Jack Kerouac a fait au Mexique plusieurs séjours qui se situent en mai 1950, mai 1952, à l’été 1955, à l’automne 1956, en mai 1959 et en juillet 1961. L’auteur de Sur la Route a fait partie notamment de la grande expédition mexicaine qui a rassemblé, à l’automne 1956, Allen Ginsberg, Gregory Corso et les frères Orlovsky. « De tous les écrivains beats, il a probablement été le plus ému par le Mexique », indique Jacqueline Starer. Il ne faut pas oublier, pour comprendre cette prédilection, que Kerouac provenant d’une famille française bretonne est resté catholique. Le fait que le Mexique fût « un pays catholique où la religion est très vivante et fait partie de la vie de tous les jours » constituait un élément important pour lui.
« Burroughs dit de Kerouac, de Ginsberg et de Corso qu’ils voyagent d’une manière nouvelle car ils entrent en contact avec le peuple des pays qu’ils visitent à un niveau fondamental, celui de la musique, de l’amour, de la drogue et de la contemplation qui remplace l’habituelle communication par les mots ». Au contraire, Burroughs « côtoie [les Mexicains] sans chercher à les connaître ».
Kerouac « fit de nombreux séjours à Mexico à partir de 1952, d’abord chez Burroughs, puis chez un ami de celui-ci, le vieil héroïnomane Garver, ex pickpocket de Times Square installé rue Orizaba, dans un capharnaüm de livres, de flacons et d’ampoules. Kerouac loue une chambre sans serrure et sans électricité sur la terrasse en torchis du vieil immeuble et passe les nuits à remplir ses carnets de ses Mexico City Blues à la lumière d’une chandelle, au-dessus des toits de la ville. Depuis la première révélation qu’il en eut avec Neal à la fin du voyage de Sur la Route, le Mexique lui semble être un paradis sordide et sacré qui satisfait à la fois son besoin de débauche, de religiosité catholique et de solitude créatrice : ‘Il n’y a qu’à Mexico, dans la douceur et l’innocence, que naître et mourir semblent valoir le coup’. (…) C’est au Mexique qu’il viendra encore se réfugier en 1961 après la mort de Garver pour écrire la deuxième partie d’Anges de la Désolation, intitulée Passing Through, expression qui pourrait servir de légende à la vie que mène l’auteur depuis dix ans. »
Mexico, pour les routards de Kerouac, c’est « la ville grandiose des fellahs innocents, ultime, sauvage et débridée, que nous nous attendions à trouver au bout de la route ». Et soit qu’il parle à la première personne dans Le Vagabond Solitaire, soit qu’il se présente sous les traits du narrateur de Sur la Route, Sal Paradise, Kerouac idéalise le Mexique par rapport à son rejet des États-Unis, de l’argent, de la ville, de la technologie. « C’est une impression extraordinaire de pénétrer sur cette Terre Pure, surtout qu’elle est si près de la face desséchée de l’Arizona et du Texas, et aussi de tout le Sud-Ouest ». Ce sentiment de liberté et d’authenticité se révèle essentiel pour les écrivains beat ; c’est ce qu’ils recherchent et c’est ce que le Mexique va incarner pour Kerouac.
Le chapitre 2 du Vagabond Solitaire intitulé Le fellah du Mexique, est une évocation qui semble mêler plusieurs des voyages de Kerouac dans ce pays. Au mépris de l’évidence, il proclame : « Il n’y a pas de violence au Mexique, malgré toutes les idioties qu’ont pu écrire les écrivains de Hollywood, ou ceux qui sont allés au Mexique pour ‘être violents’ » - alors que quelques pages plus loin, il rapporte sans ambages « un duel au revolver entre le Maire et le Chef de la Police ». Ou encore : « Le Mexique est généralement un beau pays aimable, même quand vous voyagez, comme je l’ai fait, au milieu de gens ‘dangereux’ - ‘dangereux’ au sens américain du terme – en fait, plus vous descendez vers le Sud, plus ce pays est beau comme si l’influence de la civilisation restait accrochée à la frontière comme un nuage ». Il faut alors évidemment entendre « civilisation » comme « civilisation nord-américaine » avec toutes les connotations négatives que Kerouac donne à ces termes.
« En fait, indique Yves Le Pellec, le primitivisme de Kerouac se nourrit autant d’une soif de mysticisme ancien que d’un sens aigu de son propre malaise dans l’Amérique moderne industrialisée, aseptisée, désertée par le divin et ‘rongée par la loi’ » (Anges de la Désolation, p 518). « Je ne suis pas Américain, ni Européen, je me sens comme un Indien, un Nord-Américain exilé en Amérique du Nord. » (Selected Letters, p 381). Sal Paradise, dans Sur la Route, travaille dans les champs en Californie et il a une aventure amoureuse avec une jeune Mexicaine, Terry. Il se sent désormais appartenir à sa communauté : « Ils (NDLR : sans doute les autres ouvriers agricoles) pensaient que j’étais Mexicain, naturellement ; et d’une certaine manière, j’en suis un ».
Cette identification naïve et spontanée se reflète dans le récit que rapporte Kerouac, dans Le Vagabond Solitaire, de son amitié avec le jeune Mexicain Enrique et son frère Gerardo : « Gerardo qui portait mon sac de marin sur son dos, comme un vrai copain, un vrai frère… » ou encore dans la tentative de rapprochement qu’il fait auprès du « docteur-sorcier » de Mazatlán. Ce dernier, d’abord méfiant – « je l’entends demander si ce Ricain n’est pas quelque flic qui le suit depuis Los Angeles, quelque agent du FBI » – finit par accepter la présence du gringo, qui part aussitôt dans une envolée lyrique : « Des vibrations d’une télépathie télévisuelle cernèrent la pièce lorsque le Roi, silencieusement, décida de m’accepter – j’entendis alors le sceptre tomber dans toutes leurs pensées. O mer sacrée de Mazatlán, grande plaine rouge vespérale avec tes mulets et tes ânes, tes chevaux rouges et bruns et tes pulques de cactus verts ».
L’attachement de Kerouac au Mexique s’est également exprimé dans le court roman (ou longue nouvelle) qu’il a intitulé Tristessa. Le personnage donnant son nom au livre est basé sur une rencontre réelle, celle d’Esperanza Villanueva – femme mexicaine, prostituée et toxicomane, connue par Kerouac en 1955 par l’intermédiaire de Bill Garver. Il en fait une image emblématique d’un Mexique tragique et souffrant dans une misère surréaliste (il faut lire les descriptions que fait Kerouac du taudis où habite Tristessa avec sa sœur, ainsi qu’El Indio, un autre toxicomane, des volailles, un petit chat « rose », un petit chien chihuahua, etc…) Tristessa est montrée comme une « Indienne pauvre – pareille à celles que l’on devine dans l’obscurité épaisse des entrées d’immeubles, on dirait seulement des trous d’ombre et non des femmes, mais si on y regarde à deux fois, alors on reconnaît la mujer courageuse et noble, mère, femme, la Vierge du Mexique – Dans un coin de la chambre de Tristessa il y a une énorme icône » . Kerouac identifie Tristessa à une Madone (« cette Madone triste et bleue et mutilée ») et en même temps à une mystique indienne (« elle connaît le karma… ») héritière d’une sagesse ancestrale : « elle vérifie en elle-même cette sombre croyance aztèque, cette sagesse instinctive… ».
Mais elle est aussi une image emblématique d’une histoire du Mexique plus récente, qui se reflète dans le cinéma hollywoodien : [La première fois qu’il avait vu Tristessa] « elle fumait, elle était superbe comme une tenancière de Las Vegas ou comme l’égérie de la Révolution dans le Mexique de Zapata avec Marlon Brando – avec les braves de Culiaco et tout » . Ainsi la figure de Tristessa, personnage très mexicain, rassemble de manière syncrétique toutes sortes d’images emblématiques du pays.
Durant les cinq siècles écoulés depuis que Hernan Cortés mit pied, en 1519, sur l’île de Cozumel, au large de la terre du Yucatán, la fascination des Européens pour le Mexique ne s’est jamais démentie. Certains sont passés à l’acte, se sont embarqués dans des voyages longs et hasardeux, pour y chercher fortune ; d’autres se sont contentés de rêver inlassablement à un Mexique imaginaire, peuplé d’Indiens mystérieux et de serpents emplumés.
Au fil du temps, les espoirs matériels des uns, tout comme les songes incertains des autres, se sont nourris de livres. Au 20e siècle, un certain nombre d’écrivains ont fait une expérience particulière : celle d’avoir séjourné au Mexique de manière relativement durable (au moins plusieurs mois) et d’avoir fait de leur vision de ce pays la base de textes de fiction, écrits soit sur place, soit à leur retour, « à tête reposée ». Que cherchaient-ils, qu’ont-ils trouvé, et dans quelle mesure les réponses à ces deux questions peuvent-elles coïncider ?
C’est à ces interrogations que ce livre tente de répondre, à partir des livres de nombreux auteurs de fictions en langue anglaise et française, comprenant des œuvres majeures représentatives du thème proposé, comme celles de D.H. Lawrence et de Malcolm Lowry, ou des cas emblématiques comme ceux d’Antonin Artaud ou J.M.G. Le Clézio. Il examine comment une telle relation de fascination – ou plutôt de fascination/répulsion – des écrivains envers le Mexique a pu se développer et ce qu’elle a de commun avec l’attraction qu’il exerce souvent sur les voyageurs étrangers. Il établit, à travers l’étude des textes, un panorama détaillé des auteurs concernés et des modalités particulières de leur relation à ce pays si mystérieux. Enfin, il dégage des perspectives générales sur l’approche que les auteurs ont pu avoir du Mexique sur place, sur les diverses influences auxquelles ils ont pu être sujets (utopies, exotisme, primitivisme…) et sur l’apport de leur séjour à leur œuvre littéraire.
« Avec ce livre profond et très documenté, Elizabeth Legros Chapuis nous invite à connaître les auteurs et les œuvres qui se sont approchés du Mystère mexicain par la création littéraire. (…) Autant qu’un parcours entre des œuvres, ce livre est une invitation à la réflexion sur les liens entre littérature et espace géographique, entre la pulsion créative d’auteurs et l’influence du lieu où ils se situent. »
(Philippe Ollé-Laprune)