Avant d’aborder le livre de Sándor Márai, quelques mots en préambule sur son titre. Il se trouve que j’ai lu ce roman d’abord dans sa traduction anglaise, dont le titre est « Conversations in Bolzano », mettant donc le mot « Conversations » au pluriel. En français, le titre est « La conversation de Bolzano », au singulier. J’ai donc interrogé une personne parlant hongrois, pour savoir ce qu’il en était du titre original, « Vendégjaték Bolzanóban ». Voici ce que j’en ai tiré. « Vendégjáték » est un mot composé, venant de « vendég », qui signifie : invité, hôte, convive, et de « játék » qui a une connotation de jeu (comme dans « vigjáték » = comédie, soit : « vig », joyeux + « játék », jeu). Le tout implique une réunion d’invités, d’hôtes qui a lieu à Bolzano. Le titre littéral serait donc quelque chose comme « le jeu des hôtes de Bolzano », les deux racines étant convive et jeu. Ce qui suggère une double orientation : tragique (Don Juan et le convive de pierre) et comique (le jeu comme mise à distance, théâtralisation de la rencontre, à ne pas prendre au sérieux ; mais aussi comme quelque chose devant être réalisé selon les règles, notion qui va revenir à plusieurs reprises dans le livre.)
En 1755 Casanova, âgé de trente ans, est arrêté et emprisonné aux Plombs de Venise. Il s’en évade en novembre 1756 et passant par le Tyrol et Munich, il gagne Paris où il arrive en janvier 1757. Sándor Márai part de cet épisode réel de la vie du grand aventurier, que Casanova lui–même a d’ailleurs racontée trente ans plus tard [1], pour situer son roman. Il conserve certains personnages réels : le moine Balbi, compagnon d’évasion de Casanova, l’usurier Mensch auquel il emprunte de l’argent, Monsieur de Bragadin, son protecteur vénitien auquel il fait appel, tous mentionnés dans le récit du protagoniste. Pour d’autres, il est plus difficile de se prononcer. Le comte de Parme a-t-il existé ? Et son épouse Francesca ? Il y avait alors en Italie un duché de Parme et à sa tête en 1756 un Bourbon, Philippe 1er de Parme. Ce n’est pas la première fois que Casanova redevient un héros de roman ; Arthur Schnitzler a écrit en 1918 une nouvelle intitulée « Le retour de Casanova ».
Si l’histoire est transparente, Casanova n’est toutefois jamais explicitement nommé dans le roman de Márai. Il est simplement désigné comme ‘l’étranger’, ‘le gentilhomme de Venise’ ou encore ‘Giacomo’. Voici comment il est décrit : « Son visage était grave et laid. C’était un visage d’homme, ni beau ni agréable, avec un grand nez charnu, des lèvres fines et sévères, un menton pointu, volontaire ; il était de petite taille, un peu ventru parce qu’il avait grossi durant ses seize mois de prison, privé d’air et de mouvement » [2]. Un peu plus loin : « … un homme qui n’est pas beau, et même plutôt laid, dont les traits ne sont pas fins, ni la sihouette superbe, dont on ne sait rien sauf qu’il est voleur de chevaux, héros des tripots et des salles de jeux, qu’il n’a pas de bagages, et dont le nom même est suspect comme s’il n’était pas vraiment le sien, et dont on dit, comme de tous les coureurs de jupons, qu’il est insolent, sûr de lui et détendu avec les femmes… » [3]
Márai prend quelques libertés avec la vérité historique, en faisant d’abord de Casanova un homme « de petite taille ». Le passeport de Giacomo Casanova en 1757 indiquait une taille de six pieds trois pouces, soit environ 1,91 m (ce qui est d’ailleurs beaucoup pour l’époque). Peut-être s’agit-il par là de rendre son aspect moins imposant et moins attirant. D’autre part, Márai fait dire à son héros « j’ai quarante ans » [4]. En 1756, Casanova qui était né en 1725 n’en avait que trente-et-un. Il commence d’ailleurs son récit de l’évasion en disant : « Trente-deux ans après l’événement, je me détermine à écrire l’hsitoire d’un fait qui me surprit à l’âge de trente, ‘nel mezzo del cammin di nostra vita’ (Dante) » [5]. Certes, le romancier a tous les droits, et son personnage est un personnage de roman. « Pour ma défense, souligne Márai dans son Avertissement, je dirai seulement que ce n’est pas la vie mais le caractère romanesque de mon héros qui m’a intéressé. » Mais le parti pris de l’enlaidir et de le vieillir n’est pas neutre. On verra par la suite que le vieillissement est en filigrane un thème secondaire du livre – et peut–être pas vraiment secondaire. Quant à la laideur, c’est un artifice un peu évident pour suggérer la puissance de séduction ; si Casanova était beau, il n’aurait aucun mérite à tant plaire.
Roman historique ou pas ?
Est–ce pour autant un roman historique ? Quand il veut, Sándor Márai peut manier aussi bien qu’un autre la panoplie pittoresque de la fresque d’époque. Ainsi il déploie un panorama vénitien : « Puis les gens allaient dans les boutiques, sortaient sur la place du marché, sirotaient le vin de Vérone dans les tavernes, les usuriers pesaient la poudre d’or sur leur délicate balance, les apothicaires touillaient les laxatifs et les philtres d’amour, les poisons violents qu’on peut réduire en poussière et cacher dans le chaton d’une chevalière… » [6] etc, etc. Il ne manque à la Conversation de Bolzano aucun des ingrédients du roman d’aventures le plus échevelé : duels, déguisements, messages et rendez–vous secrets, bal masqué et autres jeux d’apparences.
Le costume est là aussi pour marquer le temps, ce milieu du 18e siècle dans le Nord de l’Italie, et Giacomo s’étant enfui sans bagages se fait acheter à Bolzano « des bas blancs, deux paires de gants de dentelle et de chaussures à boucle » [7]. Il se souvient d’autres voyages, « quand il descendait de sa chambre sur la pointe des pieds, dans ses souliers noirs à boucles d’or, ses bas de fil blanc tendus sur ses mollets musclés, en frac violet, avec sa fine épée à poignée dorée, sa cape de soie noire descendant jusqu’aux chevilles, les cheveux soigneusement poudrés, des bagues aux doigts et, dans les poches, des pièces d’or enveloppées dans une vessie de poisson et des cartes biseautées… » [8] Description qui suggère à la fois le luxe, le goût de l’apparat, et les moyens d’existence douteux qui permettent de se les offrir.
Dans tout roman d’aventures qui se respecte, le poignard représente un accessoire essentiel, et celui de Casanova ne le quitte jamais ; il le désigne comme son « fidèle compagnon » [9]. Quand le prisonnier évadé arrive à Bolzano, à l’auberge du Cerf, il est l’objet de toutes les attentions : « quel genre de poignard ? demandèrent les espions. Un poignard vénitien, répondit l’aubergiste avec dévotion » [10]. Ses compatriotes vénitiens, eux, « savaient qu’il n’avait en tout et pour tout qu’un poignard » [11]. Teresa, la servante de l’auberge, le voit comme « un homme qui parlait beaucoup, faisait de grands gestes avec son poignard… » [12] D’ailleurs, après l’avoir embrassée, « il remarqua qu’il serrait toujours, machinalement, le poignard dans sa main – dans sa main gauche, celle avec laquelle il avait enlacé la taille de la fille » [13]. Quand l’aventurier appréhende la rencontre annoncée avec le comte, il est tenté de fuir : « C’est pourquoi il envisageait d’entrer dans sa chambre, de prendre son poignard et de sauter par la fenêtre » [14].
Enfin, Francesca a bien conscience de l’importance de cet objet puisqu’en quittant Giacomo, elle lui demande : « Donne–moi le poignard en souvenir » [15]. (Impossible, s’agissant d’un séducteur comme Casanova, de ne pas penser à l’image phallique du poignard, son fidèle compagnon, celui sur lequel il peut toujours compter…)
La nécessité de régler ses comptes
Une longue, très longue préparation occupe la première moitié du livre : on voit Casanova arriver à Bolzano, s’installer à l’auberge, lutiner la servante, trouver – grâce à son acolyte le moine Balbi – des moyens précaires d’existence en attendant que des subsides arrivent de Venise (il donne des consultations en tant qu’expert en relations humaines…) On apprend les circonstances de son emprisonnement et de son évasion. Progressivement, par petites touches, Marái suggère qu’un personnage encore invisible va jouer un rôle majeur dans l’histoire, Francesca. Mais elle–même n’apparaîtra qu’à l’avant-dernier chapitre. Son nom est d’abord simplement cité : « Et soudain, comme s’il avait trouvé ce qu’il cherchait, il siffla tout bas. Puis il prononça ce nom : Francesca » [16]. Un peu plus loin, Giacomo « arriva près de l’église juste à temps pour voir une voiture à l’arrière de laquelle deux laquais tenaient des torches et pour apercevoir derrière la fenêtre un visage pâle, le visage de Francesca » [17]. Enfin, avant que l’héroïne elle–même ne fasse son apparition, nous allons en entendre beaucoup parler par quelqu’un qui la connaît de près, son mari le comte de Parme.
J’écrivais à propos des Braises, autre livre majeur de Sándor Márai :
« Ce livre est le récit d’une longue conversation à huis clos entre deux amis d’enfance qui ne se sont pas vus depuis quarante ans. Aujourd’hui ils sont vieux, fatigués, revenus de tout. Mais ils savent l’un et l’autre que cette rencontre ultime leur est nécessaire avant de mourir. Il s’agit pour eux d’affronter la vérité - mais quelle vérité ? » Dans ce livre aussi, quelque chose n’a pas été réglé, une question est restée ‘en souffrance’ pendant de longues années : « Il sentait aussi que ce matin-là (…) rien ne s’était défait ni arrangé entre eux » [18]. Pour que les personnages puissent passer à une autre phase de leur existence, il faut d’abord que ce contentieux soit liquidé : « Que voulait-il de Francesca ? Ce nom exprimait quelque chose, rayonnait de la tristesse inquiétante des expériences inabouties. (…) Et les jours se remplirent soudain d’une pieuse signification : il attendait quelque chose. Car attendre, c’est vivre » [19]. Enfin, le problème est posé de manière encore plus explicite juste avant la rencontre-clef entre Giacomo et le compte de Parme : « Puis il pensa à nouveau : ‘Bien sûr, Francesca.’ (…) quelque chose avait commencé un jour entre Francesca, le comte de Parme et lui, autrefois, il y a bien longtemps, et ils poursuivaient à présent la conversation qu’ils avaient engagée jadis… » [20].
Cette rencontre est soigneusement préparée et mise en scène : par ses acteurs, par son auteur. La visite du comte, qui a lieu pendant les préparatifs du bal masqué, apparaît à Giacomo « comme une vision du destin » [21]. Le comte arrivé à l’auberge renvoie les laquais et l’aubergiste, ils emportent la lumière ; les héros vont être face à face, dans la pénombre, dans un huis clos décisif. C’est là que se situe le grand discours du comte : assurément peu de romans contiennent un aussi long développement, qui occupe une soixantaine de pages, avec très peu d’interruptions, à peine quelques interjections de Giacomo en réponse. Mais malgré sa longueur, ce discours n’en est pas moins un moment important de l’action. Il comprend en effet deux révélations : la lettre de Francesca, que le comte apporte à Giacomo, et le contrat qu’il lui propose – après lui avoir expliqué pourquoi il ne veut ni le tuer, ni le chasser. Enfin, la rencontre s’achève par la contre-attaque stratégique de Giacomo : il accepte le contrat, mais sans contrepartie : « gratis ». Quelques pages auparavant, lors de la consultation donnée par Giacomo à la ‘femme de la campagne’ (au moment où il s’improvise ‘conseiller en relations humaines’ pour gagner quelque argent), sa réaction avait déjà préfiguré cette volte-face : « je veux que tu puisses dire qu’un jour tu as rencontré un homme qui t’a donné quelque chose pour rien » [22].
Après le départ du comte, tout est désormais en place pour que se rencontrent l’homme et la femme, Giacomo et Francesca, dix ou quinze ans après leur première entrevue. Ils n’ont pas été amants alors, ils vont peut-être le devenir, c’est l’enjeu du contrat. Dans le contexte du bal masqué, Sándor Márai a eu cette idée fabuleuse d’inverser les rôles : Giacomo est déguisé en femme, avec « une jupe et une chemise, des bas blancs, (…) une coiffe et un masque de soie blanche » [23] ; il s’est muni d’un éventail et s’est « rembourré la poitrine » avec des plumes. Franscesca s’est mise en jeune homme, « en frac, culotte de soie, souliers à boucle, une fine épée à poignée dorée au côté et un tricorne à la main » [24] (une apparition comme en parodie du portrait de Giacomo précité) et c’est elle qui commente : « car pour cette nuit nous avons échangé les rôles du jeu du destin » [25]. Après un monologue de Casanova, qui s’efforce de « digérer » l’impact de cette ultime rencontre, le livre s’achève sur une lettre de Giacomo au comte, compte-rendu de mission et bilan d’une vie.
Amour tout-puissant, bonheur impossible
L’objet de cette dernière conversation, c’est évidemment l’amour, celui qu’elle lui a déclaré par sa lettre, celui qu’il éprouve peut–être en retour sans le savoir, sans le vouloir. Lorsqu’au début du livre Giacomo se remet à penser à Francesca, il s’interroge : « se peut-il que je l’eusse aimée ? » [26] Mais son amour–propre de mâle reprend vite le dessus : « J’ai eu pitié d’elle » [27], conclut–il mentalement.
Les paysans ou les marchands de Bolzano qui viennent consulter le ‘conseiller’ vénitien improvisé veulent tous être aimés. Mais ils ne savent pas s’y prendre. « L’égoïsme qui voulait tout et croyait tout donner, quand il gaspillait le temps et l’argent, la passion et la tendresse pour la femme ou l’homme aimé, alors qu’il est incapable de faire le sacrifice suprême, incapable d’offrir la simple et minuscule capacité à renoncer à tout, à donner son âme et sa vie sans rien attendre en retour » [28]. Francesca, elle, le sait. Elle y a consacré toute sa vie. Le comte son époux s’en est rendu compte et c’est presque avec admiration qu’il constate : « elle a appris à écrire pour pouvoir t’écrire » [29]. Aujourd’hui le moment est venu pour elle de faire la démonstration de ce qu’elle est capable de donner à l’homme qu’elle aime. Et peu importe qu’il ne soit capable que d’avancer un médiocre « je t’aime effectivement à ma façon, dans les limites de mon genre… » [30] ; elle aime pour deux. Francesca s’offre le luxe d’une déclaration sans réserves, qui va jusqu’aux limites ultimes de l’abnégation : « je suis la vie pour toi, mon amour, je suis la seule femme qui signifie la totalité dans ta vie » [31]. Giacomo dépassé par la dimension de cet amour (« très peu de gens supportent l’amour total », constate Márai) tente de s’en sortir en prétendant que « c’est peu » puis que « c’est trop » avant de s’avouer vaincu : « c’est assez » [32].
Comme le dit Francesca, il a « battu en retrait devant la force terrible du sentiment » [33]. C’est qu’il fait partie de cette catégorie d’hommes dont parlait une autre de ses clientes, la ‘femme ardente’ de la campagne : « Il y a une sorte d’hommes dont toute la vertu, tout le charme, tout l’attrait réside dans l’incapacité au bonheur » [34]. Il n’y aura donc pas de happy end, et Giacomo repartira comme le Juif errant, vers d’autres villes et d’autres femmes.
La vie vécue comme un spectacle
Le chapitre consacré à cet affrontement final s’appelle La Représentation, et tout le récit est marqué par une théâtralité exacerbée. Il faut voir au début le réveil de Giacomo, façon Roi Soleil ; alors que les femmes le regardent par le trou de la serrure ; il se drape dans sa cape d’un geste « hautain et théâtral » [35]. Quand il lance sa grande tirade rancunière contre Venise, son visage ressemble « à ces masques d’un comique terrifiant que les bourgeois de Venise portent durant les jours bariolés du carnaval » [36]. L’aventurier est un comédien qui fait de sa propre existence un continuel spectacle : « je t’ai vu il y a bien des années, à Bologne, au théâtre », avoue le comte à Giacomo ; « (…) tu es entré dans le théâtre où l’on murmurait ton nom : ton entrée fut parfaite, meilleure que celle des acteurs… » [37]. Cette affectation continuelle, le comte voudra l’exploiter à son profit, en disant à Giacomo : « je t’achète comme un chanteur célèbre, un illusionniste, un hercule de foire, exactement comme un homme de passage, qui donne une représentation devant le seigneur de la ville et fait de son mieux pour amuser ses invités » [38]. Et Francesca reprendra l’image à son tour : « tout cela n’est qu’un jeu, la représentation unique d’un grand acteur de passage, la virtuosité d’un illusionniste engagé » [39].
Mais les autres personnages eux aussi jouent des rôles révélateurs. Le costume du comte pour le bal masqué comprend une tête d’âne ; allusion au Songe d’une Nuit d’Eté de Shakespeare dont une des scènes les plus connues est l’apparition de Bottom, qui porte une tête d’âne, devant Titania, qui par la magie de Puck en est tombée amoureuse. Par ce choix, le comte veut à la fois, comme il le dit, se moquer de lui–même en « amoureux vieillissant » et désamorcer l’image d’un autre animal auquel il risque d’être assimilé : le cerf.
Venise, la puissante Venise, dont le souvenir est omniprésent dans le livre, apparaît aussi comme un personnage de théâtre ou d’opéra. Lorsque Giacomo lance à Balbi l’avertissement « N’offense pas Venise ! » [40], ne dirait–on pas qu’il parle d’une grande dame dont il a brigué les faveurs ? Même s’il lui garde rancune et ne souhaite pas pour le moment revenir à sa ville natale, lui qui naguère « avait loué un palais à Murano pour la plus belle nonne de Venise » [41].
« Venise est aujourd’hui comme une boîte de verre, tout le monde est assis derrière une vitrine, on escroque, on vole, on se remplit la panse et l’on fait l’amour au vu et au su de tous » [42], constate cyniquement Giacomo. Mais c’est aussi un endroit à valeur symbolique, lorsque « dans le silence poignant de l’aube que seul le bruit de l’aviron troublait et seul [43] à Venise l’aube salue ainsi le voyageur nocturne : on a l’impression de naviguer sur le fleuve des Enfers vers des contrées inconnues » [44].
L’écriture et le pouvoir
Sándor Márai n’oublie pas que Giacomo Casanova est sans doute un aventurier et un séducteur, mais aussi un écrivain. Ce voyageur connaît et reconnaît le pouvoir des mots : pour lui, l’écriture « c’est le pouvoir même, le seul et unique pouvoir », car « l’écriture est la plus grande force, la parole écrite est plus forte que le pape et le roi, plus forte que le doge » [45]. (On notera la progression qui trahit le Vénitien : le doge est plus fort que tous les autres). Casanova écrivain voudrait par son écriture « dire l’enthousiasme de vivre dans le monde, le bonheur de ne pas être seul – les étoiles, les femmes et les démons veillent sur nous – et l’étonnement d’avoir à mourir » [46]. Il se voit comme un écrivain et le comte ne s’y trompe pas en lui disant : « tu es un écrivain qui trempe sa plume successivement dans le sang et dans l’encre » [47]. C’est là un statut qui a un rapport avec la problématique centrale du livre : « le poète et le lecteur exigent que l’histoire se termine pour de bon, comme il se doit, selon les règles externes et internes, qu’on mette un point final à la phrase, et les points sur les i » [48].
Ce pouvoir des mots, Sándor Márai va le faire apparaître dans les pages bien singulières que le comte, dans son discours, consacre à la lecture de la lettre de Francesca à son amant. Cette lettre ne contient en effet qu’une seule phrase : JE DOIS TE VOIR [49]. Conscient du pouvoir fatal des mots, le comte entreprend une analyse approfondie de ce message, d’abord mot par mot (par exemple ‘voir’ : « l’amour veut voir avant tout »), puis globalement ; il apprécie « la totalité dure et compacte de sa structure, la logique de sa pensée, le noble élan de la réalisation, la perfection irréprochable de son expression, laconique, certes, mais qui dit tout » [50]. Il mesure l’impact que cette simple phrase peut avoir, « car vois–tu, l’écriture peut être aussi terrible et passionnée que le baiser ou l’étreinte » [51]. Et Francesca elle-même, quand elle évoquera le même sujet, avouera que lorsqu’elle a écrit, elle a été « effrayée par tout ce que peuvent dire les mots » [52]. Pourtant, elle en connaît aussi les limites : « les mots, aussi justes soient–ils, ne font que nommer et dévoiler les secrets des hommes, mais ils ne les résolvent pas, tu le sais sûrement, toi l’écrivain » [53].
De quelques points de détail
Comme le dit le général dans Les Braises, les détails sont « indispensables, car sans eux, on ne comprendrait pas l’essentiel » [54]. Aussi Márai est-il toujours précis, y compris dans son art de la métaphore : il décrit ainsi une femme ardente dont la tendresse « … fume en répandant une odeur âcre comme dans la forêt un feu de fagots que les rabatteurs ont oublié d’éteindre après un banquet de chasseurs » [55]. « Le sourire se propageait comme une sorte d’épidémie très douce et légère… » [56] « Et comme celui qui, pris de vertige, tombe de la falaise de la réalité et se rend compte avec étonnement qu’il peut vivre et se mouvoir dans ce nouvel élément… » [57] Ou bien, dans la scène finale, Giacomo ayant brisé la carafe, Teresa s’en va emportant « les tessons de cristal dans son tablier » [58].
Le livre est tout entier emprunt d’une tristesse diffuse, d’une mélancolie sans amertume. « Son visage était lisse et insouciant, indifférent, comme celui des morts d’un jour » [59]. « La question que leur posait l’étranger était insolente, effrontée, oppressante et, par dessus tout, effrayante et triste. Mais le matin, au réveil, ils ne s’en souvenaient plus. » [60] « Son visage s’était rempli d’émotions comme un paysage désolé que la foudre illumine soudain » [61].
Mystère et vérité
« Il l’attira vers lui ; elle se laissa aller et ils s’embrassèrent. Ils n’en finissaient plus de s’embrasser. Il la tenait par la taille, très bas, et la pressait contre lui en la soulevant un peu, en la soutenant, comme doit faire un homme. Elle avait jeté les bras autour de son cou, elle s’abandonnait, elle fermait les yeux, comme font les femmes. » Ce passage d’un roman de Roger Vailland [62] m’est venu à l’esprit en lisant la longue description à laquelle se livre Sándor Márai au début de la Conversation de Bolzano – elle occupe un chapitre entier – de l’attitude du baiser entre Giacomo et Teresa, avec le même souci d’observer l’homme et la femme dans leurs rôles et dans leur désir de se comporter comme ces rôles l’exigent : Márai note que Giacomo a procédé « exactement comme il fallait le faire » [63]. On peut rapprocher cette notation de l’auto–satisfaction démontrée par le personnage « avec une fatuité d’artiste (…) Parce que dans le théâtre de l’humanité, il y a un art et une manière pour tout, et lui, il connaissait cet art… » [64].
Car le héros, naturellement, connaît aussi le langage secret qui lui permet d’interpréter un visage de femme « comme s’il lui fallait déchiffrer une mystérieuse inscription, un mot écrit avec des signes magiques et cabalistiques, un mot qui donne son sens à la vie », « le message secret dont il fallait déchiffrer la signification » [65].
Roman de la puissance de l’amour et de l’écriture, la Conversation est aussi une réflexion sur le temps qui passe, le vieillissement, la perte et le manque. Alors que Giacomo, disant « j’ai quarante ans » (cf supra), ajoute « c’est à peine si j’ai vécu », le comte de Parme, lui, s’exprime sans détour : « Il y a un âge dans la vie, et moi, par un sage décret du destin et du temps, je vis maintenant les jours et les années de cet âge où l’on perd tout, vanité, égoïsme, pseudo-ambition, fausse peur, et où l’on ne veut plus rien d’autre que la réalité, quel qu’en soit le prix » [66]. Un langage de sagesse et d’acceptation qui était aussi celui du vieux général des Braises. La vérité est nécessaire quand on approche de la mort. Casanova l’apprendra à son tour.