« ... Cette fois-ci, pourtant, je viens en tant que Dionysos victorieux, qui va mettre le monde en vacances ... Mais je n’ai pas beaucoup de temps. » F. Nietzsche (dans sa dernière lettre folle à Cosima Wagner).
Les Utopies Pirates
Au XVIIIe siècle les pirates et les corsaires créèrent un « réseau d’information » à l’échelle du globe : bien que primitif et conçu essentiellement pour le commerce, ce réseau fonctionna toutefois admirablement. Il était constellé d’îles et de caches lointaines où les bateaux pouvaient s’approvisionner en eau et nourriture et échanger leur butin contre des produits de luxe ou de première nécessité. Certaines de ces îles abritaient des « communautés intentionnelles », des micro-sociétés vivant délibérément hors-la-loi et bien déterminées à le rester, ne fût-ce que pour une vie brève, mais joyeuse. Il y a quelques années, j’ai examiné pas mal de documents secondaires sur la piraterie, dans l’espoir de trouver une étude sur ces enclaves - mais il semble qu’aucun historien ne les ait trouvées dignes d’être étudiées (William Burroughs et l’anarchiste britannique Larry Law en font mention - mais aucune étude systématique n’a jamais été réalisée). J’en revins donc aux sources premières et élaborai ma propre théorie. Cet essai en expose certains aspects. J’appelle ces colonies des « Utopies Pirates ». Récemment Bruce Sterling, un des chefs de file de la littérature Cyberpunk, a publié un roman situé dans un futur proche. Il est fondé sur l’hypothèse que le déclin des systèmes politiques génèrera une prolifération décentralisée de modes de vie expérimentaux : méga-entreprises aux mains des ouvriers, enclaves indépendantes spécialisées dans le piratage de données, enclaves socio-démocrates vertes, enclaves Zéro-travail, zones anarchistes libérées, etc. L’économie de l’information qui supporte cette diversité est appelée le Réseau ; les enclaves sont les Iles en Réseau (et c’est aussi le titre du livre en anglais : Islands in the Net). Les Assassins du Moyen Âge fondèrent un « État » qui consistait en un réseau de vallées de montagnes isolées et de châteaux séparés par des milliers de kilomètres. Cet État était stratégiquement imprenable, alimenté par les informations de ses agents secrets, en guerre avec tous les gouvernements, et son seul objectif était la connaissance. La technologie moderne et ses satellites espions donnent à ce genre d’autonomie le goût d’un rêve romantique. Finies les îles pirates ! Dans l’avenir, cette même technologie - libérée de tout contrôle politique - rendrait possible tout un monde de zones autonomes. Mais pour le moment ce concept reste de la science-fiction - de la spéculation pure. Nous qui vivons dans le présent, sommes-nous condamnés à ne jamais vivre l’autonomie, à ne jamais être, pour un moment, sur une parcelle de terre qui ait pour seule loi la liberté ? Devons-nous nous contenter de la nostalgie du passé ou du futur ? Devrons-nous attendre que le monde entier soit libéré du joug politique, pour qu’un seul d’entre nous puisse revendiquer de connaître la liberté ? La logique et le sentiment condamnent une telle supposition. La raison veut qu’on ne puisse se battre pour ce qu’on ignore ; et le cœur se révolte face à un univers cruel, au point de faire peser de telles injustices sur notre seule génération. Dire : « Je ne serai pas libre tant que tous les humains (ou toutes les créatures sensibles) ne seront pas libres » revient à nous terrer dans une espèce de nirvana-stupeur, à abdiquer notre humanité, à nous définir comme des perdants. Je crois qu’en extrapolant à partir d’histoires d’« îles en réseau », futures et passées, nous pourrions mettre en évidence le fait qu’un certain type d’« enclave libre » est non seulement possible à notre époque, mais qu’il existe déjà. Toutes mes recherches et mes spéculations se sont cristallisées autour du concept de « zone autonome temporaire » (en abrégé TAZ, désormais). En dépit de la force synthétisante qu’exerce ce concept sur ma propre pensée, n’y voyez rien de plus qu’un essai (une « tentative »), une suggestion, presque une fantaisie poétique. Malgré l’enthousiasme ranteresque (1) de mon langage, je n’essaie pas de construire un dogme politique. En fait, je me suis délibérément interdit de définir la TAZ - je me contente de tourner autour du sujet en lançant des sondes exploratoires. En fin de compte, la TAZ est quasiment auto-explicite. Si l’expression devenait courante, elle serait comprise sans difficulté... comprise dans l’action.
En attendant la Révolution
Comment se fait-il que « le monde chaviré » parvient toujours à se redresser ? Pourquoi la réaction suit-elle toujours la révolution, comme les saisons en Enfer ? Soulèvement, ou sa forme latine insurrectio, sont des mots employés par les historiens pour qualifier des révolutions manquées - des mouvements qui ne suivent pas la courbe prévue, la trajectoire approuvée par le consensus : révolution, réaction, trahison, l’Etat s’érige plus fort, et encore plus répressif - la roue tourne, l’histoire recommence encore et toujours : lourde botte (2) éternellement posée sur le visage de l’humanité. En ne se conformant pas à la courbe, le sous-lèvement suggère la possibilité d’un mouvement extérieur et au-delà de la spirale hégélienne de ce « progrès » qui n’est secrètement rien de plus qu’un cercle vicieux. Surgo - soulever, lever. Insurgo - se soulever, se lever. Une opération auto-référentielle. Un bootstrap. Un adieu à cette malheureuse parodie du cercle karmique, à cette futilité historique révolutionnaire. Le slogan « Révolution ! » est passé de tocsin à toxine, il est devenu un piège du destin, pseudo-gnostique et pernicieux, un cauchemar où nous avons beau combattre, nous n’échappons jamais au mauvais Éon, à cet État incube qui fait que, État après État, chaque « paradis » est administré par encore un nouvel ange de l’enfer. Si l’Histoire EST le « Temps », comme elle le prétend, alors le soulèvement est un moment qui surgit de et en dehors du Temps, et viole la « loi » de l’Histoire. Si l’État EST l’Histoire, comme il le prétend, alors l’insurrection est le moment interdit, la négation impardonnable de la dialectique - grimper au mât pour sortir par le trou du toit (3), une manœuvre de chaman qui s’exécute selon un « angle impossible » dans notre univers. L’Histoire dit que la Révolution atteint la « permanence », ou tout au moins une durée, alors que le soulèvement est « temporaire ». Dans ce sens, le soulèvement est comme une « expérience maximale », en opposition avec le standard de la conscience ou de l’expérience « ordinaire ». Les soulèvements, comme les festivals, ne peuvent être quotidiens - sans quoi ils ne seraient pas « non ordinaires ». Mais de tels moments donnent forme et sens à la totalité d’une vie. Le chaman revient - on ne peut rester sur le toit éternellement - mais les choses ont changées, des mouvements ou des intégrations ont eu lieu - une différence s’est faite. Vous allez dire que ce n’est que le conseil du désespoir. Qu’en est-il alors du rêve anarchiste, de l’état sans État, de la Commune, de la zone autonome qui dure, d’une libre société, d’une libre culture ? Allons-nous abandonner cet espoir pour un quelconque acte gratuit existentialiste ? Le propos n’est pas de changer la conscience mais de changer le monde. J’accepte cette juste critique. Je ferai cependant deux commentaires : premièrement, la révolution n’a jamais abouti à la réalisation de ce rêve. La vision naît au moment du soulèvement - mais dès que la « Révolution » triomphe et que l’État revient, le rêve et l’idéal sont déjà trahis. Je n’ai pas abandonné l’espoir ou même l’attente d’un changement - mais je me méfie du mot Révolution. Deuxièmement, même si l’on remplace l’approche révolutionnaire par un concept d’insurrection s’épanouissant spontanément en culture anarchiste, notre situation historique particulière n’est pas propice à une si vaste entreprise. Un choc frontal avec l’État terminal, l’État de l’information méga-entrepreneurial, l’empire du Spectacle et de la Simulation, ne produirait absolument rien, si ce n’est quelques martyres futiles. Ses fusils sont tous pointés sur nous, et nos pauvres armes ne trouvent pour cible que l’hysteresis, la vacuité rigide, un Fantôme capable d’étouffer la moindre étincelle dans ses ectoplasmes d’information, une société de capitulation, réglée par l’image du Flic et l’œil absorbant de l’écran de télé. Bref, nous ne cherchons pas à vendre la TAZ comme une fin exclusive en soi, qui remplacerait toutes les autres formes d’organisation, de tactiques et d’objectifs. Nous la recommandons parce qu’elle peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans nécessairement mener à la violence et au martyre. La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace. Puisque l’État est davantage concerné par la Simulation que par la substance, la TAZ peut « occuper » ces zones clandestinement et poursuivre en paix relative ses objectifs festifs pendant un certain temps. Certaines petites TAZs ont peut-être duré des vies entières, parce qu’elles passaient inaperçues, comme des enclaves rurales Hillbillies - parce qu’elles n’ont jamais croisé le champ du Spectacle, qu’elles ne se sont jamais risquées hors de cette vie réelle qui reste invisible aux agents de la Simulation. Babylone prend ses abstractions pour des réalités ; la TAZ peut précisément exister dans cette marge d’erreur. Initier une TAZ peut impliquer des stratégies de violence et de défense, mais sa plus grande force réside dans son invisibilité - l’État ne peut pas la reconnaître parce que l’Histoire n’en a pas de définition. Dès que la TAZ est nommée (représentée, médiatisée), elle doit disparaître, elle va disparaître, laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible puisque indéfinissable dans les termes du Spectacle. A l’heure de l’État omniprésent, tout-puissant et en même temps lézardé de fissures et de vides, la TAZ est une tactique parfaite. Et parce qu’elle est un microcosme de ce « rêve anarchiste » d’une culture libre, elle est, selon moi, la meilleure tactique pour atteindre cet objectif tout en en expérimentant certains de ses bénéfices ici et maintenant. En résumé, le réalisme veut non seulement que nous cessions d’attendre la « Révolution », mais aussi que nous cessions de tendre vers elle, de la vouloir. « Soulèvement » - oui, aussi souvent que possible et même au risque de la violence. Le spasme de l’État Simulé sera « spectaculaire », mais dans la plupart des cas, la meilleure et la plus radicale des tactiques sera de refuser l’engagement dans une violence spectaculaire, de se retirer de l’aire de la simulation, de disparaître. La TAZ est un campement d’ontologistes de la guérilla : frappez et fuyez. Déplacez la tribu entière, même s’il ne s’agit que de données sur le Réseau. La TAZ doit être capable de se défendre ; mais l’« attaque » et la « défense » devraient, si possible, éviter cette violence de l’État qui n’a désormais plus de sens. L’attaque doit porter sur les structures de contrôle, essentiellement sur les idées. La défense c’est « l’invisibilité » - qui est un art martial -, et l’« invulnérabilité » - qui est un art occulte dans les arts martiaux. La « machine de guerre nomade » conquiert sans être remarquée et se déplace avant que l’on puisse en tracer la carte. En ce qui concerne l’avenir, seul l’autonome peut planifier, organiser, créer l’autonomie. C’est une opération de bootstrap. La première étape est une sorte de satori - prendre conscience que la TAZ commence par le simple acte d’en prendre conscience. (Annexe III).
La psychotopologie du Quotidien
Le concept de la TAZ ressort en premier lieu d’une critique de la Révolution et d’une appréciation de l’Insurrection, que la Révolution considère d’ailleurs comme « faillite » ; mais, pour nous, le soulèvement représente une possibilité beaucoup plus intéressante, du point de vue d’une psychologie de la libération, que toutes les révolutions « réussies » des bourgeois, communistes, fascistes, etc. La deuxième force motrice de la TAZ provient d’un développement historique que j’appelle la « fermeture de la carte ». La dernière parcelle de Terre n’appartenant à aucun État-nation fut absorbée en 1899. Notre siècle est le premier sans terra incognita, sans une frontière. La nationalité est le principe suprême qui gouverne le monde - pas un récif des mers du Sud, pas une vallée lointaine, pas même la Lune et les planètes, ne peut être laissé ouvert. C’est l’apothéose du « gangstérisme territorial ». Pas un seul centimètre carré sur Terre qui ne soit taxé et policé... en théorie. La « carte » est une grille politique abstraite, une gigantesque escroquerie renforcée par un conditionnement du type « carotte au bout du bâton » de l’État « Expert », jusqu’à ce qu’elle devienne, pour la plupart d’entre nous, le territoire - l’« Île de la Tortue » est devenue l’« Amérique ». Et pourtant puisque la carte est une abstraction, elle ne peut pas couvrir la Terre à l’échelle 1 :1. Des complexités fractales de la géographie réelle, elle ne perçoit que des grilles dimensionnelles. Les immensités cachées dans ses replis échappent à l’arpenteur. La carte n’est pas exacte ; la carte ne peut pas être exacte. Donc - la Révolution est close, mais l’insurrectionisme est ouvert. Pour le moment, nous concentrons nos forces sur des « surtensions » temporaires, en évitant tout démêlé avec les « solutions permanentes ». Mais si la carte est fermée, la zone autonome reste ouverte. Métaphoriquement, elle émerge de la dimension fractale invisible pour la cartographie du Contrôle. Ici, nous devrions introduire la notion de psychotopologie (et topographie) comme « science » alternative à celle de la surveillance et à la mise en carte étatique, à son « impérialisme psychique ». Seule la psychotopographie peut produire des cartes 1 :1 de la réalité, car seul l’esprit humain maîtrise la complexité nécessaire à sa modélisation. Mais une carte 1 :1, virtuellement identique au territoire, ne peut pas contrôler celui-ci. Elle ne peut que suggérer, au sens d’indiquer, certaines de ses caractéristiques. Nous recherchons des « espaces » (géographiques, sociaux-culturels, imaginaires) capables de s’épanouir en zones autonomes - et des espaces-temps durant lesquels ces zones sont relativement ouvertes, soit du fait de la négligence de l’État, soit qu’elles aient échappé aux arpenteurs ou pour quelque autre raison encore. La psychotopologie est l’art du sourcier des TAZs potentielles. Cependant la clôture de la Révolution et de la carte du monde n’est que la source négative de la TAZ. Il reste beaucoup à dire de ses inspirations positives. La réaction seule ne peut fournir l’énergie requise pour qu’une TAZ se « manifeste ». Le soulèvement doit aussi être pour quelque chose.
1 - Tout d’abord, on peut parler d’une anthropologie naturelle de la TAZ. La famille nucléaire est l’unité de base de la société de consensus, mais pas celle de la TAZ. (« Familles ! - je vous hais ! ...possessions jalouses du bonheur ! » A. Gide). La famille nucléaire, avec ses « misères œdipiennes », est une invention Néolithique, en réponse à la pénurie et à la hiérarchie imposée par la « révolution agraire ». Le modèle Paléolithique est à la fois plus primaire et plus radical : la bande. La bande typique de chasseurs/cueilleurs, nomade ou semi-nomade, compte environ une cinquantaine d’individus. Dans les sociétés tribales plus importantes, la structure de la bande se traduit par des clans à l’intérieur de la tribu, ou par des regroupements tels que les sociétés secrètes ou initiatiques, les sociétés de chasse ou de combat, les sociétés d’hommes ou de femmes, les « républiques d’enfants » etc. Alors que la famille nucléaire est issue de la pénurie (d’où son avarice), la bande est issue de l’abondance - d’où sa prodigalité. La famille est fermée par la génétique, par la possession par l’homme de la femme et des enfants, par la totalité hiérarchique de la société agraire/industrielle. La bande est ouverte - certes pas à tous mais, par affinités électives, aux initiés liés par le pacte d’amour. La bande n’appartient pas à une hiérarchie plus grande, mais fait plutôt partie d’une structure horizontale de coutumes, de famille élargie, d’alliance et de contrat, d’affinités spirituelles etc. (la société Amérindienne a préservé certains de ces aspects jusqu’à aujourd’hui). Dans notre société de Simulation post-spectaculaire plusieurs forces sont à l’œuvre - dans l’ombre - pour faire disparaître la famille nucléaire et réinstaurer la bande. Les ruptures dans la structure du Travail se ressentent dans la « stabilité » brisée de l’unité-famille et de l’unité-foyer. La « bande » aujourd’hui inclut les amis, les ex-conjoint(e)s et amants, les gens rencontrés dans les différents boulots et fêtes, des groupes d’affinité, des réseaux d’intérêts spécialisés, de correspondances, etc. La famille nucléaire devient toujours plus évidemment un piège, un abîme culturel, une implosion névrotique secrète d’atomes en fission ; et la contre-stratégie évidente émerge spontanément : la redécouverte quasi inconsciente de la bande, plus archaïque et cependant plus post-industrielle.
2 - La TAZ en tant que festival. Stephen Pearl Andrews proposa, comme image de la société anarchiste (Annexe III), le dîner où toute structure d’autorité se dissout dans la convivialité et la célébration. Ici nous pourrions également évoquer le concept des sens comme base du devenir social de Fourier - le « touchrut » et la « gastrosophie » - ainsi que son ode aux implications négligées du goût et de l’odorat. Les anciens concepts de jubilé et de saturnales se fondent sur l’intuition que certains événements échappent au « temps profane », à l’Arpenteur de l’État et de l’Histoire. Ces jours de fête occupaient littéralement des vides dans le calendrier, des intervalles intercalaires. Au Moyen Âge, près d’un tiers de l’année était férié, et il se pourrait que les luttes contre la réforme du calendrier aient moins tenu aux « onze jours perdus » qu’à l’idée que la science impériale conspirait à la disparition de ces espaces où la liberté du peuple avait trouvé refuge - un coup d’état, un formatage de l’année, une saisie du temps lui-même, transformant le cosmos organique en un univers réglé comme une montre. La mort du festival. Ceux qui participent à l’insurrection notent invariablement son caractère festif, même au beau milieu de la lutte armée, du danger et du risque. Le soulèvement est comme une saturnale détachée de son intervalle intercalaire (ou qui a été forcée de le faire) et qui est désormais libre de surgir n’importe où et n’importe quand. Libérée du temps et du lieu, elle flaire cependant la maturité des événements, elle est en résonance avec le genius loci ; la science de la psychotopologie indique les « flux de forces » et les « points de puissance » (pour emprunter des métaphores occultistes) qui permettent de localiser la TAZ spatio-temporellement, ou du moins aident à définir sa relation au temps et à l’espace. Les médias nous invitent à « venir célébrer les moments de notre vie » dans cette pseudo-unification de la marchandise et du spectacle, ce fameux non-événement de la pure représentation. En réponse à cette obscénité, nous disposons, d’une part de l’éventail du refus (illustré par les Situationnistes, John Zerzan, Bob Black et alii), d’autre part de l’émergence d’une culture de la fête, à l’écart et même ignorée des organisateurs auto-proclamés de nos loisirs. « Se battre pour le droit à la fête » n’est pas une parodie de la lutte radicale, mais une nouvelle manifestation de celle-ci, en accord avec une époque qui offre la télé et les téléphones comme moyens « de tendre la main et de toucher » d’autres êtres humains, comme moyens d’« Être Là ! ». Pearl Andrews avait raison : le dîner est déjà « le germe d’une société nouvelle en formation dans la coquille de l’ancienne » (Préambule IWW) (4). Le « rassemblement tribal » des années soixante, le conclave forestier d’éco-saboteurs, le Beltane idyllique des néo-païens, les conférences anarchistes, les cercles gays... les fêtes des années vingt à Harlem, les clubs, les banquets, les pique-niques libertaires du bon vieux temps - sont déjà, d’une certaine manière, des « zones libérées », des TAZs potentielles. Qu’elle soit accessible à quelques amis, comme le dîner, ou à des milliers de célébrants, comme un Be-in, la fête est toujours « ouverte » parce qu’elle n’est pas « ordonnée » ; elle peut être planifiée, mais si rien ne se passe, elle échoue. La spontanéité est un élément crucial. L’essence de la fête c’est le face-à-face : un groupe d’humains mettent en commun leurs efforts pour réaliser leurs désirs mutuels - soit pour bien manger, trinquer, danser, converser - tous les arts de la vie, y compris le plaisir érotique ; soit pour créer une œuvre commune, ou rechercher la béatitude même - bref, une « union des égoïstes » (comme l’a définie Stirner) sous sa forme la plus simple - ou encore, selon les termes de Kropotkine, la pulsion biologique de base pour l’« entraide mutuelle ». (Il faudrait aussi mentionner ici « l’économie de l’excès » de Bataille et sa théorie d’une culture de potlatch.)
3 - Le concept de nomadisme psychique (ou, comme nous l’appelons par plaisanterie, « cosmopolitisme sans racine ») est vital dans la formation de la TAZ. Certains aspects de ce phénomène ont été discutés par Deleuze et Guattari dans Nomadology and the War Machine, par Lyotard dans Driftworks et par différents auteurs dans le numéro « Oasis » de la revue Semiotext(e). Nous préférons ici le terme de « nomadisme psychique » à ceux de « nomadisme urbain », de « nomadologie » ou de « driftwork » etc., dans le simple but de relier toutes ces notions en un seul ensemble flou à étudier à la lumière de l’émergence de la TAZ. « La mort de Dieu » et, d’une certaine façon, le dé-centrage du projet « Européen » tout entier, a ouvert une vision du monde post-idéologique, multi-perspectives, capable de se déplacer « sans racine » de la philosophie au mythe tribal, des sciences naturelles au Taoïsme - capable de voir, pour la première fois, comme à travers les yeux d’un insecte doré, où chaque facette reflète un tout autre monde. Mais cette vision a un prix : devoir habiter une époque où la vitesse et le « fétichisme de la marchandise » ont créé une fausse unité tyrannique qui tend à brouiller toute individualité et toute diversité culturelle, pour qu’« un endroit en vaille un autre ». Ce paradoxe crée des « gitans », des voyageurs psychiques poussés par le désir et la curiosité, des errants à la loyauté superficielle (en fait déloyaux envers le « Projet Européen » qui a perdu son charme et sa vitalité) ; détachés de tout temps et tout lieu, à la recherche de la diversité et de l’aventure... Cette description englobe non seulement toutes les classes d’artistes et d’intellectuels, mais aussi les travailleurs émigrés, les réfugiés, les SDFs, les touristes, la culture des Rainbow Voyagers et du mobile-home, ou ceux qui « voyagent » à travers le Net et qui ne quittent peut-être jamais leur chambre (ou ceux qui, comme Thoreau, « ont beaucoup voyagé - en Concord » (5)) ; elle inclut finalement « tout le monde », nous tous, vivant avec nos autos, nos vacances, nos télés, nos bouquins, nos films, nos téléphones, nos boulots et nos styles de vies qui changent, nos religions, nos régimes, etc. Le nomadisme psychique en tant que tactique, ce que Deleuze et Guattari appelaient métaphoriquement « la machine de guerre », déplace le paradoxe d’un mode passif à un mode actif, voire même « violent ». Les râles et l’agonie de Dieu sur son lit de mort durent depuis si longtemps - sous la forme du Capitalisme, du Fascisme et du Communisme par exemple - que les commandos post-bakounistes-post-nietzschéens et les apaches (les « ennemis » au sens littéral) du vieux Consensus doivent continuer à pratiquer massivement la « destruction créatrice ». Ces nomades adeptes de la razzia, sont des corsaires, des virus ; ils ont à la fois un besoin et un désir de TAZs, de campements de tentes noires sous les étoiles du désert, d’interzones, d’oasis fortifiées cachées le long des routes secrètes des caravanes, de pans de jungle « libérés », de lieux où l’on ne va pas, de marchés noirs et de bazars underground. Ces nomades tracent leur route grâce à d’étranges étoiles qui pourraient être des amas lumineux de données dans le Cyberspace ou peut-être des hallucinations. Prenez une carte du territoire, superposez le tracé des changements politiques, posez là-dessus une carte du Net - et plus particulièrement du contre-Net avec son emphase sur les flux d’information et les logistiques clandestines - et enfin, par-dessus, la carte à l’échelle 1 :1 de l’imagination créatrice, de l’esthétique et des valeurs. La grille ainsi obtenue prend vie, animée de tourbillons et d’afflux d’énergie, de coagulations de lumière, de passages secrets, de surprises.
Le Net et le Web
L’autre facteur contribuant à l’émergence de la TAZ est si vaste et si ambigu, qu’il nécessite un chapitre à lui seul. Nous avons parlé du Net, qui peut être défini comme la totalité des transferts d’information et de communication. Certains de ces transferts sont privilégiés et limités à quelques élites, ce qui donne au Net un aspect hiérarchique. D’autres transactions sont ouvertes à tous, et le Net a aussi un aspect horizontal, non hiérarchique. Les données de L’Armée et de la Sécurité sont d’accès restreint, tout comme les informations bancaires, boursières et autres. Mais dans l’ensemble, le téléphone, le courrier, les bases de données publiques etc. sont accessibles à tous. Ainsi à l’intérieur même du Net émerge une sorte de contre-Net, que nous appellerons le Web (comme si le Net était un filet de pêche, et le Web des toiles d’araignées tissées dans les interstices et les failles du Net). En général nous utiliserons le terme Web pour désigner la structure d’échange d’information horizontale et ouverte, le réseau non hiérarchique ; et nous réserverons le terme de contre-Net pour parler de l’usage clandestin, illégal et rebelle du Web, piratage de données et autres formes de parasitage. Net, Web et contre-Net relèvent du même modèle global, ils se confondent en d’innombrables points. Les termes choisis ne visent pas à définir des zones particulières mais à suggérer des tendances. (Digression : avant de condamner le Web ou le contre-Net pour son « parasitisme », qui ne constituera jamais une vraie force révolutionnaire, demandez-vous ce que signifie la « production » à l’Âge de la Simulation. Quelle est la « classe productive » ? Peut-être serez-vous forcés d’admettre que ces termes ont perdu leur signification. Les réponses sont en tout cas si complexes, que la TAZ a tendance à les ignorer toutes pour ne retenir que ce qu’elle peut utiliser. « La Culture est notre Nature », et nous sommes les chasseurs/cueilleurs du monde de la TechnoCom.) Les formes actuelles du Web non officiel, sont, on doit le supposer, encore assez primitives : fanzines marginaux, BBSs, logiciels pirates, hacking et piratage téléphonique, une certaine influence sur la presse et la radio, quasiment aucune sur les autres grands médias - pas de station-télé, pas de satellite, pas de câble ou de fibre optique etc. Pourtant le Net est en lui-même un nouveau modèle de relations évolutives entre les sujets - les « utilisateurs » - et les objets - « les données ». De McLuhan à Virilio, on a exploré avec exhaustivité la nature de ces relations. Cela prendrait des pages et des pages pour « démontrer » ce qu’aujourd’hui « chacun sait ». Au lieu de remâcher tout cela, je préfère me demander en quoi ces relations évolutives suggèrent des modes d’implémentation pour la TAZ. La TAZ occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et dans l’espace. Toutefois, elle doit être aussi clairement « localisée » sur le Web, qui est d’une nature différente, virtuel et non actuel, instantané et non immédiat. Le Web offre non seulement un support logistique à la TAZ, mais il lui permet également d’exister ; sommairement parlant, on peut dire que la TAZ « existe » aussi bien dans le « monde réel » que dans l’« espace d’information ». Le Web compresse le temps - les données - en un « espace » infinitésimal. Nous avons remarqué que le caractère temporaire de la TAZ la prive des avantages de la liberté, laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins fixe. Mais le Web offre une sorte de substitut ; dès son commencement, il peut « informer » la TAZ par des données « subtilisées » qui représentent d’importante quantités de temps et d’espace compactés. Compte tenu de son évolution et de nos désirs du sensualité et de « face-à-face », nous devons considérer le Web avant tout comme un support, un système capable de véhiculer de l’information d’une TAZ à l’autre, de la défendre en la rendant « invisible », voire de lui donner de quoi mordre si nécessaire. Mais plus encore, si la TAZ est un campement nomade, alors le Web est le pourvoyeur des chants épiques, des généalogies et des légendes de la tribu ; il a en mémoire les routes secrètes des caravanes et les chemins d’embuscade qui assurent la fluidité de l’économie tribale ; il contient même certaines des routes à suivre et certains rêves qui seront vécus comme autant de signes et d’augures. L’existence du Web ne dépend d’aucune technologie informatique. Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les « liens téléphoniques » suffisent déjà au développement d’un travail d’information en réseau. La clé n’est pas le niveau ou la nouveauté technologique, mais l’ouverture et l’horizontalité de la structure. Néanmoins le concept même du Net implique l’utilisation d’ordinateurs. Dans l’imaginaire de la science-fiction, le Net aspire à la condition de Cyberspace (comme dans Tron ou Le Neuromancien) et à la pseudo-télépathie de la « réalité virtuelle ». En bon fan du Cyberpunk, je suis convaincu que le « Reality hacking (6) » jouera un rôle majeur dans la création des TAZs. Comme Gibson et Sterling, je ne pense pas que le Net officiel parviendra un jour à interrompre le Web ou le contre-Net. Le piratage de données, les transmissions non autorisées et le libre-flux de l’information ne peuvent être arrêtés. (En fait la théorie du chaos, telle que je la comprends, prédit l’impossibilité de tout Système de Contrôle universel.) Indépendamment de toute spéculation sur l’avenir, nous devons nous confronter à de sérieuses questions concernant le Web et la technologie qu’il implique. La TAZ veut avant tout éviter la médiation. Elle expérimente son existence dans l’immédiat. L’essence même de l’affaire est « poitrine-contre-poitrine », comme disent les soufis, ou « face-à-face ». Mais... MAIS : l’essence même du Web est la médiation. Les machines sont nos ambassadeurs - la chair n’est plus de mise, sauf comme terminal, avec toutes les connotations sinistres du terme. La TAZ pourrait peut-être trouver son propre espace en intégrant deux attitudes apparemment contradictoires à l’égard de la Haute Technologie et de son apothéose, le Net : (a) ce que nous pourrions appeler la position Fifth Estate/Néo-paléolithique/Post-situ/ Ultra-Verte, qui se définit elle-même comme un argument luddite (7) contre la médiation et contre le Net ; et (b) les utopistes Cyberpunk, les futuro-libertaires, les Reality Hackers et leurs alliés, qui voient le Net comme une avancée dans l’évolution et croient que tout éventuel effet nuisible de la médiation peut être dépassé - du moins, une fois les moyens de production libérés. La TAZ est en accord avec les hackers puisqu’elle veut devenir - en partie - par le Net, et même par la médiation du Net. Mais elle est également proche des Verts puisqu’elle entend préserver une intense conscience du soi comme corps et n’éprouve que révulsion pour la Cybergnose, cette tentative de transcendance du corps par l’instantanéité et la simulation. La TAZ tend à voir cette dichotomie Techno/anti-Techno comme trompeuse, comme la plupart des dichotomies, où les oppositions apparentes s’avèrent être des falsifications ou même des hallucinations sémantiques. Ceci pour dire que la TAZ veut vivre dans ce monde, et non dans l’idée de quelque autre monde visionnaire, né d’une fausse unification (tout vert OU tout métal) qui n’est peut être qu’un autre rêve jamais réalisé (ou comme disait Alice : « Confiture hier, confiture demain, mais jamais confiture aujourd’hui. »). La TAZ est « utopique » dans le sens où elle croit en une intensification du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La TAZ est quelque part. Elle existe à l’intersection de nombreuses forces, comme quelque point de puissance païen à la jonction de mystérieuses lignes de forces, visibles pour l’adepte dans des fragments apparemment disjoints de terrain, de paysage, des flux d’air et d’eau, des animaux. Aujourd’hui les lignes ne sont pas toutes gravées dans le temps et l’espace. Certaines n’existent qu’à « l’intérieur » du Web, bien qu’elles croisent aussi des lieux et des temps réels. Certaines sont peut-être « non ordinaires », en ce sens qu’il n’existe aucune convention permettant de les quantifier. Il serait sans doute plus aisé de les étudier à la lumière de la science du chaos qu’à celle de la sociologie, des statistiques, de l’économie etc. Les modèles de forces qui génèrent la TAZ ont quelque chose de commun avec ces « attracteurs étranges » du chaos, qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions. Par nature, la TAZ se saisit de tous les moyens disponibles pour se réaliser - elle naîtra aussi bien dans une grotte que dans une Cité de l’Espace L5 - mais par-dessus tout, elle vivra, maintenant, ou dès que possible, sous quelque forme suspecte ou délabrée, spontanément, sans égard pour l’idéologie ou même l’anti-idéologie. Elle utilisera l’ordinateur parce que l’ordinateur existe, mais elle se servira aussi de pouvoirs qui sont si éloignés de l’aliénation ou de la simulation qu’ils lui garantissent un certain paléolithisme psychique, un esprit chamanique primordial qui « infectera » le Net lui-même (le vrai sens du Cyberpunk tel que je le comprends). Parce que la TAZ est une intensification, un surplus, un excès, un potlatch, la vie passée à vivre plutôt qu’à simplement survivre (ce shibboleth pleurnichant des années quatre-vingt), elle ne peut être définie ni par la Technologie ni par l’anti-Technologie. Comme quiconque méprise l’ordre établi, elle se contredit elle-même, parce qu’elle veut être, à tout prix, même au détriment de la « perfection », de l’immobilité du final. Dans l’Équation de Mandelbrot et sa traduction infographique, nous voyons - dans un univers fractal - des cartes qui sont contenues et en fait cachés dans d’autres cartes, qui sont elles-mêmes cachées dans des cartes, qui sont dans des cartes etc. jusqu’aux limites de la puissance de calcul. A quoi sert donc cette carte qui, dans un sens, est à l’échelle de la dimension fractale ? Que peut-on en faire, si ce n’est admirer son élégance psychédélique ? Si nous devions imaginer une carte de l’information - une projection cartographique de la totalité du Net - nous devrions y inclure les marques du chaos, celles qui sont déjà visibles, par exemple, dans les opérations de calcul parallèle complexe, les télécommunications, les transferts d’« argent électronique », les virus, la guérilla du hacking etc. La représentation topographique de ces « zones » de chaos serait similaire à l’Équation de Mandelbrot, contenues ou cachées dans la carte comme les « péninsules » et qui semblent y « disparaître ». Cette « écriture » - dont une partie se volatilise et une partie s’auto-efface - est le processus même qui compromet déjà le Net ; incomplet, ultimement non contrôlable. Autrement dit, l’équation de Mandelbrot, ou quelque chose de semblable, pourrait s’avérer utile au « complot » (8) pour l’émergence du contre-Net comme processus chaotique, pour une « évolution créatrice » selon le terme de Prigogine. A défaut d’autre chose, l’équation de Mandelbrot est une métaphore pour le « mapping » de l’interface de la TAZ et du Net comme disparition de l’information. Toute « catastrophe » à l’intérieur du Net est un nœud de pouvoir pour le Web et le contre-Net. Le Net souffrira du chaos, tandis que le Web pourrait s’en nourrir. Soit par le simple piratage de données, soit par un développement plus complexe du rapport réel au chaos, le hacker du Web, le cybernéticien de la TAZ, trouveront le moyen de tirer avantage des perturbations, des ruptures ou des crashs du Net (histoire de produire de l’information à partir de « l’entropie »). En tant que bricoleur, nécrophage de fragments d’information, contrebandier, maître-chanteur, peut-être même cyber-terroriste, le pirate de la TAZ œuvrera à l’évolution de connections fractales clandestines. Ces connections, et l’information différente qui circule entre et parmi elles, formeront des « dérivations de pouvoir » servant l’émergence de la TAZ elle-même - tout comme on doit voler de l’électricité au monopole de l’énergie pour éclairer une maison abandonnée, occupée par des squatters. Le Web va donc parasiter le Net, afin de produire des situations favorables à la TAZ - mais nous pourrions également concevoir cette stratégie comme une tentative de construction d’un Net alternatif, « libre », qui ne soit plus parasitaire et qui servira de base à une « nouvelle société émergeant de la coquille de l’ancienne ». Pratiquement, le Contre-Net et la TAZ peuvent être considérés comme des fins en soi - mais, théoriquement, ils peuvent aussi être perçus comme des formes de lutte pour une réalité différente. Ceci étant dit, admettons que l’ordinateur suscite quelques inquiétudes, quelques questions toujours sans réponse, en particulier en ce qui concerne l’Ordinateur Personnel [PC]. L’histoire des réseaux informatiques, des BBSs et des diverses expérimentations de la démocratie électronique a été, jusqu’à maintenant, essentiellement celle du hobbisme. Bien des anarchistes et des libertaires ont une foi profonde dans le PC comme arme de libération et d’auto-libération - mais n’ont pas de gains réels à montrer, pas de liberté palpable. J’éprouve peu d’intérêt pour une hypothétique classe entrepreneuriale émergente de traiteurs de textes-et-données indépendants, bientôt capable de développer une vaste industrie des chaumières ou de réaliser à la pièce des boulots merdeux pour des corporations et des bureaucraties variées. Qui plus est, il n’est pas nécessaire d’être devin pour prédire que cette « classe » développera sa sous-classe - une sorte de lumpen yuppetariat : des femmes au foyer, par exemple, qui alimenteront leur famille avec des « revenus secondaires » en transformant leur foyer en atelier électronique, petites dictatures du Travail où le « patron » est un réseau informatique. Je ne suis pas davantage impressionné par le type d’information et de services proposés par les réseaux « radicaux » actuels. Il existe quelque part, nous dit-on, une « économie de l’information ». Peut-être. Mais l’information échangée dans ces BBSs « alternatifs », semble se limiter à du techno-blabla. Est-ce une économie ? Ou plutôt un passe-temps pour enthousiastes ? D’accord, les PCs ont engendré une autre « révolution de l’imprimerie », d’accord, les réseaux marginaux évoluent, d’accord, je peux désormais tenir six conversations téléphoniques en même temps ; mais quelle différence cela fait-il dans ma vie de tous les jours ? Franchement, j’avais déjà accès à un tas de données pour enrichir mes perceptions, que ce soit par les livres, les films, la télé, le théâtre, le téléphone, la Poste, des états de conscience altérés etc. Ai-je vraiment besoin d’un PC pour en obtenir encore plus ? Vous m’offrez de l’information secrète ? OK... c’est tentant, mais alors je demande des secrets merveilleux et pas simplement des numéros rouges ou le trivial des politiciens et des flics. Je veux surtout que l’ordinateur m’offre des informations liées aux biens véritables - aux « bonnes choses de la vie », comme le dit le Préambule IWW. Et puisque j’accuse ici les hackers et les BBSers de rester dans un flou intellectuel, je dois moi-même descendre des nuages baroques de la Théorie et de la Critique et expliquer ce que j’entends par « biens véritables ». Disons que pour des raisons à la fois politiques et personnelles, je désire une bonne nourriture, meilleure que celle que je peux obtenir du Capitalisme, non polluée, encore bénie d’arômes forts et naturels. Et pour compliquer le jeu, imaginons que la nourriture que je désire ardemment soit illégale - par exemple du lait non pasteurisé ou encore ce fruit cubain exquis, le mamey, qui ne peut pas être importé frais aux États-Unis parce que sa graine est hallucinogène (du moins c’est ce qu’on m’a dit). Je ne suis pas fermier. Disons que je suis importateur de parfums et d’aphrodisiaques rares, et affinons le jeu en supposant que la plus grande partie de mon stock est également illégal. Ou disons que je veuille simplement échanger mes services en traitement de texte contre quelques navets organiques, mais que je refuse de faire le rapport de mes transactions au fisc (comme la loi m’y oblige, croyez-le ou non !). Ou encore que je souhaite rencontrer d’autres êtres humains pour des pratiques consensuelles, mais illégales, de plaisir mutuel (il y a eu quelques tentatives, mais tous les BBSs pornos durs ont été neutralisés - à quoi sert un underground avec une sécurité nulle ?). En bref, supposons que j’en ai plein le dos de la pure information, du fantôme dans la machine. Selon vous, les ordinateurs devraient déjà être capables d’assouvir mes désirs de nourriture, de drogue, de sexe, d’évasion fiscale. Soit ! Mais alors pourquoi est-ce que ça ne se produit pas ? La TAZ a été, est et sera, avec ou sans ordinateur. Mais le fait qu’elle atteigne son plein potentiel est moins une question de combustion spontanée qu’un phénomène d’« Iles sur le Net ». Le Net, ou plutôt le contre-Net, contient la promesse d’une TAZ intégrale, un plus qui augmentera son potentiel, un « saut quantique » (bizarre comme cette expression a fini par signifier un grand saut) dans la complexité et le sens. La TAZ doit maintenant exister à l’intérieur d’un monde d’espace pur, le monde des sens. Liminaire, évanescente même, la TAZ doit combiner information et désir pour mener à bien son aventure (son « à-venir »), pour s’emplir jusqu’aux frontières de sa destinée, se saturer de son propre devenir. L’Ecole Néo-paléolithique a peut-être raison lorsqu’elle affirme que toute forme d’aliénation et de médiation doit être détruite ou abandonnée avant que nos buts ne soient atteints - ou encore, il se peut que la véritable anarchie ne se réalisera que dans l’Espace, comme l’affirment certains futuro-libertaires. Mais la TAZ ne se soucie guère du « a été » ou du « sera ». Elle s’intéresse aux résultats - raids réussis sur la réalité consensuelle, échappées vers une vie plus intense et plus abondante. Si l’ordinateur n’est pas utilisable pour ce projet, alors il devra être rejeté. Pourtant, mon intuition me dit que le contre-Net est déjà en gestation, qu’il existe peut-être déjà - mais je ne peux pas le prouver. J’ai fondé la théorie de la TAZ en grande partie sur cette intuition. Bien sûr le Web implique aussi des réseaux d’échange non-informatisés comme le samizdat, le marché noir etc. - mais le vrai potentiel de la mise en réseau non hiérarchique de l’information désigne l’ordinateur comme l’outil par excellence. Maintenant j’attends que les hackers me prouvent que j’ai raison, que mon intuition est bonne. Alors où sont mes navets ?
« Partis pour Croatan »
Nous n’avons aucune envie de définir la TAZ ou d’élaborer des dogmes sur la manière dont elle doit être créée. Nous nous contentons de dire qu’elle a été, qu’elle sera et qu’elle est en devenir. Il serait alors plus intéressant et plus utile d’examiner quelques TAZs passées et présentes, et d’envisager ses manifestations futures ; en évoquant quelques prototypes, nous pourrions être à même d’apprécier l’étendue possible de l’ensemble, et d’apercevoir éventuellement un « archétype ». Abandonnant toute tentative d’encyclopédisme, nous adopterons une technique d’éparpillement, une mosaïque d’aperçus, en commençant tout à fait arbitrairement avec le XVIe-XVIIe siècle et la colonisation du Nouveau Monde. L’ouverture du « nouveau » monde fut conçue d’emblée comme une opération occulte. Le mage John Dee, conseiller spirituel d’Elizabeth Ière, semble avoir inventé le concept d’« impérialisme magique », et avoir contaminé de fait une génération entière. Halkyut et Raleigh tombèrent sous son charme, et Raleigh usa de ses contacts avec « l’Ecole de la Nuit » - une cabbale de penseurs avancés, d’aristocrates et d’adeptes - pour pousser la cause de l’exploration, de la colonisation et de la cartographie. La Tempête de Shakespeare était une pièce de propagande pour la nouvelle idéologie et la Colonie Roanoke fut sa première vitrine expérimentale. La vision alchimiste du Nouveau Monde associa celui-ci à la materia primera ou hylè, à l’« état de Nature », à l’innocence et au tout-est-possible (« Virgin-ia »), un chaos que l’adepte transmuerait en « or », c’est-à-dire en perfection spirituelle aussi bien qu’en abondance matérielle. Mais cette vision alchimiste relève également d’une fascination actuelle pour l’originel, une sympathie rampante, un sentiment d’envie pour sa forme sans-forme, et qui prend pour cible le symbole de « l’Indien » : « L’Homme » à l’état de nature, non corrompu par le « gouvernement ». Caliban, l’Homme Sauvage, est comme un virus qui habite la machine même de l’Impérialisme Occulte. Les humains forêt/animaux sont investis d’emblée du pouvoir magique du marginal, du méprisé et de l’exclu. D’un côté Caliban est laid, et la Nature est une « étendue sauvage hurlante ». De l’autre, Caliban est noble et sans chaînes et la Nature est un Eden. Cette fracture dans la conscience européenne précède la dichotomie Romantique/Classique ; elle s’est enracinée dans la Haute Magie de la Renaissance. La découverte de l’Amérique (l’Eldorado, la Fontaine de Jouvence) l’a cristallisée, et elle a pris forme dans les schémas réels de la colonisation. À l’école primaire on a appris aux Américains que les premières colonies de Roanoke avaient échoué ; les colons disparurent, ne laissant derrière eux que ce message cryptique : « Partis pour Croatan ». Des récits ultérieurs d’« indiens-aux-yeux-gris » furent classés légendes. Les textes laissent supposer que ce qui se passa véritablement, c’est que les indiens massacrèrent les colons sans défense. Pourtant « Croatan » n’était pas un Eldorado, mais le nom d’une tribu voisine d’indiens amicaux. Apparemment la colonie fut simplement déplacée de la côte vers le Grand Marécage Lugubre, et absorbée par cette tribu. Les indiens-aux-yeux-gris étaient réels - ils sont toujours là et s’appellent toujours les Croatans. Ainsi - la toute première colonie du Nouveau Monde choisit de renoncer à son contrat avec Prospero (Dee/Raleigh/l’Empire) et de suivre Caliban chez l’Homme Sauvage. Ils désertèrent. Ils devinrent « Indiens », « s’indigènèrent », ils préférèrent le chaos aux effroyables misères de la servitude, aux ploutocrates et intellectuels de Londres. Là où se trouvait jadis l’« Île de la Tortue », l’Amérique venait au monde, et Croatan resta enfouie dans sa psychè collective. Par-delà la frontière, l’état de nature (i.e. l’absence d’État) prévalut - et dans la conscience du colon, l’option de l’étendue sauvage était toujours latente, la tentation de laisser tomber l’église, le travail de la ferme, l’instruction, les impôts - tous les fardeaux de la civilisation - et de « partir pour Croatan » d’une manière ou d’une autre. En outre, quand en Angleterre la révolution fut trahie, tout d’abord par Cromwell, puis par la Restauration, des vagues de Protestants radicaux s’enfuirent ou furent déportés vers le Nouveau Monde (qui était devenu une prison, un lieu d’exil). Antinomiens, Familistes, Quakers fripons, Levellers, Diggers, Ranters furent alors lâchés dans l’ombre occulte de l’étendue sauvage et se précipitèrent pour l’embrasser. Anne Hutchinson et ses amis n’étaient que les plus connus des Antinomiens (c’est-à-dire les plus élevés socialement) - ayant eu la mauvaise chance d’être impliqués dans la politique de la Colonie de la Baie - mais il est clair qu’il y eut une aile beaucoup plus radicale du mouvement. Les incidents relatés par Hawthorne dans The Maypole of Merry Mount sont rigoureusement historiques ; apparemment les extrémistes avaient décidé d’un commun accord de renoncer au Christianisme et de se convertir au paganisme. S’ils étaient parvenus à s’unir avec leurs alliés indiens, il en aurait résulté une religion syncrétique Antinomienne/Celtique/Algonquine, une sorte de Santeria nord-américaine du dix-septième siècle. Sous les administrations plus lâches et plus corrompues des Caraïbes, où les intérêts des rivaux européens avaient laissé de nombreuses îles désertes ou délaissées, les sectaristes purent mieux prospérer. La Barbade et la Jamaïque en particulier ont dû être peuplées par de nombreux extrémistes, et je crois que les influences des Levellers et des Ranters ont contribué à l’« utopie » Boucanière sur l’île de la Tortue. Là, pour la première fois, grâce à Œxmelin, nous sommes en mesure d’étudier en profondeur une proto-TAZ du Nouveau Monde réussie. Fuyant les terribles « avantages » de l’Impérialisme comme l’esclavage, la servitude, le racisme et l’intolérance, les tortures du travail forcé et la mort vivante dans les plantations, les Boucaniers adoptèrent le mode de vie indien, se marièrent avec les Caribéens, acceptèrent les Noirs et les Espagnols comme égaux, rejetèrent toute nationalité, élirent leurs capitaines démocratiquement, et retournèrent à l’« état de Nature ». Après s’être déclarés « en guerre avec le monde entier », ils partirent piller ; leurs contrats mutuels, appelés « Articles », étaient si égalitaires que chaque membre recevait une part entière, et le capitaine pas plus d’une-un-quart ou une-et-demie. Le fouet et les punitions étaient interdits, les querelles étaient réglées par vote ou par duel d’honneur. Il est tout simplement erroné de la part de certains historiens de stigmatiser les pirates comme de simples brigands des mers ou même des proto-capitalistes. En un sens, c’étaient des « bandits sociaux », bien que leurs communautés de base ne soient pas des sociétés paysannes traditionnelles, mais des « utopies » créées ex nihilo sur des terres inconnues, des enclaves de liberté totale occupant des espaces vides sur la carte. Après la chute de l’île de la Tortue, l’idéal boucanier resta vivant pendant tout « l’Âge d’Or » de la Piraterie (1660-1720 environ) et aboutit, par exemple, au peuplement de Belize qui avait été fondée par les Boucaniers. Puis, quand la scène se déplaça à Madagascar - une île qui n’avait pas encore été annexée par un pouvoir impérial et qui n’était gérée que par un ensemble informel de rois natifs (des chefs) désireux de s’allier aux pirates - l’Utopie Pirate atteignit sa plus haute forme. Le récit que fait Defoe du Capitaine Misson et de la fondation de Libertalia, est peut-être - comme le disent certains historiens - un canular littéraire destiné à faire la propagande des théories radicales Whig (les libéraux anglais), mais il était imbriqué dans L’Histoire générale des plus fameux Pyrates (1724-1728), qui est en grande partie toujours considérée comme véridique et précise. En outre, l’histoire du Capitaine Misson ne fut pas critiquée à la parution du livre, alors que beaucoup d’anciens membres des équipages de Madagascar étaient encore vivants. Il semble que ceux-ci y aient cru, sans aucun doute parce qu’ils avaient connu des enclaves pirates très semblables à Libertalia. Une fois de plus, des esclaves libérés, des natifs, et même des ennemis traditionnels comme les Portugais, avaient été invités à s’unir en toute égalité. (Libérer les bateaux d’esclaves était une préoccupation majeure.) La terre était gérée en commun, les représentants élus pour de courtes durées, le butin partagé ; la doctrine de la liberté était prêchée bien plus radicalement que celle du Sens Commun. Libertalia espéra durer, et Misson mourut en la défendant (9). Mais la plupart des utopies pirates étaient faites pour être temporaires ; en fait les vraies « républiques » corsaires étaient leurs vaisseaux voguant sous la loi des Articles. Les enclaves terrestres n’avaient pas de loi du tout. Exemple classique, Nassau aux Bahamas, un village balnéaire de cabanes et de tentes, dédié au vin, aux femmes (et probablement aux garçons aussi, si l’on en juge par ce qu’écrit Birge dans Sodomie et Piraterie), aux chansons (les pirates étaient très amateurs de musique et avaient l’habitude de louer des groupes de musiciens pour des croisières entières), et aux pires excès ; il disparut en l’espace d’une nuit lorsque la flotte britannique apparut dans la Baie. Barbe Noire et « Calico Jack » Rackham et sa bande de femmes-pirates partirent vers des rivages plus sauvages et de pires destins, tandis que d’autres acceptèrent le Pardon et se réformèrent. Mais la tradition des Boucaniers subsista à Madagascar, où les enfants sang-mêlés des pirates constituèrent leurs propres royaumes, et dans les Caraïbes, où les esclaves en fuite et les groupes mixtes noir/blanc/rouge prospérèrent dans les montagnes et l’arrière-pays, sous le nom de « Maroons ». Quand Zora Neale Hurston visita la Jamaïque dans les années vingt (voir son livre Dis à mon cheval), la communauté maroon avait gardé un certain degré d’autonomie et quelques vieux usages populaires. Les Maroons du Surinam quant à eux, pratiquent encore le « paganisme » africain. Au cours du dix-huitième siècle, l’Amérique du Nord produisit également quelques « communautés tri-raciales isolées », en marge de la société. (Ce terme « clinique » fut inventé par le Mouvement Eugéniste, qui réalisa les premières études scientifiques sur ces communautés. Malheureusement ladite « science » ne fit que servir d’alibi à la haine des pauvres et des « bâtards », et la « solution au problème » fut généralement la stérilisation forcée.) Les noyaux était toujours constitués d’esclaves et de paysans en fuite, de « criminels » (c’est-à-dire les plus pauvres), de « prostituées » (c’est-à-dire les femmes blanches mariées à des non-blancs), et de membres des différentes tribus natives. Parfois, dans certains cas, comme chez les Seminoles et les Cherokees, la structure tribale traditionnelle absorba les nouveaux arrivants ; en d’autres cas, de nouvelles tribus étaient constituées. Ainsi les Maroons du Grand Marais Lugubre, qui vécurent pendant les dix-huitième et dix-neuvième siècles, adoptaient les esclaves évadés et fonctionnaient comme des étapes sur l’Underground Railway (les circuits d’évasion des esclaves), servant de centre religieux et idéologique pour les rebelles. La religion était le HooDoo, un mélange d’éléments africains, indigènes et chrétiens, et selon l’historien H. Leaming-Bey, les aînés de la foi et les chefs Maroons du Grand Marais étaient connus comme « The Seven Finger High Glister ». Les Ramapaughs du nord du New Jersey (incorrectement connus sous le nom de « Jackson Whites ») ont, eux aussi, une généalogie romantique et archétypique : esclaves libérés des soldats hollandais, clans divers du Delaware et de l’Algonquin, habituelles « prostituées », « Hessiens » (une appellation pour les mercenaires britanniques égarés, les déserteurs Loyalistes etc.), et bandes locales de bandits sociaux comme celle de Claudius Smith. Certains groupes se réclament d’une origine africano-islamique : les Moors du Delaware et les Ben Ishmael, qui émigrèrent du Kentucky en Ohio au milieu du dix-huitième siècle. Les Ishmaels pratiquaient la polygamie, ne buvaient jamais d’alcool, gagnaient leur vie comme ménestrels, se mariaient avec des indiens et adoptaient leurs coutumes et ils étaient si enclins au nomadisme qu’ils mettaient des roues à leurs maisons. Leur migration annuelle passait par des villes frontières nommées Mecca ou encore Medina. Au dix-neuvième siècle certains d’entre eux épousèrent les idéaux anarchistes et furent la cible des Eugénistes lors d’un pogrom particulièrement pervers de sauvetage-par-extermination. Quelques-unes des toutes premières lois eugénistes furent passées en leur honneur. Ils « disparurent » en tant que tribu dans les années vingt, mais allèrent probablement gonfler les rangs des premières sectes « Islamistes Noires » et du « Moorish Science Temple ». J’ai moi-même grandi avec les légendes des « Kallikaks » du New Jersey Pine Barrens (et bien sûr avec Lovecraft, un raciste fanatique,fascinépar les communautés isolées). Ces légendes s’avèrent être la mémoire populaire des calomnies eugénistes ; depuis leur quartier général de Vineland (New Jersey), ils ont entrepris les « réformes » habituelles contre « le mélange des gènes » et « la faiblesse d’esprit » dans les Barrens (en publiant entre autres des photographies des Kallikaks, grossièrement et visiblement retouchées où ils ressemblaient à des monstres dégénérés). Les « communautés isolées » - du moins celles qui ont préservé leur identité jusqu’au vingtième siècle - refusent constamment d’être absorbées par la culture dominante ou par la « sous-culture » noire, au sein de laquelle les sociologues modernes préfèrent les ranger. Dans les années soixante-dix, inspirés par la renaissance des Natifs Américains, un certain nombre de groupes - parmi lesquels les Moors et les Ramapaughs - s’adressèrent au Bureau des Affaires Indiennes (BIA) pour être reconnus comme tribus indiennes. Ils reçurent le soutien des activistes indigènes mais se virent refuser la reconnaissance officielle. Après tout, s’ils avaient obtenu gain de cause, leur victoire aurait pu établir un précédent dangereux pour les marginaux de toutes sortes, des « Peyotistes blancs » et autres Hippies aux nationalistes noirs, ariens, anarchistes et libertaires - une « réserve » pour tout le monde et pour n’importe qui ! Le « Projet Européen » ne peut pas reconnaître l’existence de l’Homme Sauvage - le chaos vert reste une trop grande menace pour le rêve impérial d’ordre. Les Moors et les Ramapaughs rejetèrent essentiellement l’explication « diachronique » ou historique de leur origine au profit d’une identité « synchronique » fondée sur le « mythe » de l’adoption indienne. Autrement dit, ils s’autoproclamèrent « Indiens ». Si tous ceux qui veulent « être indien » pouvaient ainsi s’autoproclamer indien, imaginez quel départ pour Croatan ce serait. Cette vieille ombre occulte hante encore les restes de nos forêts (qui, soit dit en passant, se sont largement accrues dans le Nord-Est depuis les XVIII-XIXe siècles, alors que de vastes étendues de terre cultivée sont retournées à la broussaille. Sur son lit de mort, Thoreau rêvait du retour de « ... Indiens... forêts » (10) : le retour du réprimé). Les Moors et les Ramapaughs avaient évidemment des raisons bien concrètes pour se vouloir indiens - après tout ils avaient des ancêtres indiens - mais si nous considérions leur auto-proclamation en termes aussi bien « mythiques » qu’historiques nous en apprendrions davantage sur notre quête de la TAZ. Il existe dans les sociétés tribales ce que les anthropologistes appellent le mannenbunden : en changeant de forme, en s’incarnant dans le totem animal (loups-garou, chamans jaguar, hommes léopard, sorcières chat etc.), les sociétés totémiques se vouèrent à une identification avec la Nature. Dans le contexte général d’une société coloniale (comme le souligne Taussig dans [Chamanisme, Colonialisme et Homme Sauvage), le pouvoir de changer de forme est partie prenante de la culture indigène - ainsi la partie la plus réprimée de la société acquiert un pouvoir paradoxal fondé sur le mythe d’un pouvoir occulte, à la fois redouté et désiré par les colonisateurs. Bien sûr les indiens ont réellement une certaine connaissance occulte ; mais, parce que l’Empire perçoit cette culture indienne comme une sorte d’« état sauvage spirituel », les indiens en sont arrivés à croire de plus en plus consciemment à ce rôle. Même s’ils sont marginalisés, la Marge acquiert une aura magique. Avant l’homme blanc, ils n’étaient que de simples tribus d’individus - ils sont maintenant les « gardiens de la Nature », les habitants de l’« état de Nature ». Finalement le colonisateur lui-même est séduit par ce « mythe ». Chaque fois qu’un Américain veut être en marge de la société ou revenir à la terre, il « devient indien ». Les démocrates radicaux du Massachusetts (descendants spirituels des Protestants radicaux) qui organisèrent la Partie de Thé et crurent réellement que les gouvernements pourraient être abolis (toute la région de Berkshire s’autoproclama « état de Nature » !), se déguisèrent en « Mohawks ». De cette façon, les colonisateurs qui se trouvèrent soudain en marge de la mère patrie, adoptèrent le rôle des indiens marginaux, cherchant ainsi (d’une certaine façon) à s’approprier leur pouvoir occulte, leur rayonnement mythique. Des Hommes des Montagnes aux Scouts, le rêve de « devenir indien » s’inscrit en filigrane dans l’histoire, la culture et la conscience américaines. Cette hypothèse est également confortée par l’imagerie sexuelle associée aux groupes « tri-raciaux ». Les « natifs » sont bien sûr toujours immoraux, mais les renégats raciaux et les marginaux sont carrément des pervers-polymorphes. Les Boucaniers étaient des sodomites, les Maroons et les Hommes des Montagnes des dégénérés, les « Jukes and Kallikaks » pratiquaient la fornication et l’inceste (entraînant des mutations telle que la polydactilie), les enfants couraient nus et se masturbaient ouvertement etc. Retourner à un « état de Nature » semble paradoxalement autoriser la pratique de tout acte « non naturel », du moins si l’on en croit les Puritains et les Eugénistes. Et comme dans les sociétés répressives racistes et moralistes beaucoup de gens désirent précisément ces actes licencieux, ils projettent leurs désirs sur les marginalisés, et se convainquent ainsi eux-mêmes qu’ils restent purs et civilisés. De fait, certaines communautés marginalisées rejettent effectivement la moralité du consensus - chez les pirates c’est certain ! - et réalisent sans aucun doute les désirs refoulés de la civilisation. (Ne le feriez-vous pas ?) Devenir « sauvage » est toujours un acte érotique, un acte de nudité. Avant de quitter le thème des « tri-raciaux isolés », j’aimerais rappeler l’enthousiasme de Nietzsche pour le « mélange des races ». Impressionné par la vigueur et la beauté des cultures hybrides, il proposa le mélange des gènes, non seulement comme une solution au problème de race, mais aussi comme le principe d’une nouvelle humanité, libérée du chauvinisme ethnique et national - sans doute fut-il un précurseur du « nomadisme psychique ». Le rêve de Nietzsche semble toujours aussi éloigné de nous qu’il le fut de lui. Le chauvinisme règne toujours. Les cultures mélangées restent submergées. Mais les zones autonomes des Boucaniers et des Maroons, des Ishmaels et des Moors, des Ramapaughs et des « Kallikaks », ou plutôt leurs histoires respectives, sont révélatrices de ce que Nietzsche aurait pu appeler la « Volonté du Puissance comme Disparition ». Une idée à laquelle il nous faut revenir.
(suite et fin sur le site de l’Eclat)