Sur une île déserte de la Baltique, un homme de soixante-six ans, Fredrik Welin, vit en reclus depuis une décennie avec pour seule compagnie une vieille chienne souffreteuse, une chatte ayant atteint un âge plus que respectable et une foumillière géante qui grignote tranquillement la nappe d’une table depuis longtemps désertée. Depuis qu’une tragique erreur a mis fin à sa carrière de chirurgien, il s’est isolé des hommes et ne supporte que très difficilement les visites du facteur de l’archipel, incorrigible hypocondriaque. Afin de se prouver qu’il est encore vivant, l’insulaire creuse chaque jour un trou dans la glace et s’y plonge quelques instants : « Je vais faire aujourd’hui ce que je fais tous les jours en hiver. J’enfile un peignoir de bain et des bottes coupées, je prends la hache et je descends jusqu’au ponton. Il me faut peu de temps pour creuser mon trou, vu que la glace n’a jamais le temps de bien se reformer à cet endroit. Puis je me mets nu et je m’immerge. Ça fait mal, mais à peine suis-je ressorti de là que le froid se transforme en chaleur intense. Je descends dans mon trou noir pour sentir que je suis encore en vie. Après le bain, c’est comme si la solitude refluait un peu. » Malade d’angoisse, de révolte et de culpabilité, il s’enferme chaque jour davantage dans une solitude glacée.
Au solstice d’hiver, cette routine bien installée va être brisée par l’arrivée impromptue d’une vieille femme, progressant avec difficulté sur la glace, accrochée à son déambulateur. Vision dérangeante et insolite que Welin subit comme une attaque. C’est Harriet, la femme qu’il a aimée et lâchement abandonnée quarante ans plus tôt. Que veut-elle ? Réclamer des explications, après toutes ces années ? Que lui répondra-t-il ? Mais Harriet, atteinte d’une maladie incurable, n’est venue que pour qu’il tienne sa promesse, « la seule promesse vraiment belle » qu’on lui ait faite de toute sa vie. Cette fois, Fredrik Welin ne se dérobe pas. Il accepte de quitter son île et part avec cette vieille femme malade à la recherche d’un lac dans une forêt. Mais le chemin sera plus long que prévu et des détours le mèneront à une fille qu’il ne savait pas avoir eue et qu’il découvre avec stupeur dans l’encadrement de la porte d’une caravane, en peignoir rose et escarpins rouges à hauts talons, en équilibre périlleux et en plein désarroi devant ce père inattendu. Perturbé et en même temps réveillé de son engourdissement par cette paternité tardive mais désormais assumée, il se rend enfin chez la jeune femme qu’il a amputée jadis, prêt à supporter les conséquences de son acte. Dès lors, ce road movie suédois devient le lieu du féminin par excellence. Après sa rencontre avec sa fille, Louise, le nouveau contact établi avec la jeune femme qui n’a qu’un bras, Fredrik Welin trouve sur sa route accidentée des orphelines en rupture de ban auxquelles il finira par offrir le refuge de son île.
Pour Welin, tout comme pour les autres protagonistes, c’est l’heure des bilans et, par la fusion agressive des solitudes, de l’humanité retrouvée. Dans une scène mémorable, un vieux créateur italien de génie, lui aussi retiré de l’agitation du monde et agissant comme une métaphore taoïste un peu trop appuyée, founit à l’homme blessé, enfin, des chaussures qui ne font plus offense à ses pieds.
Mais la grande scène du livre est sans conteste la fête organisée à la demande d’Harriet, soirée d’adieu par une belle nuit d’été. On retrouve ici des accents bergmaniens (Mankell est le gendre du cinéaste). En effet, L’Heure du loup, l’un des films préférés de Bergman et Mankell, se promène comme une ombre dans le roman. Un peintre, Johan Borg, s’y retirait avec sa femme, Alma, sur une île. Avant l’aube, terreurs et fantasmes l’assaillaient. L’Heure du loup, écrivait Bergman dans Laterna Magica, c’est « quand viennent les démons : les regrets, l’ennui, la peur, le malaise, la fureur. Ils deviennent de plus en plus rageurs et au bout d’un moment, le fond cède, ils se montrent ridicules, ils disparaissent et je m’endors pour une heure ou deux. » A l’aube, Harriet meurt et les survivants passent du deuil à la paix : « Le feu brûlait encore au crépuscule. J’ajoutais de nouvelles bûches, je remuais les cendres. Louise a apporté un plateau de nourriture. Nous avons bu ce qui restait du cognac et nous avons vite été ivres. Nous pleurions et riions de chagrin, mais aussi de soulagement parce que les tourments d’Harriet étaient enfin terminés. Louise était plus proche de moi maintenant que sa mère n’était plus là entre nous pour me rappeler mon abandon. Nous étions assis dans l’herbe, appuyés l’un contre l’autre à regarder la fumée du bûcher funéraire s’élever et disparaître dans le noir. »