à celle du créateur retiré et asocial, que représente l’ami de Du Camp, Gustave Flaubert. Remarquons en passant qu’ici Debray va plus loin dans sa critique de « l’intellectuel », dont l’acte de naissance n’est pas le « J’accuse » de Zola, mais plutôt l’apparition de grandes figures littéraires jouant un rôle social et parfois politique de premier plan. On relèvera que dans I.T, Chateaubriand est présenté comme l’ancêtre de toute une suite de « grands esprits », synthèse de phénomène aristocratique et de phénomène intellectuel : « Dans la grande maison du symbolique, l’I.T. occupe le palier supérieur parce qu’il a reçu de l’histoire et de l’inconscient collectif le supérieur en charge : la lyre, plus la morale. Position princière. Comme le roi Charles X disait au dauphin, de Chateaubriand venu le visiter en exil à Prague, avec un respect mêlé d’effroi : attention, mon fils, voici « une des puissances de la Terre ». Un magistrat de l’essentiel, qui a « le secret des mots puissants » »(p. 137). Mais dans Par amour de l’art, Debray voit déjà dans la réalité du monde littéraire du milieu du dix-neuvième siècle la scène initiale où l’on peut reconnaître la plupart des maux et des pratiques qui sont ceux de la société de communication d’aujourd’hui, où les Maxime du Camp contemporains sont légion.
A l’opposé de ces derniers, les artistes vivent à l’écart, se moquant de règles et des coutumes de la société culturelle : « La capitale, qui excite l’intellectuel, gâte l’artiste. L’iode et la chlorophylle entretiennent les vertus d’enfance ; poètes et enchanteurs, enfants prolongés (c’est un labeur), vieillissent prématurément dans nos bousculades. Calme et silence. Avec son optimisme végétal, Rilke a dit l’essentiel. S’en remettre au lent travail des profondeurs intimes, « laisser mûrir comme l’arbre qui ne précipite pas le cours de sa sève » ».
Dans la dernière partie de son livre, Debray relate une visite à Julien Gracq, figure moderne de l’artiste, loin des I.T. Il loue son isolement et sa vie en province : « Quiconque veut se mettre en mesure d’écouter sa musique d’enfance aura tout à gagner à se montrer dur d’oreille aux trompettes et violons qui font frémir les cœurs dans le voisinage. Car il en va des inspirations comme des civilisations : si elles s’ouvrent trop aux autres, elles perdent leur sève et le fil. C’est en quoi l’artiste, au contraire de l’intellectuel, cet être de débat, d’échange ou de collectif, a intérêt, s’il ne veut pas diminuer ses chances, à ne pas trop communiquer avec son époque, le public et les autres artistes. » Gracq vivant et écrivant ainsi au loin et au plus près de lui-même et d’un paysage devient pour Debray l’image de ce qu’il aurait voulu devenir. Un peu désabusé, il se dit qu’il est trop tard. La mue produira seulement le médiologue (qui se nourrit de l’agitation médiatique), et l’artiste, ce sera pour une autre vie. Triste bilan. « Fin du voyage, copie remise, au suivant », ce sont les derniers mots de l’intellectuel qui traîne son ombre.
[1] Il faudrait oublier ici les Américains Thoreau ou Whitman, qui avant Zola développèrent une forme d’interventionnisme intellectuel moderne, certes bien loin du sérail parisien...