« Voyager… Habiter »
« Plonger profond et voler haut, voilà le propos ! »
(Kenneth White)
Des Rencontres Géopoétiques
Les premières rencontres Kenneth White se sont tenues au centre culturel le Sémaphore, à Trébeurden, les 15 et 16 juillet dernier. C’est sur ce territoire [1] de la côte nord de la Bretagne, l’Armorique, sur ce « front pélagique » ouvert sur l’océan, que l’Institut International de Géopoétique avait organisé l’évènement, sous la direction de Régis Poulet, son Président, avec la participation de quelques uns de ses membres. Kenneth White lui-même, finalement absent pour des raisons de santé, était bien sûr présent en esprit.
Ces deux journées, dédiées à l’Absent-Présent et au mouvement géopoétique qu’il a fondé, furent l’occasion de présenter diverses approches de la géopoétique à travers des interventions variées. Outre des conférences de Stéphane Bigeard, de Régis Poulet et de Kenneth White (lues par Régis Poulet), le programme de ces rencontres proposait des films documentaires (« Japon, les chemins du Nord profond » et « Kenneth White, du nomadisme à la géopoétique »), une exposition sur « Le monde ouvert de Kenneth White », une présentation de quelques œuvres d’art géopoétique : travail photographique de Marie-Claude White, propositions plastiques de Dominique Rousseau et Bernard Alligand, livres d’artiste, concert de musique acousmatique de Lionel Marchetti et lectures de poèmes et de proses narratives de K. White et de R. Poulet.
Si le pari des organisateurs était osé - proposer en pleine période de vacances estivales des rencontres géopoétiques - il fut néanmoins tenu en ouvrant un espace de Vacance où chacun a pu trouver de quoi se nourrir l’esprit et le corps en idées stimulantes et sensations élargies du monde.
Une ellipse planétaire
« En somme, j’ai vécu entre errance et résidence,
entre maisons de la connaissance et chemins d’expérience »
(Kenneth White)
C’est plus personnellement, et aussi en tant que membre et représentante de l’Atelier Géopoétique des Marges, que je souhaite, depuis ma résidence pacifique des Îles sous le Vent, rendre compte de ces journées, en proposant une réflexion sur ce que m’inspire ces lieux traversés, la Bretagne atlantique et le Pacifique. Ces deux espaces incarnent en effet, pour moi, les deux foyers d’une ellipse planétaire [2] qui rend plus vives et plus intenses « les correspondances entre la vie et l’esprit » si chères à Kenneth White.
En effet, le Finistère, « au bout de la grande presqu’île atlantique de la France », « comme lieu granitique de résistance », n’est pas sans résonances avec la lointaine Polynésie où je vis, au milieu du plus grand océan de la planète. Ces deux rivages, profondément marqués par le continuum terre-mer, renvoient, chacun avec son caractère propre, à ce que White nomme dans un ouvrage éponyme « les finisterres de l’esprit » [3].
C’est avec la figure amicale de Victor Segalen, et à travers la lecture qu’en donne White dans cet ouvrage, que s’exprime le mieux pour moi une telle ellipse. Kenneth White y explore ainsi « la matière bretonne » présente dans la vie et l’œuvre de Segalen, lequel après avoir expérimenté le voyage en Polynésie, puis en Chine, jusqu’aux Marches du Tibet, retrouve en Bretagne le paysage archaïque de son enfance. « Voyager, Habiter » … tels étaient aussi les deux thèmes de ces Rencontres géopoétiques.
Après deux années passées à explorer le territoire polynésien, ce passage en France, par le pays d’Armor, prend pour moi une saveur particulière, celle d’un accord électif, d’une concordance étonnante entre deux expériences du rivage, entre deux territoires de l’esprit réunis dans une même pensée du lieu comme ouverture au monde.
Me reviennent ici en mémoire ces mots de Kenneth White : « Si je voyage, c’est pour habiter plus profondément un lieu et y recueillir des éléments du monde entier. Si, installé dans un lieu, j’étudie et médite, c’est pour que mes voyages soient autre chose que des vagabondages distrayants, des chasses au reportage, ou des exploits sportifs, mais des expériences jouissives impliquant l’être humain dans sa totalité » [4].
Du retour de Segalen en Bretagne, Kenneth White nous dit, dans Les finisterres de l’esprit, qu’il attendait « de compléter une œuvre qui soit à la hauteur de l’espace découvert » durant ses voyages. En effet, les cycles « exotiques » de Segalen, en Polynésie d’abord, puis en Asie (Chine et Tibet), déterminent un mouvement de « haute dimension poétique » et « de musicalité mondiale ». La Polynésie, plus particulièrement, fut pour lui un lieu de jouissance extrême : « Pendant deux ans en Polynésie, j’ai mal dormi de joie. J’ai eu des réveils à pleurer d’ivresse du jour qui montait » [5].
Ce qu’il retrouve ainsi en Bretagne, dans « son arrière-pays archaïque », c’est tout le « pays pagan ». Son oeuvre polynésienne, selon White, est « un hymne au paganisme immémorial », « à l’origine et à l’aurore », certes en forme de chant du cygne puisque Les Immémoriaux rendent compte d’une perte de la parole, de l’oubli d’une langue et de la fin d’une culture. La tentative de Segalen, « en remontant au pays des origines », était de retrouver une parole « qui soit à la hauteur du monde », et « une écriture de large espace ».
Comme Paul Gauguin avant lui, Segalen s’inscrit dans une démarche de solitaire (isolato) et de résistant-chercheur, ayant ‘’travaillé’’ - ou étant travaillé par - la Bretagne, avant de partir pour la Polynésie en quête d’une expérience sensorielle vivifiante et d’un espace ouvert. Or, le cycle polynésien de Segalen, tout comme l’expérience intime de Gauguin, rendent compte d’une fin de civilisation qui débouche sur « la nécessité d’une quête individuelle » (KW, FE) puisque, comme l’a rappelé Kenneth White dans sa première conférence, « on commence à écrire quand on ne peut plus s’inscrire nulle part ».
Ainsi, le cheminement de Segalen, - comme celui de Gauguin, depuis l’expansion sensorielle de la Polynésie, puis l’expérience de plus en plus marginale et solitaire (la Chine puis le Tibet pour Segalen, le décentrement marquisien pour Gauguin, après l’expérience tahitienne) - « va vers une concentration dénuée de centre ». S’« il y a du mystique chez Segalen », ainsi que le souligne Kenneth White, c’est au-delà du voile mythologique, dans la recherche d’une « zone brûlante », en quête de « l’âme la plus haute » qui débouche, plus loin encore, « vers une zone blanche », pour atteindre ces « finisterres de l’esprit ».
Ici, on se situe, avec Segalen ou Gauguin, comme avec Kenneth White et la géopoétique, dans le « grand Dehors », dans l’inconnu. Sur la carte psychocosmique de l’être, « sortir du labyrinthe », ainsi que le rappelait K. White dans sa première conférence éponyme, lue par Régis Poulet, c’est sortir du système du chiffre et du numérique (le fanatisme de l’algorithme), tout autant que du tourisme industriel qui n’est pas le voyage. Hors du vacarme du monde, de l’étroitesse de l’esprit verbeux et de l’empire du psychologique et des projections de l’ego, le poète profond est en quête d’une vacance, d’une énergie en mouvement, d’un espace ouvert.
Ce champ ouvert, ce « blanc inconnu sur la carte », évoqué par Segalen dans Équipée [6], s’établit dans l’œuvre de White par la dialectique essentielle entre voyager et habiter. Le mouvement du voyage, tout comme la demeure du voyageur, ne peuvent se comprendre chez lui que selon cette dialectique. C’est bien aussi le propos de Segalen qui cherche à « se débarrasser de tout un fatras psychosociologique (le voyage, la randonnée, l’équipée l’y aidera), afin d’atteindre à une sorte de pointe diamantée extrême » [7]. La dialectique que pose Segalen dans Equipée, entre l’imaginaire et le réel, « entre la danse ailée de l’idée, - et le rude piétinement de la route » questionne donc aussi, à sa façon, ce double mouvement du voyage et de la résidence.
Si Segalen y voit d’abord une tension permanente, « un choc » rendu possible par la rencontre avec le « Divers », c’est bien le voyage qui permet ce duel entre le corps et l’esprit, entre le réel et l’imaginaire. Le problème posé par Segalen : « l’imaginaire déchoit-il ou se renforce quand il se confronte au réel ? » trouve sa solution dans ce qu’il appelle « la puissance du Divers » - et toute une « esthétique du divers » en découle - qui seule permet d’assumer, en les intégrant ensemble, ces deux pôles. L’homme véritablement vivant est à la fois corps et esprit et la valeur des « images » ne peut aucunement réduire la saveur et la joie du réel. Quoi mieux que le voyage donc, pour éprouver ce Divers, « mais n’être dupe ni du voyage, ni du pays, ni du quotidien, ni de soi ! ».
En définitive, entre « un dehors savoureux possible » et la « chambre aux porcelaines », sorte de clôture intérieure « où tout est fait de matières substancées », il n’y a pas à choisir, il faut tenir les deux. Plus encore, la seconde n’a de valeur qu’à partir de l’équipée dans « le monde dense et sensible ». Ainsi Segalen peut dire : « Je pars et dans l’espoir seulement du retour enrichi »…
C’est donc au contact du réel que le voyage, imaginaire d’abord, devient un fait. Il se déroule suivant la marche qui mène les pas sur les chemins sensibles. Et c’est par ce mouvement au Dehors, « l’en-allée dansante », que l’on peut apprécier « le choc du Divers ». Mais Segalen précise : « le Divers dont il s’agit ici est fondamental. L’exotisme n’est pas celui que le mot a déjà tant de fois prostitué. L’exotisme est tout ce qui est Autre. Jouir de lui est apprendre à déguster le Divers ». Cependant, par ce choc éprouvé du Divers, où le réel s’oppose « au jeu pur de la pensée », c’est autre chose encore qui se trouve à l’issue du voyage. Ce qui est entrevu alors, « comme une vision rapide à la lueur du choc, n’est pas dicible par des mots ».
Pour White, précisément, ce blanc inconnu n’est pas « vide » mais « plein de détails vivants » (KW, FE). Toute la difficulté est de dire « ces confins du monde ». Tout un champ d’investigations est alors ouvert.
La maison du voyageur
« Ayant vagabondé partout, maintenant nulle part »
(Sophocle)
Si le voyage permet d’éprouver les contradictoires entre réel et imaginaire, la maison du voyageur est aussi « un lieu paradoxal » (K. White) qui comprend le lieu comme localité, non comme localisme, et qui renvoie, en dernière analyse, au noyau de soi, compris non comme projections de l’ego, récits de souvenirs ou confessions, mais comme « série répétées de naissances, de constatations, de reconnaissances » (V. Segalen), en dehors de toute idéologie identitaire ou psychologisme culturel.
Il arrive ainsi un moment, sur le parcours, où apparaît la nécessité de se constituer une demeure. Un tel lieu où habiter, où être, ne relève donc pas d’un attachement hérité à une région ou à une culture particulières, ce que Segalen appelle la « motte patriarcale ». Un tel « kiosque intérieur », - ce que Virginia Woolf désignait aussi comme « une chambre à soi » -, nécessite « une correspondance extérieure ». L’approche Whitienne de l’espace, du lieu, se comprend toujours comme localité ouverte sur le monde, non comme localisme régional ou culturel renvoyant à une sorte de fétichisme de « l’identité ».
La maison habitée, quelle que soit sa situation sur la terre, renvoie, selon White, à ce que Hölderlin désigne comme une manière « d’habiter poétiquement la terre ». La restriction apparente d’une localité particulière s’élargit en fait, intérieurement, en une augmentation d’espace, une ouverture sur le monde. La maison est un atelier (l’atelier atlantique de White à Trebeurden, par exemple) où s’opère le travail de concentration de l’esprit. Une harmonie s’y dégage, une cohérence dans la multiplicité. C’est la maison de l’œuvre, ce que White appelle « le champ du grand travail », où « l’âme est revenue tenir son lieu dans l’espace et réoccupe sa demeure formelle aussi longtemps que les signes seront et signifieront » [8].
Lorsque Segalen projette, de retour en Bretagne, d’écrire sa dernière oeuvre, à partir de la matière locale, d’une culture orale « sans écriture mais non sans mémoire », ce « retour à l’os ancestral » ne signifie aucunement pour lui le retour aux poncifs légendaires de la culture celtique, ni l’enfermement dans une matière ethnologique étroitement régionaliste. Ce livre, qu’il n’a jamais écrit, est plutôt celui du « voyage et du Parler ancien », d’un mystère ancré dans le réel. Un livre qui réunirait la concentration « solide, sèche, granitique » et l’expérience sensorielle de la vie même.
C’est dans un tel lieu de l’esprit que se construit la maison du voyageur et qu’évolue le poète profond et clairvoyant, conscient de ses failles, de son chaos personnel, - de « ce ‘’spectre’’ que chacun porte en soi, c’est-à-dire le plasma germinatif cosmico-ancestral dont il est sorti » (KW, FE) - mais attelé à concrétiser, par un travail constant, à partir de la matière réelle du monde, le « rêve obscur que chacun porte en soi » [9].
La maison du voyageur est donc ce lieu paradoxal, « la plus haute solitude » (KW, FE), toujours fragmentaire et inachevé, et pourtant pleinement incarné dans le grand Divers du monde. Ce que White appelle aussi « le lieu de la plus haute concentration ». C’est dans un tel lieu que, même de « l’os ancestral » (Segalen), peut germer du nouveau, de l’inconnu. Ce qui permet à Segalen de dire, dans son « Essai sur soi-même » : « La Bretagne d’où je sors est pour moi aussi exotique que le corail d’Océanie » [10] ! Comme aussi ce « village breton sous la neige » que Segalen découvre, après la mort de Gauguin, exilé en sa « Maison du Jouir », aux Marquises…
Un autre rapport à la Terre
« Restez fidèles à la terre, ô mes frères »
(Nietzsche)
Cela étant posé, la maison vécue comme espace intime et personnel, comme lieu-source reflétant « Soi-même », s’établit d’abord sur le substratum de ce que Husserl appelle « l’Arche originaire Terre » [11] pour s’élargir aux dimensions du monde.
Cette problématique de la « maison », de « l’habiter », détermine ainsi un nouveau rapport à la terre que le projet géopoétique s’efforce de penser depuis déjà plusieurs décennies. En ce sens, en proposant deux conférences centrées d’une part sur la terre dans son aspect physique, géologique, et d’autre part sur le rapport de la géopoétique à l’écologie, Régis Poulet nous invite à considérer le lieu « Terre » comme présence archaïque première et sensible et comme ouverture au monde impliquant la nécessité de ce que le philosophe et poète Arnaud Villani nomme une « écosophie », c’est-à-dire « une forme de sagesse dans notre attitude vis-à-vis des hommes et du monde » [12].
Si les paysages physiques et géologiques de la terre constituent non seulement la base de notre vie mais aussi de la pensée, c’est parce qu’ils nous renvoient à cette présence archaïque première et sensible. Le constat phénoménologique de « l’espace vécu » comme socle de notre premier rapport au monde est toujours d’actualité. C’est sur la terre que nous marchons, que nous respirons, que nous nous orientons, c’est la terre qui constitue notre base physique et notre première image du monde.
Comme le rappelle Régis Poulet dans sa conférence « Une textonique de la Terre - géologie et géopoétique », « la matière primordiale, c’est la terre où l’homme habite depuis longtemps et qui lui a permis de se situer ». Du dialogue naissant entre la Terre et l’Humanité, est né le premier art des cavernes où l’homme a peint sur les parois matricielles les premières traces de ses interactions avec les éléments et les animaux. De l’inorganique à l’organique, comme de la nature à la culture, il n’y a pas de séparation mais une continuité, un prolongement harmonieux.
« Comme tout provient de la terre, c’est à elle qu’il faut s’intéresser en premier lieu ». Voilà, nous dit Régis Poulet, « le point de départ de la géopoétique » qui propose une autre voie possible, une voie poïétique qui part du réel et prolonge l’énergie première, naturelle ou substantielle, de la terre, par une création de l’esprit toujours renouvelée. La géopoétique est ainsi « un champ de convergence de la philosophie, des sciences et des arts pour repenser notre rapport au monde et opérer une véritable transformation culturelle ».
Cette transformation profonde, Régis Poulet propose de l’aborder, par analogie, à l’aide des opérateurs géologiques que sont l’éruption, la sédimentation et le métamorphisme. Rappelons simplement ici que les premières roches éruptives se sont formées à partir du magma profond. Puis, à la surface de la terre, le phénomène de sédimentation marque les strates qui gardent la mémoire de la terre. Enfin, par le métamorphisme, les roches connaissent des transformations structurelles selon la pression et la température.
Si l’histoire de la terre peut donc se lire comme un livre, selon le modèle scientifique de la géologie, l’anthropologie et la paléontologie nous apprennent que l’esprit humain s’est formé à partir de la matière et des conditions de notre existence sur la terre. On peut parler alors de « stratification de l’expérience humaine » et de « sédimentation culturelle ». Les couches sédimentaires de culture permettent ainsi de parcourir, en ses dimensions temporelles et spatiales, toute la culture humaine de la préhistoire au XX° siècle. C’est cette approche « textonique » de la culture humaine, que White a formalisé par le concept de « nomadisme intellectuel », lequel consiste en « la recherche de foyers d’énergie » dans une relation profonde à l’espace, qui est au cœur de la géopoétique.
La géopoétique met alors en place un nouveau paradigme culturel dans lequel la personne humaine (dans sa dimension socio-personnelle) n’est pas centrale (l’intelligence propre de la matière, du végétal ou de l’animal a été mise en lumière par divers travaux scientifiques) mais partie d’un tout et caractérisée essentiellement par une certaine « conscience cosmique ». Il s’agit d’abord, selon White, « d’agrandir l’espace, de brûler par le feu ou par le froid le petit moi ». La conscience personnelle a besoin d’une extase pour sortir de soi, se relier aux autres et au monde, et éprouver « la sensation d’une présence plénière ».
L’intention géopoétique invite ainsi à poser différemment la question de notre rapport à la culture. Régis Poulet rappelle que « le nomadisme intellectuel travaille en amont des spécificités culturelles et, sans les nier, les dépasse (…) par la racine, la Terre ». Un champ des possibles s’ouvre alors pour une transformation globale qui implique les flux et les formes de la matière. Pour travailler cette dernière il faut recourir à un autre concept géopoétique, celui de « chaosmos ». Le poète vit et pense dans un cosmos qui implique le chaos, c’est-à-dire le désordre et l’inachevé. C’est à partir de cette expérience totale du sensible que surgissent d’elles-mêmes des formes, selon « une force cristallogène ».
Selon une telle approche, il n’y a plus de fondement ontologique (une définition de la nature de l’Être posée une fois pour toute) mais plutôt une façon de se situer sur la terre, de parcourir ses flux et de sentir ses champs de forces. L’évolution de l’être se fait alors selon les champs d’énergie, les lignes et spirales du cosmos, dans une co-présence de l’homme à son environnement naturel. Mais il ne s’agit pas d’accumuler seulement des sédiments, des énergies, des sensations, il faut aussi donner une forme au chaos, une structure, pour en faire « un chaosmos ». C’est par le phénomène de métamorphisme que cette structure s’élabore au niveau géologique. Le cycle géopoétique reprend ces éléments.
Avec le nomadisme intellectuel, la géopoétique propose donc un changement de paradigme en orientant l’homme vers le Dehors. La pensée (ou la culture) n’est pas séparée de la nature. Elle ne peut non plus, étant en relation avec tout, privilégier une culture sur une autre. Kenneth White a ainsi « canalisé les énergies des phases culturelles précédentes, il a mobilisé, avec le nomadisme intellectuel, des éléments culturels de l’Eurasie » et les a « syntonisés avec d’autres éléments » comme ceux de la culture dite « classique ».
Ces phases culturelles peuvent être vues à la manière des ondes sismiques (d’amplitude graduelle) dont certaines touchent les structures les plus profondes. Ainsi, les œuvres les plus fortes agissent avec des répercussions considérables sur la culture universelle. L’onde de choc géopoétique vient des profondeurs et se répercute par cercles de plus en plus larges, selon des modalités diverses, « à partir d’un épicentre qui est l’œuvre de Kenneth White ».
Cette œuvre s’exprime également selon une « écriture de la terre », une écriture géopoétique, c’est-à-dire « transdisciplinaire, pluriculturelle, ontophanique », qui implique une intertextualité large (pas seulement des références à d’autres cultures mais aussi les textes du monde autour de nous, les éléments du langage quotidien, les sons d’animaux, etc …). Cette textonique n’est pas le textualisme (concept littéraire qui veut ramener la terre entière au texte) mais une approche qui cherche au contraire « à ouvrir l’esprit aux textes de la terre ».
Repenser radicalement le rapport de l’être au monde implique enfin, selon White, « un désencombrement profond des couches de sédimentation psychosociologiques », engageant l’esprit dans ce qu’il a appelé « le champ du Grand Travail ». Une telle transformation (culturelle et personnelle) doit être « radicale » (au sens mathématique de la Racine, ici « Racine de Terre »). On peut alors considérer, avec Régis Poulet, que « si rien n’est plus premier que la terre, la racine universelle c’est la terre elle-même », c’est-à-dire le radical « géo ». Par suite, nous dit-il, « la racine carrée, c’est la terre de la géographie, la racine cubique et la racine puissance 4, c’est la géologie, dans ses dimensions spatiales et temporelles, et au-delà, puissance N, c’est le champ de la géopoétique ».
Cette pensée, pour radicale et sismique qu’elle soit, ne doit toutefois pas nous faire oublier, rappelle Régis Poulet, la beauté sensible de la terre, la nécessité plus que jamais vitale de prendre conscience, de manière sensible et intelligente, de l’espace terraqué dans lequel nous vivons et qui est « notre condition sine qua non d’existence ». Cette nouvelle image du monde ne peut s’élaborer qu’à partir d’une inscription dans un corps vivant, la terre d’abord, et le « corps-esprit » situé dans un lieu. D’où l’importance d’habiter profondément la terre et de penser également le rapport éthique à l’environnement que nous habitons. C’est ce que proposait d’examiner Régis Poulet dans sa seconde conférence sur les rapports de la géopoétique avec l’écologie.
*
« Qu’en est-il de notre savoir s’il reste sans conséquences ? » - demande Régis Poulet, suivant la formule de Bertold Brecht. Le savoir nécessaire au changement se construit intellectuellement et débouche sur un engagement, des choix de vie. Un travail critique sur le rapport entre l’homme et son environnement est ainsi en cours depuis plus d’un siècle mais, de façon plus marquée, seulement depuis la fin du XX°siècle. Si la pensée écologique se soucie de formes et d’organismes vivants dans un environnement immédiat, la géopoétique s’inscrit, pour sa part, dans une ambition beaucoup plus vaste et « ouvre des perspectives existentielles, intellectuelles et culturelles » (KW).
Selon K. White, « l’écologie bien comprise est incluse dans la géopoétique » mais cette dernière « se situe à quelques stades en avant de l’écologie ». A l’heure actuelle, rappelle R. Poulet, on peut distinguer plusieurs écologies, une écologie de base (E. Haeckel), une écologie humaine et sociale (H.G. Wells) et l’écologie de Gregory Bateson qui repose sur « l’idée que les plus fécondes manifestations de l’esprit humain ont parties liées avec le grand système non humain biocosmique » [13].
Si la pensée écologique occupe aujourd’hui une large place dans les esprits, souvent dans des directions assez floues, très politisées ou alors plus ou moins teintées de mysticisme ou de religiosité, « la meilleure théorie-pratique » qui réponde sérieusement à l’ambition de Bateson se trouve dans la géopoétique. L’approche d’Arnaud Villani, dans « La terre engloutie », souligne également qu’une écologie réaliste proposerait « de restaurer la nature en tant que Personne qui a des droits », et considère que le concept le plus prometteur de l’écosophie (concept qui subsume les différentes approches de l’écologie) est « activement pratique dans les sociétés traditionnelles ».
Le concept d’écosophie, soutenu par Villani, repose sur l’idée que le fondement de toute écologie consiste à réapprendre « la communauté sur la base de la maison ou de la famille ». L’écosophie appelle donc à prendre en considération la totalité des éléments de l’univers. Les points communs avec la géopoétique sont nombreux mais la géopoétique va plus loin encore.
Depuis la révolution néolithique, l’humanité s’est auto-domestiquée par la sédentarisation volontaire. Il s’en est suivi « un appauvrissement de la sensibilité et du savoir pratique vis-vis du monde naturel » et « une contraction de son espace vital ». La domestication de l’être, pensée à partir de Heidegger et de Sloterdijk, conduit à l’appauvrissement et à l’esclavage de l’humain. La géopoétique appelle, au contraire, l’homme à une énergie retrouvée, « au voyage physique et mental », à « une dialectique du voyage et de la résidence », et se montre rétif à toute domestication.
Retrouver le contact physique avec la terre est au centre de la démarche géopoétique. La « maison de l’être » ne peut être seulement « a womb with a view » (un utérus avec vue sur le monde, selon Sloterdijk), sorte de carapace rendue de plus en plus sophistiquée par l’évolution technologique et séparant l’homme des sensations directes de la nature. La maison dont il faut prendre soin est l’habitat naturel, physique, de tous les êtres. Ainsi, à la différence de l’écosophie, la géopoétique ne se limite pas à l’environnement immédiat de la maison (oikos), et encore moins de la famille, mais se réfère à la terre elle-même (géo) et à sa matérialité.
Ce que White propose avec la géopoétique est « une approche du lieu comme ouverture du monde ». Tout part, en effet, de la question du lieu comme « espace de vie, mouvement, et site qui résulte de ce mouvement ». Un paysage physico-mental qui comprend, pour White, « la composition, la consonance, la cohérence, l’équilibre et la tension, le motif en surface et en profondeur, la forme et la non forme, les pleins et les vides, le chaos et le cosmos avec la catastrophe présente dans le champ »…
Ainsi, « un lieu ne vaut que pour son ouverture aux autres lieux du monde ». Situé en un tel lieu, « le moi s’ouvre au monde » et le récit lui-même de cette expérience se fonde sur la dialectique entre le lieu et le moi. Le poète est alors celui « qui laisse parler le monde lui-même ». C’est « la poïesis » par laquelle le poète se fait parfois chaman, lui qui sait parler, comme les oiseaux, « la langue de l’aurore » [14].
Avec la géopoétique, rappelle Régis Poulet, nous sommes en présence de ce que Arnaud Villani nomme « un accueil cosmique qui convoque à sa table aussi grande que le monde toutes choses vives ou inertes, importantes ou méprisables, passagères ou durables, pour un partage où chacune est traitée à égalité et vient dire son mot. Que tout dise son mot c’est cette grande pensée que ne cesse d’anticiper et d’annoncer White. Et que les hommes cessent de se croire seulement entre eux ».
Régis Poulet, en suivant la pensée de Kenneth White, et en la prolongeant, nous a donc fait « cheminer loin pour comprendre les rapports entre écologie et géopoétique ». Ce qu’offre finalement la géopoétique, selon lui, c’est « la formation d’un monde humain en harmonie avec la terre, un monde où pensée et corps sont situés, un monde ouvert aux autres lieux qui parlent en lui, une pensée délivrée des schèmes et dont les récits ne sont plus de représentations, comme dans le mythe, mais parle des êtres en mouvement dans les lieux ».
La pensée de White est celle d’un « ressourcement » et « d’une action originale et originelle ». « C’est d’un lointain rivage que je viens, vers un autre rivage que je vais »… Si, pour White, « le rivage a toujours été un lieu de prédilection pour les poètes profonds », c’est qu’il est non seulement le « premier lieu de fréquentation de l’être humain » [15] mais aussi « le lieu de la plus grande concentration ». Lieu stratégique du mouvement qui permet départ et retour.
C’est aussi ce que Segalen confiait à la fin de son « Equipée » : « ce retour est le plus heureux possible, puisque le voyage et l’expérience se sont poursuivis ainsi jusqu’aux confins, sans rappel déconcertés ; puisqu’il n’y a pas eu de déconvenue précoce (…) ce sera de l’eau courante et voilà tout » ! C’est cette eau courante que l’on sent irriguer la pensée d’une puissance et d’une vitalité profonde dans toute l’oeuvre de Kenneth White. Ces premières « Rencontres Géopoétiques » en témoignent.
En guise de conclusion
« Enseigne-moi les routes de la mer »
(Segalen)
Pour conclure le compte-rendu de ces premières « Rencontres géopoétiques », je voudrais tout d’abord revenir sur la figure de l’Absent. Si la présence physique de Kenneth White a pu manquer d’une certaine manière, contrarier un désir légitime de rencontre humaine et intellectuelle, d’échange amical peut-être, cette absence même me semble, en dernière analyse, le signe le plus éclatant de ce « Vide » riche de possibles, de cet « espace blanc » qui est le cœur et le centre même de « l’œuvre » géopoétique, une œuvre non pas comme « monument » mais comme « mouvement », une œuvre vivante et vivifiante qui rayonne bien au-delà de la personne et qui transcende le lieu et le temps, comme l’arc-en-ciel apparu sur la mer, à la pointe de Bihit, à Trebeurden.
*
De retour en Polynésie, je regarde étinceler, depuis le marae de la terre [16], le lagon bleu et calme dans la lumière australe et les hautes vagues blanches qui se fracassent au loin, sur le récif, une frontière d’écume, à la limite du Grand Océan. Qu’y a-t’il au-delà ?
Si, pour les anciens polynésiens, les plus grands navigateurs de l’histoire, qui ont découvert et peuplé toute la surface du Pacifique, « la quête commençait dans le marae pour se poursuivre sur la mer extérieure », en suivant, selon White, « une voie stellaire », on peut penser, avec lui, que pour Segalen la mythologie océanienne se concentre dans l’idée fondatrice de migration.
Ainsi, les dieux et les héros mythologiques, les ancêtres (tupuna) et les grandes figures de l’histoire polynésienne, comme celle de Tupaïa « qui naviguait si sûrement entre les terres que l’on voit et les terres que l’on ne voit pas », « n’apparaissent rien d’autre que ces voyageurs premiers, hardis voyageurs d’île en île » (Segalen). Ainsi que le souligne encore Kenneth White, « au fond, il y a la migration, phénomène primordial, suivie de la mémoire accumulée, transformée en mythe ». Et ici en Polynésie, comme ailleurs, « tout au bout d’une vie et d’une pensée, il n’y a que l’image du Soi-même ».
Toutefois, partir sur la mer extérieure, en quête du pays originel (Havaï-i pour les Polynésiens) comme en quête de soi-même, nécessite une guidance, celle des « savoirs immémoriaux » et du « Parler ancien » (Segalen), qui seule peut enseigner « la route au fond de soi » (White, FE). On peut passer des années à naviguer sur les routes extérieures du monde sans jamais trouver le chemin du Soi, « cette image absolue tapie au fond de la conscience ». La quête initiatique devient alors cette errance où « tout est mort et morne », ayant échouée à trouver « cette heure souveraine où l’on s’appartient ».
L’ultime refuge, le « Pays le plus haut » que cherchait Segalen, transcende le temps et l’espace. Et Segalen de poser finalement les vraies questions dans son ultime poème resté inachevé (Thibet) : « Où est le sol, où est le site, où est le lieu, le milieu - où est le pays promis à l’homme ? … où est l’innommé ? Où est le fond ? … le lieu de gloire et de savoir, le lieu d’aimer et de connaître ? ». C’est ce qui échappe toujours, en définitive, au « mendiant de l’infini » dont la caravane, « exploratrice du temps blanc », s’échoue sur le dernier rivage, « là où l’idéal se fracasse »…
Si l’arc-en-ciel sur la mer, aperçu à Trebeurden, est peut-être le signe d’une alliance entre les rivages bretons et les rivages polynésiens, il est au moins, sans doute, bien au-delà encore, la trace transparente de « l’en-allée dansante » au-dessus du Vide. Et si les « finisterres de l’esprit » sont ces lieux où s’éprouvent les confins du monde, c’est aussi « le lieu où quelque chose commence ».
Ce qui commence, pour moi, dans ce Retour, c’est l’expérience d’une nouvelle solitude, d’un « Vide » qui s’installe dans la maison habitée des Tropiques, pour ouvrir l’espace sur un monde riche de possibles et laisser advenir des chemins de créations diverses, comme « une image de soi sur fond de néant » [17].
J’habite moi aussi la maison du voyageur, celle que l’on prête à celui qui ne fait que passer, le vagabond cheminant, l’hôte du Voyage. Je veux aller jusqu’au bout de ce Voyage, dans cet espace paradoxal où l’Autre se reconnaît comme Soi-même. Alors, moi aussi, « simplement étant allé jusqu’au bout de ma course, - je reviendrai » !
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