J’ai découvert Wendy Guerra aux Assises internationales du roman. Née à la Havane en 1970, elle est poétesse, cinéaste et romancière. Diariste depuis l’enfance, sur une idée et à la demande de sa mère, elle utilise le journal intime comme matrice de son œuvre. Renonçant à publier ses journaux d’enfance sans rien en changer parce que sa propre voix lui semblait cruelle, une charge trop pesante pour une enfant aussi jeune (« C’était comme porter un très lourd fardeau de terre rouge sur le dos »), Wendy Guerra a choisi de travailler le journal intime comme une glaise :
« J’ai pensé qu’il fallait lâcher tout ce lest d’un coup. J’avais deux options : avaler tout cela et continuer le Journal à l’aveuglette, ou le détacher et le manipuler un peu à l’intérieur de certaines lois narratives possibles pour qu’il soit édité à travers une voix qui s’interroge sur des questions concernant son monde depuis l’âge de huit ans. Le voyage vers l’âge adulte connut un démarrage fait de mauvaises passes, de mauvais esprits, et comme l’indiquent de sages voix yorubas à Cuba, il fallait procéder à un « Ebbo », un Dépouillement. Nettoyage et détachement. Cuvette d’eau remplie de fleurs, eau de Cologne et miel, coquille blanche, plumes trempées dans l’encre échappant au vide en spirale. Mots qui sortent de ton corps pour le laver et le guérir de l’obsession. »
Mais la fillette, présente dans la première partie de ce travail d’écriture, devint rapidement, malgré l’auteure, une autre personne et avec elle la peur fit son apparition. La peur d’être exposée, épiée, remettant en cause cette écriture de l’intime. Mais le jour de l’enterrement de sa mère, Wendy Guerra se rappela du mot, secret et doux, tatoué sur le corps mort de celle qui allait être rendue à la terre, et de cet employé des pompes funèbres qui essayait de maquiller un visage que personne ne verrait jamais plus. C’est à ce moment qu’elle a décidé de s’exposer de son vivant : « Nous sommes exposés, nous le sommes toujours. Nous serons maquillés dans la mort si nous ne parlons jamais dans la vie… Et j’ai commencé à transformer le quotidien en livres. »
Dès lors, même si elle affirme qu’elle aurait voulu ne pas répondre aux échos d’une écriture aussi crue et désincarnée, Wendy Guerra va combattre sa peur et rester fidèle à ses Journaux auxquels elle est fière de ne jamais avoir menti :
« J’allume la lumière pour me sentir accompagnée. Celle qui tient le Journal et moi allons nous soigner, nous allons écrire ensemble, en secret.
Je ne reconnais pas la rancœur en moi, ni la haine, ni les règlements de compte, encore moins la mort d’une genèse. Rien de ce qui me contient aujourd’hui ne peut être écarté, je suis le témoin parfait et l’oublier est une erreur que je regretterais. Ceux qui ont voulu oublier trouvent toujours quelqu’un ou quelque chose pour se souvenir d’eux. Je ne peux pas devenir indépendante de ce que j’ai été, même si je me découpe avec des mensonges chirurgicaux. »
Dans son premier roman, Tout le monde s’en va, Wendy Guerra brossait le portrait marquant d’une génération à travers le journal intime de Nieve, qui grandit sur l’île dans les années 1980, alors que tout le monde s’en va vers un ailleurs fantasmé. Depuis son enfance tiraillée entre des parents bohèmes qui se déchirent, jusqu’aux prémices de sa vie de femme, c’est un itinéraire personnel, poétique et sans fard qui se dessine alors, celui d’une jeune diariste pour laquelle les expériences amoureuses vont participer de l’éveil d’une sensibilité artistique comme d’une conscience politique.
Dans son dernier opus, Mère Cuba, c’est la voix d’une adulte que l’on entend. Nadia Guerra, double romanesque de l’auteure, est une animatrice de radio qui, au cœur de la nuit, en se battant contre l’oubli et l’immobilisme, se fait le porte-parole d’une Cuba de l’ombre, sensuelle et rebelle. Elle tente de secouer les insomniaques de leur torpeur intellectuelle et politique avec son émission radiophonique « Une Aube avec personne », ponctuée de vieilles rengaines cubaines :
« Cher ami, parlons entre nous, et cessons pour une fois de constituer une masse afin de pouvoir nous sentir complices d’une chose très personnelle. L’insomniaque, le noctambule, le lunatique, tous ceux qui m’écoutent en sachant que demain, peut-être, je ne pourrai plus raconter ce que je sais aujourd’hui, ce que toi aussi tu penses et tais, comme nos parents un jour sur cette même antenne, dans cette ville ou dans une autre du même genre, à cette heure ont cessé de dire.
Entre nous, tout près… A une heure aussi matinale, je ne peux pas te mentir. »
Mais la voix de Nadia, comme celle de sa mère avant elle, va devoir cesser d’émettre les ondes de la mémoire. Peu importe, Nadia continuera son œuvre, une nouvelle émission où elle livrera sa vie privée à ses amis. Ayant obtenu une bourse pour Paris (l’art n’est pas son unique motivation), elle se rend dans la capitale française sur les traces de sa mère. C’est à Moscou qu’elle la retrouvera, mariée, amnésique, malade, désorientée. Nadia décide de la ramener dans son île natale : « Comme Cuba se trouve à Cuba et qu’on ne peut l’emporter ailleurs, j’y reviens. » En fouillant dans les affaires de sa mère, elle va retrouver le journal intime de cette dernière, celui qu’elle tenait à Cuba la veille de la Révolution. Se dessine alors un deuxième portrait de femme, puis un troisième, celui de Célia Sanchez, cette héroïne révolutionnaire que Castro a aimée et trahie.
A travers ces journaux croisés, ce roman énergique et lancinant immerge le lecteur dans le cœur d’une génération hantée par un héritage révolutionnaire aussi lourd que captivant et livre trois magnifiques portraits de femmes dans toute leur complexité.