Régis Poulet : La Revue des ressources, qui te remercie, Kenneth, de lui accorder cet entretien, suit depuis longtemps ton travail. Ton œuvre se déploie depuis un demi-siècle en une triple guise – poèmes, essais, cheminements. Le lecteur francophone qui veut te lire découvre avec regret que certains titres, et non des moindres, sont épuisés. Quelques titres sont en cours de réédition par la maison Le Mot et le Reste, et nous apprenons avec grand plaisir que la sortie de tes Œuvres complètes est en projet en Écosse. Qu’est-ce que cela représente pour toi ?
Kenneth White : C’est la possibilité de présenter une vue d’ensemble de mon travail – pour moi et pour d’autres qui s’y intéressent. Peut-être faut-il préciser en tout premier lieu qu’il ne s’agit évidemment pas d’une œuvre complète close, mais d’une œuvre complète en cours. L’idée est de suivre un système à deux pistes (two-track system). Sur une de ces pistes, de nouveaux livres – je viens d’en lancer trois : Ideas of Order at Cape Wrath (essais), The Winds of Vancouver (prose narrative) et Latitudes and Longitudes (poèmes). Sur l’autre, des rééditions, qui porteront à chaque occasion une nouvelle préface situant le livre dans l’ensemble. Petit à petit, les parutions de la piste nouvelle rejoindront les ouvrages de la piste permanente. L’édition sera assurée non pas par une maison commerciale, mais par le Research Institute of Irish and Scottish Studies de l’université d’Aberdeen, ce qui devrait garantir une solide continuité dans le processus. Le gros de l’entreprise (une vingtaine de volumes) devrait être achevé dans l’espace de cinq ans.
RP : En relisant un bon nombre de tes livres, j’ai remarqué que la notion même d’œuvre, et plus précisément encore d’« œuvre complète » revient de temps à autre. En quoi cette notion t’intéresse-t-elle autant ? Quel sens précis donnes-tu à ces deux termes ?
KW : Grande question… Peut-être faut-il commencer par dire que c’est un mot qui disparaît de la circulation, une notion en voie d’extinction. L’édition, sauf exception, abandonne progressivement l’idée d’une continuité dans le travail pour ne s’intéresser qu’au coup par coup, le seul critère étant financier. En reprenant le mot sans lui donner le sens classique de « monument éternel » (l’exegi monumentum aere perennius d’Horace), mais de « mouvement profond », je suis allé, dès le départ, à contre-courant. Pour ce qui est de la notion même d’œuvre complète, j’apprécie tout particulièrement la définition qu’en donne Friedrich Schlegel, dans son Entretien sur la poétique : « Une œuvre est complète quand elle est partout parfaitement délimitée, mais en même temps illimitée et inépuisable. Il faut qu’elle ait voyagé à travers les trois ou quatre continents de l’humanité, non pour limer les angles de l’individualité de l’auteur, mais pour élargir sa vision, donner à son esprit plus de liberté et de pluralité internes, et par là même plus d’autonomie. » Cela dit, la grande question est de savoir où une œuvre commence et comment elle se développe. Au début, il y aurait quelque chose de biologique et quelque chose d’environnemental. Disons, un tempérament, et des circonstances. Si les circonstances ne sont pas trop hostiles, si elles sont même favorables (mais peut-être pas trop favorables), ce « tempérament » va pouvoir se développer. Comme dans la théorie des capacités auto-organisatrices de systèmes ouverts, c’est-à-dire à travers lesquels coulent de la matière et de l’énergie. Ou comme dans la théorie biologique de l’autopoiesis, selon laquelle l’évolution se fait par drift (flux, dérive), élément ajouté après élément, sans « but » connu à l’avance. Petit à petit, à un rythme de plus en plus soutenu, un ensemble de textes se constitue, que l’on peut appeler une « œuvre ». En jetant un coup d’œil en arrière (cela n’a jamais été mon habitude, j’ai toujours foncé en avant), je suis conscient d’une multiplicité de textes. Dans chacun, j’ai suivi un raisonnement serré, avec de nombreuses correspondances, y compris dans la syntaxe et la phonétique, et à chaque fois j’ai poussé les choses (la « substance ») le plus loin possible. Mais je n’ai jamais retenu tous les traits de ces textes, justement parce qu’ils étaient très serrés. Je n’ai jamais bâti de système. Tout au plus ai-je dessiné de temps en temps les grandes lignes : une cartographie. Puis je recommence, je me replonge dans le flux, allant de territoire en territoire, de mouvement en mouvement, de moment en moment… Ce qui me semble sûr, c’est que, si l’on veut faire une œuvre un tant soit peu « complète », il faut entrer dans un grand espace-temps. « L’espace, c’est la face d’une horloge gigantesque », dit Ratzel dans son Anthropogéographie. Si on n’a pas étudié les grandes histoires du monde et de la culture (disons, d’Hérodote à Toynbee), si, à un niveau plus profond, on ne pénètre pas dans la critique que fait Nietzsche de l’historicisme et dans son analyse du nihilisme, si on ne se situe pas dans cet espace-temps, et sur ces hauteurs, on pourra faire « de la littérature », on pourra même produire des textes intelligents, construire un système intellectualiste, mais on n’entrera pas dans le champ du grand travail, on n’œuvrera pas dans le grand chantier.
RP : Il y a des écrivains qui publient toute leur œuvre dans la même maison d’édition. Cette œuvre est de ce fait facilement repérable. Ce n’est pas ton cas. Y a-t-il des raisons à cela ?
KW : Avant de parler d’édition, évoquons un contexte plus général. Il y a d’abord ma « position ». Le fait d’être à la fois anglophone et francophone, écrivant, selon les occasions, dans les deux langues, me met déjà un peu « à part ». Et puis j’écris ces trois sortes de livres que tu viens d’évoquer. De sorte que l’on me trouvera aussi bien chez les poètes, chez les romanciers, ou chez les philosophes. Et puis, même à l’intérieur de ces diverses catégories, il peut y avoir des variantes. Pendant un moment, parce que j’étais l’un de ceux (plutôt rares) qui attiraient l’attention sur le haiku et qui le pratiquaient, j’étais connu par beaucoup comme « le poète du haiku » – et c’est à ce moment-là que je publie un long poème en cinquante-deux sections. Revenons maintenant aux maisons d’édition. On pourrait commencer par dire que les écrivains auxquels tu fais allusion sont peut-être moins « volcaniques », moins « volatils », si je puis dire, que moi. Non pas qu’ils écrivent toujours le même livre (encore que le cas ne soit pas rare), mais qu’ils écrivent la même sorte de livre. Le système, qui s’impose de plus en plus, veut vous catégoriser. Il veut que vous soyez facilement reconnaissable. Quant aux éditeurs, j’ai travaillé dès le début, en Grande-Bretagne et en France, avec de grands éditeurs, mais j’ai aussi travaillé, concurremment, avec de petits éditeurs, pour un certain type de livre, ou parce que j’aimais leur projet d’édition, parfois même parce que j’aimais leur nom. J’ai quitté ma première grande maison anglaise parce que tout le système prenait un tournant pour le pire : invasion du fast-food littéraire, idéologie du best-seller, pire encore du blockbuster, etc. C’était nettement moins le cas en France, jusque récemment, et c’est pour cela que pendant des années j’ai travaillé uniquement avec la France. Mes livres paraissaient en français, étaient traduits du français, ou du manuscrit anglais original, en d’autres langues, mais je ne cherchais pas à les faire publier en anglais. Il m’est arrivé plus d’une fois, dès que je ne me sentais plus sur la même longueur d’ondes avec une direction ou un comité de lecture, de partir ailleurs. D’où la « dispersion », la « dissipation » (j’emploie exprès une terminologie botanique, météorologique, énergétique…) de mon travail. L’intérêt d’une œuvre complète, ne serait-ce que dans le sens quantitatif du terme, sera de rassembler toutes les émergences et résurgences, de démontrer la logique complexe qui a agencé l’ensemble du processus. Petit ajout à tout cela. Des visiteurs à mon atelier sont souvent étonnés de l’ordre qui y règne : dossiers rangés sur le sol, chacun sous une pierre. Récemment, quelqu’un s’est écrié : « Vous êtes extraordinairement ordonné, alors que les artistes le sont si peu, sont même le contraire. » J’ai répondu que c’était parce que j’avais en moi plus de chaos que la plupart. Non seulement, sans un certain ordre je deviendrais fou. Mais ce que je vise, c’est un chaos-cosmos, un chaosmos.
RP : Est-ce que le projet d’ensemble, qui résulte du déploiement de ta pensée depuis les années 1960 au moins, pourrait être vu comme un topogramme – mind map – dont l’exploration se poursuivrait ?
KW : Tu as raison de mettre l’accent d’abord sur la dimension géographique, à l’intérieur de laquelle le topographique joue un premier rôle. Je n’ai jamais considéré mon travail simplement comme une série de productions dont l’ordre serait seulement numérique et la somme seulement quantitative. Mais, tu l’as dit, comme un topogramme que je compléterais au fur et à mesure, selon à la fois les hasards de la vie et le développement d’une logique. J’ai eu souvent recours aux métaphores géographiques et navigationnelles. En présentant, par exemple, les trois « régions » ou « climats » de mon travail de la manière suivante : les essais, comme une carte qui ouvrirait l’espace et présenterait les grandes coordonnées ; les livres de prose narrative (ni romans, ni « littérature de voyage », mais ce que j’ai fini par appeler waybooks) comme une série (je ne rejette pas complètement la notion de « séries ») de cheminements, d’itinéraires, d’autobiographie en marche, à l’intérieur de cette carte globale ; et les poèmes comme des moments particulièrement denses tout au long de ces mouvements. En voyant les choses d’encore plus haut, on pourrait parler d’une cartographie ronde (globale, planétaire), d’une cartographie linéaire, horizontale (genre portulan, ou tableau de Peutinger) et d’une cartographie stochastique (points d’énergie et de lumière). J’ai toujours tenu à une certaine cohérence, une cohérence ouverte, et à une certaine organisation, une organisation anarchique, mais tout de même une organisation. Disons aussi qu’après la géo-graphie, on pourrait aller plus loin et plus profond, vers la géo-logie, avant d’arriver à la géo-poétique, sans jamais oublier la géo-métrie (notamment projective). En fait, ce projet d’Œuvres complètes sera l’occasion de voir se dessiner des concordances que j’ai moi-même perdues de vue. Par concordances, j’entends la manière dont tel élément d’un livre correspond à tel élément d’un autre, créant ainsi une cohérence, sans qu’il y ait jamais enchaînement linéaire de cause à effet. Tous mes livres sont configurés « en archipel »
RP : Quel rôle la géologie joue-t-elle dans ta réflexion et dans ton œuvre ?
KW : J’ai été marqué très tôt par la géologie. A Fairlie, sur la côte ouest de l’Écosse, j’avais en face l’île d’Arran, où l’Écossais James Hutton, dit « le père de la géologie », a eu ses premières intuitions concernant la « non-conformité » des roches. On sait que les monts d’Écosse sont parmi les plus anciens du monde. Dans son livre Les Montagnes d’Écosse, qui date de la fin du XIXe siècle, et que j’ai déniché il y a des années chez un bouquiniste à Paris, Marcel Bertrand, professeur à l’École des mines, dit de la chaîne calédonienne qu’elle est peut-être la plus ancienne que nous puissions reconstituer. Dans ma bibliothèque j’ai aussi depuis longtemps la thèse d’Alain Godard, Recherches de géomorphologie en Écosse, qui date des années 1960, où il étudie tous les résultats des « perturbations originaires de l’Atlantique ». J’ai poursuivi ces études dans les Pyrénées, où j’ai vécu treize ans. J’ai fini par me sentir chez moi dans les sédiments primaires, les séries hercyniennes, les intrusions magmatiques et les complexes morainiques. J’entends « chez moi » dans un sens profond. Je parlerais volontiers d’une sorte de géologisation de l’être, quelque chose qui pénètre plus loin que la psychologie, jusque dans l’os, si je puis dire. De même que j’aime essayer de pousser le savoir jusqu’à une crête abstraite, j’aime pousser la sensation (de l’être) jusque dans le sol, dans la pierre – je ne parle pas, faut-il le préciser, de mythologie tellurique, encore moins d’enracinement. Le peintre chinois Fan K’uan marchait des journées entières dans la montagne afin de connaître « les os de la terre » et de les transposer dans sa peinture. C’est ainsi que je marchais moi-même dans les Pyrénées, sur les hauteurs de la vallée d’Ossau, autour du Magnabaigt, des plateaux d’Urculu ou d’Okabe, parmi les buses, les faucons et les éperviers, les marie-blanques, les jean-le-blanc et les gypaètes. Il s’agissait là, en somme, exaltation et inspiration en plus, d’orogenèse (la genèse des reliefs) et de tectonique – avec, derrière la tête, la notion d’une sorte de « tectonique des textes », d’orogenèse poétique. L’orogenèse étant l’opérateur continental par excellence, un opus qui aurait pour idée de créer « un monde » devrait pouvoir opérer d’une manière analogue. Le « style textonique » suivrait la topologie des crêtes, les hautes lignes de l’esprit. Et cette poétique orogenétique inclurait aussi la stratigraphie, l’étude des couches sédimentaires (je pensais : couches sédimentaire de culture). Sur le plan formel, la rencontre de forces et de substances hétérogènes pourrait donner lieu à des formes inédites. Si à tout cela on ajoute le système fluvial, on peut avoir l’idée d’une écriture, d’une façon de composer, qui éviterait à la fois le formalisme artificiel rigide (le « monument ») et le « naturalisme » logorrhéïque. Un univers, un multivers.
RP : Tu as dit tout à l’heure que tu n’as pas bâti de système. Mais alors, la géopoétique ?
KW : La géopoétique n’est pas un système, c’est un champ. Dans le sens qu’a ce mot dans la physique, par exemple, ou chez Kurt Lewin dans ses Principes de psychologie topologique, ou Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie, conceptions qui à mes yeux ne sont pas étrangères à la spatialité de l’esprit que l’on trouve chez mon compatriote écossais et francophile, David Hume. J’en ai fait plusieurs approches, je vais en tenter ici une nouvelle. Tout a commencé dans mon cheminement par une sensation de séparation, de rupture, de partance, comme dans le vers de Virgile (dans l’Énéide) : Hic locus est partis ubi se via findit in ambas (« Ce lieu est l’endroit où la voie diverge ») ; et, de l’autre côté, une question, celle de Sénèque (dans Médée) : Quis hic locus quae mundi plaga ? (« Quel est ce lieu, cette plage du monde ? ») Géographie de la culture, géographie de l’esprit… Cela signifiait exploration et description, selon trois perspectives : 1) Examen des lieux où l’esprit s’est le plus développé ; 2) La manière dont l’esprit s’inscrit dans l’espace ; 3) La nature du monde qui peut émerger de ces inscriptions.
RP : C’est dire que, dès le départ, avec la géographie, il y avait un au-delà de la géographie, à savoir la création d’un monde, un autre mot qui revient fréquemment chez toi.
KW : En effet. C’est sur les chemins de ce grand champ géographique qu’évolue, pour la « mondifier », la figure que j’ai appelée le nomade intellectuel. Or, dans le mot « nomade » se cache déjà, comme dans un anagramme, un « monde », et plus précisément un « monde A », le monde d’un recommencement. C’est ainsi qu’au début de La Route bleue, le protagoniste, nomade intellectuel, après avoir chantonné quelques bribes de swing et de blues, prolonge et développe :
« Take the A train. Vous vous êtes peut-être demandé ce que signifiait ce A ?
Amérique
Atypique
Anarchique
Anachronique
Anomique
Au-delà des limites
Ce n’est ni de l’histoire, ni de la poésie, ni de la philosophie. Aucun de ces vieux mots. Quelque chose d’autre encore.
Autre chose. Ailleurs.
La voie A.
Absolument. »
Et ce qui se passe dans La Route bleue en Amérique du Nord se passe ailleurs en Europe, en Asie, dans différentes parties de la Terre.
RP : J’aimerais que l’on pénètre plus profondément encore dans cette notion de « monde ».
KW : Le but de la géopoétique est de « faire monde », autrement dit, en termes plus abstraits, la géopoétique est le lieu de l’intelligence mondifiante. Voici une première définition que je donne du mot « monde » dans Le Plateau de l’Albatros (Introduction à la géopoétique) : « Un monde émerge du contact entre l’esprit humain et la terre. Quand le contact est intelligent, sensible, subtil, nous avons un monde au sens fort de ce mot : un espace où vivre pleinement. Quand le rapport est bête et brutal, nous n’avons plus de monde, rien qu’une accumulation d’immonde. » « Et d’où vient cette abjection de la saleté ? », se demande Artaud (dans son texte « Pour en finir avec le jugement de Dieu », que je cite dans Le Monde d’Antonin Artaud). De ce que le monde n’est pas encore constitué, ou de ce que l’homme n’a qu’une petite idée du monde et qu’il veut éternellement la garder. Cela vient de ce que l’homme, un beau jour, a arrêté l’idée du monde. » Développer l’idée du monde, c’est cela, l’affaire de la géopoétique, et pour compléter cette tâche, il faut en finir non seulement avec « le jugement de Dieu », mais avec tout ce qui est mythe (idole incluse), religion (icône incluse) et métaphysique (idéal inclus). Rude tâche. Précisons-le : la géopoétique, méthode scientifico-philosophico-poétique, est formatrice de monde.
RP : Que faut-il entendre exactement par ces deux notions que tu as introduites : « monde blanc » et « monde ouvert » ?
KW : « Monde blanc » est le nom que j’ai donné au premier concept synthétique qui s’est formé dans mon esprit. Il y avait à cela plusieurs raisons :
a) Une base purement phénoménologique. Mon premier paysage, sur la côte ouest de l’Écosse : coups d’ailes d’oiseaux blancs, écume de vagues atlantiques, plages couvertes de cailloux de quartz, écorces de bouleaux.
b) Le sens de ce terme, le monde blanc (gwenved, finn mag), dans la culture celte, où c’est le lieu de la plus grande concentration de l’esprit et de l’être.
c) En suivant le rapport entre la culture celte et d’autres cultures de l’espace circumpolaire (comme l’a proposé Dumézil), on arrive, de l’Amérique du Nord en passant par la Sibérie, à la notion d’« espace blanc » sur les cartes.
d) Sur le plan ontologique, dans le bouddhisme zen, l’identité suprême est décrite comme « un héron blanc à la clarté de la lune ».
e) En résumé, un espace en dehors des habitudes et des codes.
La notion attirait beaucoup d’esprits. Mais quand je me suis rendu compte qu’elle était souvent mal comprise : comme un lieu de l’innocence ou de l’idéal, j’ai cessé pendant longtemps de l’employer, me concentrant sur des itinéraires et des essais d’approche. Par la suite, j’ai parlé de « monde ouvert », encore une fois pour plusieurs raisons :
a) Comme l’aboutissement de « la route ouverte » proposée par Whitman.
b) Avec référence à la notion plus précise d’« ouvert » (das Offene) telle qu’on la trouve chez Hölderlin et Rilke.
c) Avec référence au « système ouvert » proposé par certains biologistes.
d) Un monde ouvert au non-humain.
e) Un monde non « achevé », en évolution constante.
RP : Ces derniers temps, les historiens de la « longue durée », par opposition aux historiens « historicisants » de l’événement, se sont beaucoup penchés sur la question de la formation des « mondes ». Je pense notamment à Braudel, dans ses études sur « le monde méditerranéen ». Comment te situes-tu par rapport à ces travaux-là ?
KW : Dans ma bibliothèque atlantique, à côté des œuvres complètes de Reclus, d’Hakluyt, de Nansen, de Buffon, de Humboldt…, j’ai celle de Fernand Braudel sur la Méditerranée. L’énorme masse d’information qu’il a accumulée sur la mer intérieure, sur mare nostrum, mise à part (l’information n’est jamais qu’un stade, après vient l’enformation), ce qui m’intéresse en tout premier lieu, et en tout dernier lieu, chez lui, c’est la question qu’il se pose sur la manière de présenter ce réel mouvant. « Son personnage, écrit-il à propos de la Méditerranée, est complexe, encombrant, hors-série. Il échappe à mes mesures et à nos catégories. » Le terme de « personnage » est frappant. Braudel pense manifestement en termes de drame, ou de roman. Et cela devient tout de suite explicite : « L’idéal serait, sans doute, comme les romanciers, de camper le personnage à notre gré », mais « malheureusement ou heureusement, notre métier n’a pas les admirables souplesses du roman. » Je trouve cette notion de « roman » peu adéquat. D’ailleurs, Braudel finit par préciser lui-même : « Inutile de vouloir écrire l’histoire simple : ‘Il est né le…’. » Et il prolonge sa réflexion : « L’histoire n’est peut-être pas condamnée à n’étudier que des jardins clos de murs » (de même, pourrait-on ajouter que la littérature n’est pas condamnée à être réduite aux histoires closes du roman). Braudel finit par faire entrer dans l’histoire beaucoup plus de géographie que par le passé, et par lier le temps à l’espace : la géographie n’est plus simple toile de fond, elle est partie prenante, parfois prépondérante, et le temps envisagé est presque géo-logique, consistant en plusieurs couches : « un temps géographique, un temps social, un temps individuel. » Braudel en vient à l’idée d’écrire « en plans étagés ». Là, Braudel m’intéresse beaucoup. Je pense seulement qu’on peut aller plus loin dans ce sens. C’est ce que j’ai essayé de faire. Pour dessiner la carte complète d’une société, dit Braudel, (Civilisation matérielle, économie et capitalisme), il faut tenir compte de quatre ordres : l’économique, le social, le politique et le culturel, en situant dans l’espace leurs zones centrales, leurs pôles, et leur lignes de force. Ces quatre ordres sont en effet les piliers de toute société. Mais si on veut aller jusqu’aux racines d’une société, si on veut pénétrer jusqu’au terrain d’un monde, à ces quatre ordres il faudrait en ajouter un autre : l’ordre poétique. Dans le contexte « normal », l’ordre poétique (qui n’est pas considéré comme « un ordre », mais comme un supplément plus ou moins superfétatoire) est intégré au fourre-tout du « culturel ». Dans le contexte anormal, et rare (le seul qui m’intéresse fondamentalement), c’est l’ordre poétique (et, plus spécifiquement, géopoétique) qui est susceptible de synthétiser l’ensemble et de le maintenir à un haut niveau de conscience, sans tomber dans quelque chose d’aussi plat qu’une identité, dernière étape, malheureusement, de l’itinéraire de Braudel.
RP : On vient de parler des historiens. Parlons maintenant des philosophes. En philosophie la référence majeure se fait depuis un certain temps à Deleuze et Guattari. Comment est-ce que tu te situes par rapport à eux ? Je sais que tu as écrit un essai, un petit livre très dense, Dialogue avec Deleuze, mais on sent en le lisant que tu aurais beaucoup plus de choses à dire.
KW : Dialogue avec Deleuze avait un but très spécifique : répondre à la critique un peu larvée (ce n’était pas une attaque directe) que m’avaient adressée Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, et qui allait tout à fait à l’encontre de l’éloge sans réserves que m’avait fait Deleuze en tant que membre du jury, lors de la soutenance de ma thèse. Il y avait là une volte-face un peu bizarre. Je sentais le besoin de nettoyer le terrain. Mais tu as bien raison, mon intérêt pour Deleuze et Guattari, surtout, je dois dire, Deleuze, ne s’arrête pas là. C’est un intérêt à la fois appréciateur et critique.
RP : Pour dire les choses de façon un peu abrupte, quel est le rapport entre Mille Plateaux et Le Plateau de l’Albatros ?
KW : Ce qu’il faut dire peut-être en premier lieu, c’est que Le Plateau de l’Albatros (j’avais choisi ce titre bien avant de connaître Mille Plateaux) n’est pas le 1001e plateau deleuzoguattarien. C’est le plateau d’une autre formation. Pour ce qui est de mes rapports avec l’œuvre de Deleuze et Guattari, je me suis vu désigné, dans un livre récent (Université de Chicago, 1998), comme « nomadologue », partisan de la nomadologie de Deleuze et Guattari. Or (les gens lisent de plus en plus vite, de plus en plus mal), il n’en est rien. S’il y a des similitudes (des champs d’énergie à la place d’identités, par exemple) il n’y a pas assimilation : les différences sont essentielles. Deleuze et Guattari les sentaient. D’où, en partie pour défendre leur propre territoire, en partie parce qu’il voulaient voir dans mes conceptions la possibilité d’un « danger », leur présentation plutôt trouble de mon travail dans Mille Plateaux. Voyons les choses de plus haut. Le système Deleuze-Guattari provient de la rencontre entre un métaphysicien super-bergsonien, Gilles Deleuze, et d’un psychanalyste-activiste ultra-marxiste, Félix Guattari. À eux deux, ils tentent de monter une machine de guerre contre l’État capitaliste et à guérir la schizophrénie humaine généralisée. Le résultat est un énorme jeu conceptuel doublé d’un projectionnisme millénariste. À l’époque des Lumières, Diderot avait créé une encyclopédie. À l’époque nucléaire, Deleuze et Guattari inventent un cyclotron dans lequel ils enfournent toutes sortes de matériaux venant des domaines scientifiques, les plus hétérogènes (ethnographie, électronique, linguistique, philosophie, psychologie…) en augmentant le mouvement interne à la vitesse maximale, afin de parvenir à une réalité explosante.
RP : Pouvons-nous entrer un peu plus dans le détail de ce processus ?
KW : Essayons. Tout le monde maintenant est au courant des concepts en jeu : espaces lisses et striés, corps sans organe (CsO), déterritorialisation, lignes de fuite, machine désirante, schizoanalyse… À l’encontre des rationalistes des Lumières, à l’encontre de Comte, Marx, etc., Deleuze et Guattari n’ont aucune prétention à bâtir une science majeure. Ils espèrent désespérément, rassembler tout au plus les outils d’une science mineure, qui a pour fonction, non de construire, mais de miner. Pour ce faire, Deleuze et Guattari font référence à toutes sortes de sciences et puisent dans les documents les plus divers. On peut les critiquer sur tel ou tel point, sur les plans de la biologie, de l’ethnologie, de la psychologie, des études orientales, de la linguistique… Quelques exemples ? Leur théorie du codage : surcodage dans un empire, flux décodé total dans une société capitaliste, ce qui est un peu trop simple. Leur description des nomades des steppes. L’absence de toute connaissance profonde de la pensée asiatique, à sa place un préjugé méfiant, un réductionnisme simpliste. Leur traitement de l’inconscient comme un réseau mécanique et leur traduction du matérialisme historique et dialectique en un matérialisme libidinal susceptible de libérer le corps politique. On peut aussi dire que leur fameuse référence au rhizome est déjà dépassée – la science va vite – et qu’il faudrait plutôt parler aujourd’hui de ribosomes. Mais Deleuze et Guattari font fi de la critique, ils se moquent d’être pris en flagrant délit de ceci ou de cela, il se savent et se veulent en flagrant délire.
RP : Voilà déjà pas mal de choses de dites sur l’entreprise de Deleuze et Guattari. J’aimerais pourtant que nous restions encore un moment dans ces parages. Car j’ai l’impression que ce dialogue nous permet non seulement de pénétrer encore plus avant dans le vif des choses, mais en outre d’ouvrir des perspectives très larges.
KW : Le vif des choses, des perspectives… Pour voir les choses de plus haut, attardons-nous un peu au 10e Plateau de Deleuze et Guattari, « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible », où il est question de l’anormal et de l’Outsider, d’Individuation et d’Heccéité. Cela me touche de près, pour plusieurs raisons. D’abord j’ai reconnu évidemment dans ce terme d’« heccéité » la haecceitas d’un penseur Scoto-celte dont je me sens proche, Duns Scot, et j’étais content de voir Deleuze et Guattari reconnaître la source, au moins dans une courte note, avant d’abandonner Duns Scot pour une lecture abusive du mot latin haec (pour eux, haec signifie « cette chose » alors que ce terme n’a jamais été qu’un indicatif) et de faire leur propre développement : « Il y a un mode d’individuation très différent de celui d’une personne, d’un sujet, d’une chose ou d’une substance. Nous lui réservons le nom d’heccéité… » Le développement de Deleuze et Guattari n’est bien sûr pas sans intérêt, du moins pendant quelques lignes, avant la reprise de la logorrhée délirante, mais pour savoir ce que signifie vraiment l’hacceitas, il vaut mieux remonter aux textes de Duns Scot et à leur prolongation, par exemple, dans les essais scotistes de Gerard Manley Hopkins. Il en va de même avec un concept tel que corps-sans-organe (CsO). Encore une fois, si le développement-délire de Deleuze et Guattari à propos de ce terme n’est pas sans intérêt, il vaut mieux remonter à sa source dans l’œuvre d’Antonin Artaud, où il a une tout autre acuité, comme dans sa conférence de 1947 Pour en finir avec le jugement de Dieu : « L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes. Car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. » Bien sûr, Artaud a son propre délire, car, pour des raisons diverses, son œuvre à lui n’est pas arrivée à sa pleine liberté et à sa pleine cohérence. Mais les éléments sont là. Et c’est pour rendre à ses éléments leur cohérence que j’ai écrit Le Monde d’Antonin Artaud, en dehors, soit dit en passant, de tout le milieu orthodoxe « artaudien », qui va rarement au-delà du pathologique.
RP : À propos de sémantique et de terminologie (je pense à ce que tu viens de dire concernant l’heccéité), j’ai lu dans un de tes textes – ou bien était-ce dans un entretien ? – que tu mettais en doute l’interprétation que fait Deleuze d’un passage de Hermann Melville.
KW : Oui. C’est dans Critique et clinique que je suis tombé sur le commentaire que fait Deleuze sur une tournure anglaise dans la nouvelle Bartleby. La tournure en question est : « I would prefer not to ». En anglais, la phrase n’a rien d’extraordinaire, c’est simplement une variation, un peu plus sophistiquée (qui détonne peut-être plus dans un contexte américain), de « I’d rather not ». À partir de ce « not to », Deleuze élabore vingt-cinq pages de philosophisme basé sur rien. Revenons, pour les perspectives, à Melville, que je connais bien. Voici, dans les grandes lignes, ma conception de son œuvre. Bartleby, c’est l’intellectuel (platoniste). Ishmael, qui embarque sur le Pequod, c’est le nomade, qui se meut dans une immensité blanche. Le texte-limite de Melville, là où il s’approche le plus d’une « textonique » de la terre (synonyme, ou presque, de géopoétique), c’est son essai sur Les Encantadas. Ce que je suis en train de suggérer, c’est que, si le délire Deleuze et Guattari peut être excitant, pour vraiment commencer à penser de manière significative et fondée, il vaut mieux remonter aux sources. Il est beaucoup plus facile de jouer avec des concepts que d’entrer dans la densité dansante et la cohérence complexe d’une œuvre.
RP : Est-ce la différence entre le poète et le philosophe ?
KW : C’est plus précis que cela. Plus que la juxtaposition de deux catégories voisines et parfois rivales. Plus que la reconnaissance d’une autre catégorie. Dans un de ses essais, Qu’est-ce que la philosophie ?, parlant de figures telles que Hölderlin, Rimbaud, Kleist, Pessoa, Artaud, Deleuze dit qu’ils sont « à moitié philosophes, mais aussi beaucoup plus que philosophes. » Deleuze est capable de dire des choses de ce genre, et ce n’est pas fréquent chez les philosophes. Ce que j’apprécie en général chez Deleuze et Guattari, c’est qu’ils s’intéressent aux migrants, aux étrangers, aux passants, et surtout aux « passants considérables ». Non pas aux « types psycho-sociaux » qui font la substance du gros roman et qui constituent l’histoire épaisse, non pas aux « poètes » au sens banal du mot, mais à ce qu’ils appellent des « personnages conceptuels, qui sont du devenir. « On écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État, au moins possible même quand on parlait de nomades […] Faut-il un nomadisme plus profond que celui des croisades, celui des vrais nomades, ou bien le nomadisme de ceux qui ne bougent même plus et qui n’imitent plus rien. Ils agencent seulement. » Deleuze et Guattari vont faire évoluer leurs « personnages conceptuels » dans un espace blanc, qu’ils appelleront, eux, « espace lisse » par rapport à « espace strié » (codé, structuré). Dans son essai sur le structuralisme, Deleuze décrit cet espace comme « inétendu, pré-extensif, pur spatium », et va jusqu’à dire que « le structuralisme n’est pas séparable d’une philosophie transcendantale nouvelle où les lieux l’emportent sur ce qui les remplit ». On peut voir là les signes d’une nouvelle topologie, mais seulement les signes. Chez Deleuze et Guattari il sera beaucoup question de déterritorialisation et, mais beaucoup moins, de reterritorialisation. Dans un livre ultérieur, Clinique et Critique, Deleuze parle de reterritorialisation « presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche, ou rêve. » C’est plutôt pathétique. Il y a, en effet, un pathos profond, sous le masque de l’ironie, chez le philosophe Deleuze. « Quelle est la patrie ou le Natal, demande-t-il dans Qu’est ce la philosophie ?, et pourquoi cette patrie est-elle inconnue, perdue, oubliée, faisant du penseur un exilé ? »
RP : Est-ce que tu te reconnais dans cette description ? Te sens-tu comme un isolé, un exilé ?
KW : Un peu, oui. Mais seulement un peu, et sans le pathétique. Et puis, j’ai une autre méthode. Après avoir été une quête désespérée, la nomadologie de Deleuze et Guattari finit par être une machine de guerre faite de bric et de broc (ils « agencent dans l’hétérogène ») qui tourne en rond, et le mouvement s’accélère si rapidement qu’il devient délire. Or, si j’ai retenu quelque chose de la Critique du Jugement de Kant, c’est qu’un être organisé n’est pas une machine. Une machine a une puissance motrice. Un être organisé a une puissance formatrice, et ce d’autant plus s’il est doué d’une force artistique communicative, s’il a su inventer une méthode neuve, créer des formes d’expression originales.
RP : Revenons à ton nomadisme intellectuel à toi, au monde qui en a émergé, à l’œuvre qui explore et exprime ce monde.
KW : De manière générale, le nomadisme empêche l’intellect, l’intellection, de trop s’agréger, de trop se sédimentariser, et, par la suite, d’avoir besoin d’exploser. Quant au nomade intellectuel, c’est un phénomène historique, en rupture avec l’Histoire. Il surgit à la fin du XIXe siècle. Il se met à l’écart à la fois de la société bourgeoise, du prolétariat et de l’intelligentsia, il se meut sur un autre terrain. Ce terrain est indéfini. Il se constitue graduellement (parfois de façon abrupte), par un mouvement à travers les territoires de la planète et les cultures du monde. J’ai essayé à plusieurs reprises de dresser une typologie de l’intellectuel. Je me suis intéressé en premier lieu à la distinction entre « intellectuels de la montagne » et « intellectuels du marché » que l’on trouve dans la culture chinoise. Il peut bien sûr y avoir interférence entre les deux, du moins dans un sens : de la montagne au marché. C’est le cas, par exemple, du Zarathoustra de Nietzsche, qui fait un va-et-vient stratégique et critique entre, disons, solitude et société. C’était mon cas, si on veut bien admettre la comparaison, quand je faisais la navette entre les Pyrénées et Paris. Par la suite, j’ai tenté une typologie plus détaillée : intellectuels idéalistes, intellectuels engagés, intellectuels universitaires et intellectuels médiatiques, bref, ce qu’on appelle, en termes sociologiques, l’intelligentsia. « Que Dieu me sauve de l’intelligentsia », s’écrie Gorki, le Gorki itinérant, celui d’avant le militantisme, celui qui personnifie la Russie errante, qui « se dirige toujours vers le Caucase ». Si j’ai fini par suivre un certain nombre d’itinéraires et de pistes (les « routes bleues » du monde), pendant des années, hors de tout, les Pyrénées furent pour moi un Caucase de l’esprit. Dans L’Esprit nomade, et dans un petit livre qui en est comme une annexe (mais une annexe qui est une avant-garde), Déambulations dans l’espace nomade, j’entre dans tous les détails, je dessine une cartographie complète, avec des exemples. Ici, je propose un ABC :
a) Le nomade intellectuel tel que je le conçois évolue dans un espace qui n’est marqué ni par un réductionnisme rigide, ni par un formalisme étroit, ni par un bouillonnement vitaliste. Il ouvre un espace théorique qui n’est ni science, ni philosophie, ni idéologie, mais géopoétique.
b) La méthode (methodos, cheminement) consiste en essais véhiculant une manière de penser vive et rapide. À côté des essais, une narratologie qui n’est ni le roman, ni le récit de voyage linéaire, mais ce que j’ai appelé waybook (livre-itinéraire), qui peut se lire à plusieurs niveaux. Avec les essais et les narrations, une poétique : une poétique atlantique – chaoticiste et fractaliste, topologique et phénoménologique.
c) L’organisme pensant, pensif qu’est le nomade n’est pas engagé dans une perpétuelle fuite en avant. Dans le nomadisme intellectuel il y a un dialogue, une dialectique, entre l’errance et la résidence (en langage guattarideleuzien : déterritorialisation, reterritorialisation). D’un côté, on trouvera des livres d’errance tels que La Route bleue, Les Cygnes sauvages, Le Rôdeur des confins. De l’autre, des livres de résidence tels que Les Lettres de Gourgounel ou La Maison des marées.
En termes imagés, on pourrait dire que là où le nomade intellectuel quitte l’Autoroute de l’Histoire, qu’il a analysée à fond pour suivre des chemins, des pistes, des sentiers, la machine nomadologique guattarideleuzienne reste sur l’Autoroute. Cela la rend plus visible, mais aussi plus sujette à l’obsolescence rapide. C’est la différence entre le montage d’une opération et une œuvre.
RP : En parlant au début de notre entretien de géologie, tu as évoqué le système fluvial de la Terre. J’ai assisté à Lyon à une conférence que tu as faite sur « Les fleuves de l’esprit ». La manière dont tu as décrit le Rhône, comme à la fois rapide et complexe, m’a semblé une bonne image de l’ensemble de ton travail. Pourrais-tu revenir là-dessus ?
KW : J’aime l’image du fleuve : son lit, son cours, son embouchure. Aucun cours d’eau ne présente plus de variété que le Rhône. Il s’est creusé un lit entre la montagne et les plaines, et il est ouvert à la fois aux influences du continent, de l’océan et de la Méditerranée. Rilke, un des rares poètes que je fréquente constamment, en parle dans une lettre de 1921 : « C’est ainsi que l’esprit d’un grand fleuve (et le Rhône me fut toujours l’un des plus admirables) porte à travers les terres les dons et les affinités. » Les dons et les affinités… Ce que donne le fleuve, si on ne le réduit pas évidemment à un couloir industriel, c’est une sensation de puissance et l’élan d’un mouvement, un mouvement complexe, pas « libre » comme dans une poésie facile, plus intéressant que « libre », traçant une voie topographique, topologique. Le phénomène du fleuve offre une image de la vie même : cette source discrète, secrète, dans la montagne, ce long cours variable et sensible, cette ouverture dans un estuaire, cette issue océanique. Affinité aussi avec le travail de l’esprit. Rilke se décrit « engagé dans le courant qui m’entraîne. »
RP : Je pense que nous avons fait un bon tour d’horizon sur tes travaux et sur l’œuvre complète qui en émerge. Un mot en conclusion ?
KW : Arrivé enfin dans l’estuaire de notre entretien-fleuve, il n’est peut-être pas inutile que je décrive mon état d’esprit tout au long du travail que j’ai essayé d’effectuer. Quand j’étais lycéen, deux poèmes m’ont particulièrement marqué, tous les deux de John Milton, et qui forment une paire, l’un sur la mélancolie, Il Penseroso, l’autre sur la comédie, L’Allegro. J’ai longtemps oscillé entre les deux. Avec, d’un côté, comme le Jacques de Shakespeare dans Comme il vous plaira, « une mélancolie bien à moi, composée de nombreux éléments, extraite de mes divers voyages », et, de l’autre, un goût du comique poussé jusqu’au grotesque. Ma musique est moitié sérénité méditative, moitié allegro con brio. À l’époque actuelle, où tout se dégrade et se trivialise, quoi de plus absurde (abs ordine – en dehors de l’ordre) que de s’obstiner à travailler de la manière que j’ai évoquée, de vouloir créer une « œuvre complète » ? Il y aurait de quoi être morose, pour dire le moins. Mais le fait est que je n’ai jamais travaillé dans un climat d’espoir ou d’espérance – ce qui signifie, en toute logique, que je ne peux pas être désespéré. Je travaille comme l’arbre croît, comme l’océan circule autour de la terre. Et je n’ai jamais oublié la description, faite par Daniel Rops, je pense, de certains moines qui, à une époque désastreuse, calamiteuse, la fin du Moyen Âge, où les livres tombaient en lambeaux dans les bibliothèques, créaient « d’immenses œuvres – pour personne, pour rien ». Pour conclure, disons, avec, comme toujours, le rire du gai savoir dans la gorge, que si Dante a écrit la Comédie divine, Balzac la Comédie humaine, ce soi-disant moi, le dénommé Kenneth White, est l’auteur d’une Comédie surnihiliste, nomade et géopoétique.