Enfant de l’école publique obligatoire de Jules Ferry, tout juste fondée, il suit ses études en tant que boursier de la nation au lycée de Montluçon, puis comme interne au lycée de Moulins, dans l’Allier, en classe préparatoire scientifique aux grandes écoles, où il fait sa première rencontre littéraire et poétique, et anarchiste, à travers Marcel Ray, au courant des mouvements poétiques et des publications accessibles à Paris.
Ayant échoué aux concours il décide de venir vivre dans la capitale pour rallier le réseau informé à Moulins, et après divers métiers pour gagner sa vie de misère, tandis qu’il écrit et produit ses premières publications, il finit par devenir, grâce à Maurice Barrès qui aide les jeunes écrivains, travailleur du service public, comme piqueur des trottoirs parisiens, chargé pour le compte de la préfecture de la Seine de la surveillance de l’encombrement des terrasses, cafés et étalages extérieurs (emploi de troisième catégorie à l’échelle des salaires). Ce qui engage son écriture, temps de travail et sensibilité de la ville inclus. Il est un lecteur de Kierkegaard et de Nietzsche, mais aussi de Darwin, et se tient à distance à la fois du naturalisme scientifique d’un Zola et du réalisme lyrique d’un Maupassant, ou encore du réalisme social d’un Flaubert. C’est l’énergie littéraire révoltée, engagée par la vie sociale et philosophique d’un Dostoïevski, et le sillon existentiel ascétique inauguré en Europe du nord, qui l’inspirent, tel le norvégien Knut Hamsun, (également remarqué par Mirbeau [3]), qui choisit délibérément la faim plutôt que le confort pour écrire et d’abord de ne pas vivre de sa plume plutôt que la compromettre [4]. Mais, dans la littérature des maux et du mal selon Philippe le choix de la pauvreté n’existe pas, puisque non seulement il est pauvre né à la campagne mais sans être de la paysannerie, il n’est qu’un pauvre : il fera donc une littérature sur la pauvreté historiquement intégrée dans sa classe sociale qu’il définit comme celle des pauvres, indépendamment de leur situation productive dans l’économie politique — pour la rendre émergente à travers l’émergence sociale de l’auteur, qui de l’école devenue gratuite et obligatoire attend ses successeurs. Ainsi, dans le sens Granscien, dire qu’il est un écrivain organique n’est pas dépourvu de pertinence.
Mais qu’est-ce-à-dire de n’être pas naturaliste ? S’il veut dépasser le naturalisme, pourtant, c’est aussi bien la fascination du naturalisme que celle de Dostoïevski [5] qui saisissent Léon-Paul Fargue à sa première lecture de Bubu de Montaparnasse : « mystiques de Dostoïevski et du naturalisme. J’avais déjà noté quelques sensations analogues dans une petite nouvelle intitulée Marie Pamelart, ou la Rue Lepic » [6]
« Ma grand-mère était mendiante, mon père, qui était un enfant plein d’orgueil, a mendié lorsqu’il était trop jeune pour gagner son pain. J’appartiens à une génération qui n’est pas encore passée par les livres. [...] Il faut que je vous rappelle qu’il est en moi des vérités plus impérieuses que celles que vous appelez « les vérités françaises ». Vous séparez les nationalités, c’est ainsi que vous différenciez le monde, moi je sépare les classes. [...] Nous avons été murés comme des pauvres et, parfois, lorsque la Vie entrait chez nous, elle portait un bâton. Nous n’avons eu comme ressource que de nous aimer les uns les autres. C’est pourquoi j’écris toujours plus tendre que ma tête ne le commande. Je crois être en France le premier d’une race de pauvres qui soit allée dans les lettres. » (Lettre de remerciement à Maurice Barrès) [7].
Le paradoxe de l’intention de Philippe est peut-être d’avoir posé que produire une littérature émergente de la pauvreté de classe par un pauvre même pût le mener à la réussite littéraire, — ce qui était concevable et d’ailleurs eut lieu, — donc sociale, — ce qui, dans une société bourgeoise installée sur la répression des communards et en même temps culpabilisée par la misère, était peu probable concernant une littérature de l’échec, à laquelle seuls des dandys bourgeois ou aristocrates en rupture de banc qui s’y seraient livrés auraient pu d’aventure rencontrer les louanges de l’exception, part maudite de la classe dominante qui ne peut venir que du potlatch de son propre bien. D’où l’immense déception qu’il pût ressentir en 1906 à considérer l’échec de son œuvre Croquignole au Goncourt comme l’échec de sa vie, puisqu’il y avait attaché un projet de réussite sociale : échec pourtant logique concernant la vanité du consumérisme du parvenu d’origine misérable qui finit par se suicider, dans le roman. Seule la réussite bourgeoise de Croquignole comme représentation du progrès social aurait pu apporter à son auteur la gloire que connut Marie-Claire — un roman de la réussite, certes modeste mais réussite édifiante vu le parcours autobiographique de la protagoniste, qui pour sa réussite définitive sera couronnée par le genre féminin de la minorité bourgeoise en lutte pour son propre pouvoir. Le pire peut-être, c’est que Philippe se risquât dans une biographie fictive qu’il considérait probablement à travers sa connaissance de la « fanfarlo » comme ayant pu être la sienne, puisqu’il s’agissait de l’usage fulgurant d’une fortune imprévue, pourtant il ne connaissait pas l’argent de la jouissance et ne le connut pas, restant pauvre de ne pas avoir été lauréat du Goncourt. Il est passé dans la pure fiction, éventuellement fantasmatique plutôt que métaphorique, et c’est peut-être ici la trahison de son objet littéraire matérialiste, la bio-fiction de ce qu’il connaissait où l’auto-fiction, où il excellait, qui le fit perdre. Il se peut aussi que cette recherche nouvelle orientée vers une conception plus conventionnelle de la littérature romanesque, la fiction représentative, l’ait d’autant plus écarté de la pertinence créative de la biographie de son père, cumulant les autres raisons de ne pouvoir la conclure après la mort de ce dernier.
La seconde poupée russe de ce paradoxe, ou plutôt l’ironie du destin, est que Philippe ayant connu le succès et la vogue avec Bubu de Montparnasse mais pas l’argent ni la gloire d’un lauréat du Goncourt [8], voulant soudain passer à la grande littérature fictionnelle sur une position de classe comme ses prédécesseurs (pour ne citer que Zola), du coup déserte la littérature organique, alors que ce qu’il a fondé auparavant demeure et se développe en dehors de lui (cette influence traversera même l’œuvre de Gide et on apprendra plus tard qu’elle influençât jusqu’à Thomas Mann découvrant Philippe à travers L’âme et les formes de Lukács en 1911 puis la Théorie du roman (1916), mais ayant déjà eu accès dès 1901 et 1905 à des ouvrages de Philippe en français) [9]. Aussi le double fond du paradoxe à propos de Marguerite Audoux n’est pas tant qu’elle réussît où il échoua, quand elle obtient le Prix rival du Goncourt l’année suivant la mort de son ami, mais qu’au moment où il se pensa au-dessus de ce genre, même s’il venait d’échouer dans son expérience suivante (après avoir manqué le Goncourt en 1906), il se retrouvât dans la position du maître du genre déserté initiant une élève à ce genre, quoique sans l’influencer formellement, en mettant simplement la première main du correcteur de l’orthographe et de la syntaxe sur le manuscrit de Marie-Claire, et qu’en cela il installât la victoire future de ce livre. A fortiori en inaugurant le suivi du manuscrit pour le rendre présentable par un intervenant de l’édition de la qualité professionnelle de Valery Larbaud, qui recopiera le tout proprement au moment où Philippe engagé dans une chronique pour la Presse n’a plus le temps de le faire, comme Marguerite Audoux souffrant alors de crises d’ophtalmie répétées ne puisse s’y lancer elle-même. Par là il assure son soutien qui suivra au-delà de sa mort. D’écrivain volontaire à écrivain institué (ce qu’il n’est pas encore et ne sera jamais, suite à ses mauvais choix de vouloir en vivre), il contribue personnellement au manuscrit de la réussite littéraire de son amie où lui-même a échoué de ne vouloir poursuivre. Outre la somme d’argent apportée par le Prix, elle vendra d’emblée plus de 100 000 exemplaires de son livre [10]. Où il était puissant de son invention littéraire, tout au contraire ayant voulu devenir un styliste institué pour gagner sa vie en tant qu’écrivain, en même temps qu’il pense progressiste de devoir se réinventer littérairement pour advenir socialement de l’écriture, après s’être fait reconnaître par ses pairs dans le domaine de la création, il entre dans une contradiction de la réussite populaire avec le projet de réussite sociale de la littérature où les auteurs doivent reproduire leur œuvre en ce qui en a déjà plu. Tout au contraire de l’attente d’un bonheur social issu de la production de l’œuvre, c’est l’assignation tragique de l’auteur qui s’installe — ou se reproduit — dans sa migration sociale.
Il est aussi un romancier contemporain de la naissance du cinéma, inventant des structures de récit dynamique prémonitoires de l’écriture des images dans le récit filmique, qui organise la force émotionnelle originale, particulièrement puissante, de ses histoires. Tel le montage parallèle alors qu’il n’en existe pas encore au cinéma, à la fin de Bubu de Montparnasse, son roman générationnel. Ou le champ contre champ, et le rapport d’opposition entre le point de vue subjectif immergé et le point de vue objectif à distance, par exemple dans l’actualisation du viol de La chair de trois gueux, une des Quatre histoires du pauvre amour.
Donc un auteur de rythme et de mouvement conflictuels réalisant les pulsions sous la forme d’images antagoniques, plutôt que complémentaires, avec leurs oppositions (sentiments et désirs entre tendresse et violence, entre beauté et laideur), qui composent un récit dynamique par lui-même, arborescent, produisant la violence de la perception de l’écriture (non linéaire ni statique), le désir érotique, et parfois le choc, quand il s’agit d’immerger pour livrer la compréhension du pire. Ce qui fait conférer son style à un flux poétique.
Selon les œuvres, la littérature de Charles-Louis Philippe se présente soit comme une littérature populaire de l’existence inspirée et socialement violente, notamment la sexualité et la misère, ou bien la consommation forcenée du plaisir jusqu’à son épuisement et jusqu’au suicide (Croquignole), soit comme une littérature populiste iconique de la pauvreté qu’il connaît bien de l’intérieur, et dont il veut transmettre la beauté. Né dans un milieu pauvre il reste et demeurera pauvre parmi ses amis artistes et écrivains, tous moins pauvres que lui et deux d’entre eux franchement riches, mais quant à lui sans profiter moindrement de leurs subsides, étant un homme socialement assumé, autonome et particulièrement intègre, fierté de la pauvreté héritée de son père. Mais il y a aussi en filigrane la littérature de la maladie, des romans et des nouvelles autobiographiques dédiés à ce sujet, notamment tout l’amour échangé avec sa demi-sœur morte de tuberculose — on pourrait dire dont il fut au contact au fur et à mesure que sa maladie lui enlevait la vie, — dont il garda sa propre maladie y survivant contre toute probabilité grâce à sa mère, souvenir douloureux et sensible [11].
Charles-Louis Philippe est actif et influent dans la discussion littéraire de son temps et expert dans son réseau d’écriture. Pendant un moment il fréquente les mardi de Mallarmé, mais comme les poètes anarchistes et comme Gide, il combat autant l’idéalisme et le naturalisme que le symbolisme, et s’oppose sur le plan éditorial aux tendances du décadentisme et du pan-européanisme naissant, en lesquels à l’instar de ses amis il ressent une montée européenne des droites nationalistes. Critique des avant-gardes, en toute logique de son engagement contre les dogmes, il ne produit pas de théorie littéraire, en dépit de la référence de groupe qu’il partage comme leader d’opinion parmi ses grands amis, et avec lesquels il se retrouve en communauté « fraternelle » (qualitatif qu’ils donnent eux-mêmes à leur groupe), chaque week end, de 1904 à 1907, dans une maison en location à Carnetin, village rural donnant son nom au groupe pour ceux qui veulent les désigner ensemble, perché sur un coteau dans la vallée de la Marne, près de Lagny, petite ville reliée à Paris par le chemin de fer.
Il est reconnu par les personnalités littéraires qui lui sont contemporaines, parmi lesquelles les plus proches, et au fil des années, René Ghil, Henri Ghéon, Léon Werth, Marcel Schwob (son voisin insulaire malade, au serviteur chinois), Élie Faure, Octave Mirbeau, Valéry Larbaud, Léon-Paul Fargue — alors hésitant encore entre les arts plastiques et l’écriture, avec son camarade critique, le designer Francis Jourdain, — ou André Gide [12] ; et dans un cercle élargi, des écrivains comme le poète Francis Jammes, ou le dramaturge Paul Claudel. Et au-delà de l’hexagone des gens qui en sont familiers comme Louis Lumet, T. S. Eliot, Georg Lukács plus tard, Thomas Mann, et probablement d’autres moins connus.