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Pink Floyd. Amphithéâtre de Pompéi. 7, 8 et 9 octobre 1971 

Larsens XI

lundi 24 août 2015, par Grégory Hosteins

On te cherche d’emblée dans la transparence de l’image, dans cet air qui circule, invisible, du sol sablonneux de l’arène, levant et couchant chaque grain de poussière, jusqu’aux cieux embués qui larmoient sur les flancs des montagnes. Mais si on sait qu’il y a de l’air dans l’image − des habitations humaines semblent occupées, tenues debout, on voit des arbres, des palmiers, des cyprès, de minuscules êtres humains aussi qui se font face à distance, et tous témoignent de la présence de cet air dans lequel tu bouges − dont on sait aussi qu’il ne circule pas librement, uniformément, indifféremment. Et que tu suis sa fortune. Peut-être cet amphithéâtre stabilise le ciel qui lui revient dans sa cambrure de grades, il le protège, le soustrait des vents alentour, le concentre, le purifie, le prépare à te laisser filer en longues traînées fugitives − toujours ramenées par l’aplomb des parois. L’enceinte fait signe pour toi. Elle manifeste qu’ici, on peut t’entendre d’une manière qui a son prix. L’enceinte manifeste la valeur que l’on t’accorde, et dévalue les autres formes, les autres lieux que tu traverses. Ici tu es pur, beau et bon.
Mais ça vous coûtera tant.

On ne te trouvera pas dans ce qui cerne habituellement la musique jouée en concert. Le bruit permanent de l’audience a été supprimé au profit des marches muettes et volées d’un amphithéâtre.

On te cherchera moins dans ces caissons noirs qui emmurent les musiciens, le long de ces câbles qui rejoignent la régie son et lumière et qui ne sont peut-être que des traînées du matériel transporté dans le sable. Car on n’aura pas encore été présenté (et par quelle politesse de l’histoire ?) au corps nouveau que tu as conquis à la fin du siècle dix-neuf, cette électricité aussi invisible que l’air mais qui soustrait d’emblée ta présence aux oreilles pour la restituer aussitôt modulable à la main.

Bruit de fond

De glisser d’images en images, semaine après semaine, entre les écoutes qu’on fait et refait (ressassantes) des trucs finissent par occuper l’œil que l’oreille ne se lasse pas d’ignorer. Les yeux se rapprochent de machins inaudibles tout à fait sonores pourtant, des parasites qui, à la seconde ou troisième écoute peut-être, jamais la première (qui n’est que le temps nécessaire pour que la musique vous atteigne) remontent lentement, complètement désunies, du creux de l’oreille. Ils sortent, ou fond mine seulement, de jaillir, de venir, du grand labyrinthe animal. Inaudible qui n’est pas silencieux mais le bruit de fond qui signale la déchirure, irrémédiable, de la bulle sonore dans laquelle nous vivons : crépitements, grésillements et froissements, claquements, grouillements et craquements contre lesquels on est constamment adossé, excité, énervé. L’expérience de la dernière écoute en date, c’est tout. Celle qui s’est enfoncée et perdue dans le dédale, qui en a percé puis égaré le secret. Celle contre laquelle se tiennent et s’accumulent, débouchent et se dispersent toutes celles, nouvelles, qui viennent et viendront. Le fond de l’oreille est bouché, il résonne de sons inaudibles par lesquels nous entendons tous les autres pour un temps. Il n’y a pas de son pur qu’une oreille attentive se devrait d’entendre. Le son et rien que le son est l’objet de ces machines que sont les téléphones, les microphones ou les théâtrophones, des auditeurs purs qui, isolés du reste du monde, n’en captent qu’une seule et unique dimension. Le son ne précède pas la musique. Il est la variante technologique d’un bruit général dans lequel la musique s’est progressivement installé grâce à lui. Pour en tirer de nouveaux effets, de nouvelles puissances, de nouvelles dimensions. Larsens.

At

On ne sait si le jour se lève ou s’en va. La lumière frappe bien quelques façades et toits de la ville mais où regarde-t-on, au juste, vers le sud ou vers le nord ? Il faudrait connaître l’endroit sur le bout des doigts, y vivre, être familier de ces ruines pour savoir devant quel crépuscule on se tient : celui du soir ou celui du matin. Car la nuit menace deux fois la journée.

Les gradins sont vides. Les herbes rampantes ont pris la place des douze mille spectateurs. Les musiciens et l’équipe de tournage se sont regroupés dans l’arène. Ces derniers seront les seuls spectateurs immédiats. Les premiers et les moins attentifs à ce qui se joue, dans ce qu’ils voient, de la musique de Pink Floyd. Ils regardent pourtant la position des mains sur les touches du clavier ou celle des doigts sur les cordes de guitare. Ils regardent les visages qui s’ouvrent, la langue visible, mobile ou plaquée, qui laisse échapper des phrases altérées. Ils ont parcouru le site, relevé ce qui, dans les mosaïques, les fresques et les bas-reliefs, leur semble résonner dans la musique du groupe : des visages torturés, horrifiés ou ravagés de plaisir. Ils ont vu dans cette musique un drame capable de témoigner, ou de faire sentir, l’autre qui s’est déroulé ici même il y deux mille ans. Filmer Pink Floyd à Pompéi, c’est, à leurs yeux fixés sur les ruines, penser leur musique à l’échelle d’une éternité historique, leur conférer une gloire douteuse, l’immortalité suffisante à leur dérangeante musique pour entrer en résonance avec l’antique catastrophe du Vésuve. Adrian Maben, le réalisateur, voulait peut-être faire chanter les ruines, il a fait de Pink Floyd un monument hideux parmi d’autres monuments. La mémoire douloureuse et solennelle des lieux que le film compose et invente fait écran à la musique que le groupe fait entendre. Pourquoi ce pèlerinage du groupe vers le cœur brûlant et actif du volcan ? Pourquoi ce cheminement mystérieux au milieu des fumerolles de souffre ? Avancée vers la source explosive du drame, approche du cœur volcanique de la musique du Floyd ?

Les musiques s’inventent perpétuellement des fondements d’allure mythique, des univers dans lesquels elles absorbent ou rejettent l’étoffe inaudible du monde ; elles se disent issues de la terre, de la mer ou du feu, advenir du cœur et des larmes, du sexe et de Dieu. La technique a ruiné la mythologie pompéienne du film : des kilomètres de rail commandés, 10 mètres sur les 150 sont seulement arrivés dans les temps : tous les mouvements de caméra prévus par Maben s’évanouissent et on se contentera du pauvre rail qui se trouve dans le dos du groupe pour faire de lents travelling rapprochés ; à peine les musiciens branchent-ils leur énorme matériel que l’électricité se coupe, au moins cinq heures chaque jour de tournage qui devait en comporter deux in situ, d’où la brillante idée de conduire les musiciens sur les flancs du Vésuve, au sommet de cette menace qui surplombe toujours une scène qui n’a pas encore lieu ; mais le jour même où cette excursion est prévue, une longue procession de la Vierge leur barre la route, d’autres esthètes experts en dramatisation des malheurs les avaient déjà précédés, ils comptaient bien détenir pour eux seuls le droit de faire entendre le chant de mort du volcan : donc, en fin de compte, peu de bandes exploitables du tournage dans l’arène et la nécessité de le compléter en studio à Paris, les 22 et 23 décembre à l’Europasonor, joli nom de lieu pour achever de donner sa pleine mesure au titre du film : Live at Pompéi. De la scène impossible, le film était passé au studio.

Des ajouts sans rigueur suivront donc. Et de la version première montrant le groupe en train de jouer à Pompéi (de jour) et en studio sur fond d’images de Pompéi (de nuit pour donner l’illusion), on verra, dans les versions ultérieures du film, des entretiens avec le groupe, backstage, ou des expérimentations menées par l’un ou l’autre des musiciens préparant le nouvel album. L’arène, ce jour-là, à Pompéi, ce jour dont on ne sait si la nuit va enfin le libérer ou bientôt l’avaler, donnait l’image d’une lune couchée sur le sable. Les Pink Floyd, bien que visibles sur la photographie, étaient déjà sur la face cachée de la lune.

Télévisions

Le film sur Pink Floyd était une idée de producteur de télévision. Une production européenne : belge, française et allemande. Le groupe avait déjà composé un morceau pour la retransmission britannique de l’alunissage des américains. Leur musique avait paru capable de relier les anglais à la lune, elle devait bien pouvoir amener les Européens à renouer avec leur passé.

Je ne crois pas que l’on puisse parler de public à propos de téléspectateurs. Ils visionnent les images télévisées dans la sphère privée, même s’ils sont en groupe, parfois, souvent, suivant les usages variés de la télévision (ils forment une collection de personnes privées disséminées dans des lieux privés, une collection que recueille tous la même image-écran qui apparaît simultanément sur tous les téléviseurs). Et, par conséquent, ne se montrent pas dans les lieux ouverts pour publier quelque chose d’eux et des autres, et manifester ainsi la présence d’une figure de coexistence. Ils font de l’image le seul lieu virtuel où l’on se rassemble vraiment. Ils abandonnent la rue noire, les bières que l’on boit sur le trottoir en grelottant dans le froid, des lampées rapides et amères, ils évitent la queue serrée où l’on se bouscule et se pardonne de se trop côtoyer, ils ignorent les regards qui se croisent d’attente commune, se chargent du désir d’un autre qui chacun les traverse, ils oublient l’association ivre qui surgit quand on sort écouter de la musique.

Celui qui se lève de son fauteuil, non pardon c’est une autre époque, qui coupe le poste, non qui éteint l’écran, et puis donc qui se lève de son fauteuil, puis s’habille, enfile ses chaussures, la gauche d’abord, ensuite la droite, et qui jette un coup d’œil dans la glace, quand même, avant de se montrer au grand jour, eh bien celui-là est un anonyme. Une fois qu’il a pris son billet et sa place, L15B78, qu’on a éteint les lumières, que tous les regards et les cris sont dirigés vers la scène, il récupère un anonymat mais ce n’est plus le même. Téléspectateurs et spectateurs publics connaissent un anonymat diffèrent.

Jouant en l’absence de public, Pink Floyd sort à la fois des conditions de concert et des conditions du plateau de télévision. Il déplace la musique en un lieu utopique. Il déplace une scène vers un lieu sans coordonnées calculées. Ils réalisent un mouvement comparable à celui qui a agité le cinéma, après les années 50, une fois qu’il a été possible d’enregistrer simultanément le son et l’image : partir filmer hors du studio ? Pink Floyd fait sortir sa musique de la sphère étriquée, étroite, secrète, privée en quelque sorte, du studio. Musique et cinéma, sous leur nom, se rencontrent à nouveau. Ils sont montés sur scène en jouant sous les feux d’images projetées, ils montent leur scène dans ce qui va devenir, dans ce qui l’est déjà tellement le site est célèbre, une image.

Les gradins vides se remplissent ingénument des espoirs d’audience qui agitent les producteurs. (Multiplié bien sûr par le quotient d’amplification médiatique de la télévision) Les salles se vident et courent à la ruine d’être si petites, trop mesquines pour accueillir cette musique nouvelle.

Le film met chacun en présence d’un événement musical dont personne n’a été témoin si ce n’est l’équipe du tournage et les musiciens eux-mêmes. Il n’y a pas d’autre témoignage que ce film que je regarde et les déclarations que peuvent en faire les musiciens dans les journaux pour m’assurer qu’il a eu lieu. J’ai la vision hyperréaliste d’un événement dont l’écran est mon seul garant. Encore une fois, le public n’a pas eu droit de regard sur le cours de l’histoire.

Dispositif qui permet à la musique de préserver ses qualités sonores, aux musiciens d’être visibles pour un très large public, et au rapport audio-visuel de s’exercer d’une nouvelle manière : l’image n’est plus extrinsèque, supérieure ou même complémentaire à la musique, elle en est un nouveau et puissant véhicule.

P.-S.

Des disques que l’on a réécoutés des centaines de fois, l’oreille fatiguée parvient quelquefois à extraire de nouveaux plaisirs. Joies venues de la lassitude même. On écoute soudain moins la musique qui passe que le son même au travers duquel elle nous vient, ce son qui l’accompagne et qu’il est si difficile de dissocier des machines qui le fournissent, et qu’il faut donc faire varier pour ne pas perdre la trace de ce petit quelque chose. Prendre un vinyle, écouter un fichier, remettre un CD, enclencher une cassette, regarder un film et l’entendre sous les mille versions que propose la toile. Confrontation générale. Plus explosive encore que les duos ou les duels dialectiques.

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