LA GALERIE VICTOR-EMMANUEL par Luigi Capuana
C’est le cœur de la ville. La foule s’y presse de toute part, continuellement, suivant les circonstances et les heures de la journée. Elle se déverse depuis ses quatre embouchures –j’allais dire dans l’aorte et les artères du grand organisme, tant sa ressemblance avec les fonctions du cœur est évidente.
Toutes les pulsations de la vie urbaine s’y font écho. Quand il semble que même ici plus rien ne bouge, des grands yeux de cristal du sol l’on peut voir que dans ses souterrains le travail bat encore son plein, comme si dans ce centre de vie l’activité ne pouvait jamais s’endormir et qu’elle se poursuivait sans conscience, à la manière vraiment d’un organisme vivant qui s’abandonne au sommeil.
Les derniers cris des écervelés qui rentrent à la maison avec l’aube se confondent, sous la grande voûte de verre, avec les bruits de pas des premiers ouvriers qui s’en vont au travail, ou ceux des paysans qui se rendent au marché, nez en l’air et bouche bée, en martelant le marbre de leurs lourds sabots ou des énormes caboches de leurs souliers.
Ce sont les premiers symptômes du grand réveil.
Toutes les fenêtres sont encore fermées. Les boutiques cachent le luxe splendide de leurs vitrines derrière des planches fixées à de lourdes barres de fer. La lumière grise qui tombe en pluie des carreaux de la voûte donne un aspect sale, désagréable aux murs, aux ornements poussiéreux, aux gigantesques cariatides des fenêtres. Les statues de plâtres, dans les angles, semblent horriblement négligées, en carton-pâte. Les grandes fresques sous la coupole font l’effet de peintures délavées par l’humidité.
Ce sol qui n’a pas encore été balayé, ces vitres sales qui éclairent le passage à la maigre lueur de l’aube, ces grosses barres de fonte qui se courbent pour soutenir l’immense filet de la voûte, ces hampes qui en tombent armées d’aiguilles plantées en cercle comme des rayons, tout cela vous rappelle le désordre d’une scène de théâtre, avec son outillage posé contre les murs, ses mécanismes apparents, ses décors qui ont perdu l’illusion de la fraîcheur produite par la lumière du gaz.
Plus tard, quand le soleil dore les vitres de la coupole, quand les boutiques ont déjà reformé leurs élégantes expositions du jour, quand le va-et-vient des gens croît de minute en minute, s’affairant jusque sous le vaste porche de la place du Duomo, la Galerie n’est plus reconnaissable, elle semble tout à fait autre chose. Elle a repris sa fastueuse coquetterie, elle sourit et murmure, éblouissante de lumière et de couleurs. Elle dresse face au soleil son arc démesuré, surchargé de colonnes et fardé comme un prince asiatique, fier encore de porter cette inscription au front :
À VICTOR-EMMANUEL II
LES MILANAIS
La via Garibaldi, réveillée depuis longtemps, déverse déjà le large contingent de son petit peuple de maçons, de menuisiers, d’ouvriers en tout genre, spécialement d’ouvrières qui se déhanchent, vives et fraîches sous le porche, bavardant et riant par bandes, dévorant des yeux les nouveautés de la mode féminine, les éclats d’or et de diamant de Conlonieri et de Verga (1).
À l’intérieur de la galerie, sur les grandes vitrines des boutiques, du Café Gnocchi et du Café Biffi (2), les petites têtes bien coiffées se reflètent en touches fugitives, les chapeaux de dame un peu chiffonnés mais portés avec fierté, les voiles noirs de dentelle arrangés avec une négligence exquise autour de la tête, les tabliers blancs sur les robes de cotonnade à rayures bleues et blanches. Elles passent rapidement, un petit paquet sous le bras ou le panier à provisions au côté, souriant aux guet-apens flatteurs d’un commis ou d’un ouvrier. Elles apportent quelque chose de juvénile, de gracieux et de populaire à la vie matinale de ce grand édifice, qui semble chasser de son esprit les dernières brumes du sommeil et s’étendre délicieusement dans la fraîcheur de l’air.
Le Duomo, sévère, gigantesque, à moitié caché dans l’ombre, avec ses innombrables flèches et ses fantastiques dentelles ajourées, regarde d’un oeil compatissant toute cette beauté bourgeoise d’arcades, de fenêtres, de terrasses petites ou grandes, de lucarnes, et de colonnes superposées à d’autres colonnes qui soutiennent la voûte du grand arc et la fière corniche du fronton. Aussi réduites que puissent apparaître les proportions de cette montagne de marbre, avec ce grand espace vide qui s’ouvre devant elle, cet arc et les arcades et les immeubles qui l’entourent, vus à une certaine distance, font bien piètre figure devant le vieux colosse. On dirait de grands jouets de carton dressés au milieu de la hâtive et insouciante activité moderne qui ne trouve plus le temps de construire lentement, pour l’éternité, comme on le faisait autrefois.
Pourtant, si nous sommes fatigués d’admirer cette foule de flèches et de statues, cette myriade d’ornements légers et élégants qui grimpent les uns sur les autres, se chevauchent et montent, comme en un crescendo musical, jusqu’à la très audacieuse flèche de la coupole qui soutient la boule dorée, où apparaît la tête de la Madone, nous prenons plaisir alors à observer minutieusement cet étalage bourgeois et encore frais qui déploie au soleil son enduit rose et la blancheur de ses modénatures et de ses colonnes. Nous nous sentons plus à notre aise sous ces arcades aérées, devant ces magnifiques boutiques diversement parées, sous cette voûte de cristal qui entremêlent au milieu d’un océan lumineux les nœuds très subtils de son épine dorsale de fer. Ce n’est plus un sentiment d’élévation artistique qui nous envahit et nous trouble, qui fait presque vaciller la terre sous nos pieds, mais une satisfaction de bien-être matériel qui assouvit nos yeux et satisfait les exigences matérielles de cette atmosphère nouvelle où nous respirons et nous nous agitons fébrilement. C’est alors que le vaste édifice créé par la fantaisie immodérée de l’architecte Mengoni s’agrandit dans notre imagination, s’anime d’un souffle puissant : nous le sentons palpiter avec toute l’anxiété de nos besoins factices, les désirs violents de nos joies sensuelles, les agitations de toute nature qui aiguillonnent les vertigineuses productions des industries, des arts, des sciences ; nous le voyons prendre les allures d’un temple, non moins sacré que celui du Duomo, où l’on célèbre et sacrifie sans cesse, avec pompes et magnificence, au grand Dieu de la société moderne, au Travail ; nous nous réconcilions tout à coup avec elle, nous allons jusqu’à fermer les yeux aux protestations de notre goût d’artiste.
Pendant ce temps, sur le tard, non seulement la foule est devenue plus dense, mais elle s’est totalement transformée. Du corso Vittorio-Emanuele, de la via Torino, de la place de la Scala, des débouchés de la via Ugo Foscolo et de la via Silvio Pellico(3), on se croise et se mêle comme au cœur d’une ruche immense, on entre dans les magasins, on sort des cafés, et l’on répand sous la voûte un murmure confus de voix, de pas, de bruissements, qui d’en haut semble le débit régulier et continu d’un fleuve. Et parmi cette foule qui se renouvelle à chaque instant, voyez que vont et viennent, à la même heure chaque jour, pareils à des fantômes magiquement emprisonnés sur l’allée centrale, certains types caractéristiques qui attirent votre attention. Figures imberbes, aux cheveux longs et incultes, aux pardessus de couleur douteuse, aux chapeaux inclinés légèrement sur l’oreille ; figures étirées, maigres, la moustache en pointe, le cheveu dru et luisant de pommade, et dans les yeux un air fatal ; figures massives, trapues, vulgaires, à l’aspect équivoque, avec de vieux anneaux aux doigts et de grosses chaînes de montre au gilet, peut-être en similor, par groupes de trois, de six ou de dix. Ils parlent ensemble, forment un cercle tous les vingt pas, gesticulent, discutent à voix haute, dans tous les dialectes de la péninsule, et lancent de loin en loin, à mi-voix, un trille de baryton, une fioriture de basse profonde. Ce sont des chanteurs au chômage, des célébrités futures ou précocement oubliées, des misères artistiques au présent, des imprésarios de province, des agents théâtraux, des spéculateurs en tout genre qui vivent et qui meurent de cette vaste spéculation de gorges qui s’essaient à chanter, et dont Milan a la primauté non seulement en Italie, mais dans l’Europe entière, et aussi dans le monde.
Et pendant qu’ils déambulent dans l’un et l’autre sens, rêvassant d’engagements, négociant des contrats, cherchant quelquefois même la solution au difficile problème du repas quotidien, trompant leur appétit ou l’aiguisant de petits verres de vermouth et d’absinthe du magasin Campari(4), les jeunes élégants, adossés au pilier de la confiserie Ticozzi et C. , la fleur à la boutonnière, terminant de mâcher nonchalamment une pâtisserie, attendent de faire la cour aux bourgeoises élégantes et aux quelques grandes dames habituées à se gâter la digestion du repas à venir en mangeant des douceurs. Pendant ce temps, pour s’occuper, ils lancent un mot ou un sourire aux belles pécheresses qui traversent la Galerie en cette heure, étoudissant ce lieu de leurs étranges cheveux à la Rubens, de leurs seins arrogants serrés dans une maille provocatrice, et qui s’y montrent fardées, poudrées et sérieuses, avec de grands airs de chastes Suzanne... par peur des cognes qui tournent autour.
En cette heure les magasins resplendissent en pleine lumière, et lancent leurs tentations irrésistibles sous leurs grandes vitres de cristal. La Galerie semble vraiment ce qu’elle est, un Bazar(5), où les industries et les beaux-arts montrent leurs petites expositions permanentes. Toileries, chaussures de Vienne, articles de mode placés sur une poupée tournante, grandeur nature, qui a toujours ses admirateurs ingénus, instruments de physique et d’optique, publications récentes de tous les éditeurs du monde, bibelots de Chine et du Japon, tissus de luxe aux reflets vifs et aux mille couleurs, tableaux d’artistes célèbres, photographies, articles de Paris, bijoux, verres de Murano, animaux empaillés, médicaments, divers objets d’usage domestique, petites statues et ornements en terre cuite pour serres et jardins... c’est une lueur fantasmagorique qui change à chaque pas et ne laisse aucun répit, une séduction insistante qui exacerbe tous les penchants, excite tous les caprices et réveille curiosité et avidité, lesquels, le plus souvent, doivent se contenter d’une simple admiration.
Dans l’octogone le magasin de musique de Ricordi dévoile un arc-en-ciel souriant d’aimables couvertures : on les doit assez souvent aux bizarreries juvéniles d’un très original artiste ; au milieu de cet arc-en-ciel surgit tantôt la figure revêche de Verdi, que la photographie ne flatte guère, tantôt l’étrange face de Ponchielli que l’on a gratifié d’un buste en plâtre, tantôt le portrait de la prima donna du moment entourée de couronnes, témoins pas toujours crédibles de véritables triomphes. Plus loin, au Rizzi et au Vercesi, c’est une fête d’aquarelles de Gignous, de Ranzoni, de Fontana(6) ; ébauches, croquis, silhouettes à peine esquissées qui font venir l’eau à la bouche aux amateurs. Paysages merveilleux de Carcano, tableaux riches en couleur de Di Chirico, élégantes figures de pages du Moyen-Age et de petites femmes modernes de Fontana se succèdent ici tous les jours, et font pâlir les merveilles de l’art photographique américain qui déploie en dessous la suprenante beauté de ses têtes de femmes.
Le café Biffi, le café Gnocchi, la brasserie Stocker(7) regorgent de clients. Des fenêtres d’un second ou d’un troisième étage, éclatent les cris d’une prima donna malheureuse qui prend son cours de chant, les vocalises d’un ténor ou d’un baryton qui exerce consciencieusement sa voix. Et pendant ce temps le flot des gens qui va et vient s’accroît d’instant en instant. Le corso Vittorio-Emanuele déborde et une partie de son cours s’épanche dans la galerie, une interminable queue qui du côté du Duomo s’agite et se déroule jusqu’à porta Venezia, jusqu’aux Bastions, qui se replie du côté opposé pour repasser sous les arcades et sous la voûte de verre, comme si la promenade des véritables Ambrosiens devait recevoir là, à tout prix, son ultime consécration.
Oui, c’est une très bonne chose que l’art pur ne trouve guère de satisfaction dans cet édifice. Mais il faut aussi convenir que la première impression qu’on en reçoit est celle d’une chose grandiose et imposante. Si les divers styles architecturaux se heurtent, se battent les uns avec les autres dans la façade de l’arc, dans la décoration des pilastres intérieurs, dans les corniches, partout ; si les lignes se noient dans l’entassement des chichis, des rebords, des modénatures, la Galerie n’en a pas moins son caractère à elle, infiniment moderne et tellement milanais, tant qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus concevoir Milan avec son sale Couvert des Figgini(8), avec toutes les ruelles et les baraques entassées autour du Duomo, balayées par Mengoni pour faire place à cette création qui fut la sienne et qui devait lui coûter la vie.
Pauvre Mengoni ! Quand les gigantesques échafaudages cachaient encore son arc en construction, on le rencontrait à toute heure dans la Galerie, sous les arcades, la tête haute, les yeux étincelants, comme pour mieux se convaincre que son rêve d’architecte était vraiment devenu réalité, content de lui et de son œuvre, avec une imagination bouillonnante de nouveaux projets d’arcades, de palais, d’un autre arc, d’une place immense, depuis laquelle la masse du Duomo devait présenter à une certaine distance ses miraculeux pinacles, ses divines rosaces, et ses nombreuses légions de saints en marbre.
Mais le destin voulut que ni celui qui l’avait imaginée et construite, ni le grand Roi à qui elle était dédiée, ne devaient voir l’inauguration de celle qui, certainement, est l’une des œuvres les plus audacieuses de l’architecture italienne moderne. L’inscription gravée dans la pierre au bas de l’arc inspire une profonde tristesse avec son élégante simplicité(9).
Il y a une heure où la galerie reste presque déserte. Le bruit de la vaisselle et des couverts qui sort du Café Biffi et du Café Gnocchi fait comprendre qu’en cette heure Milan la grasse est attablée.
Une odeur de plats chauds envahit l’air et chatouille les narines des rares passants. Puis les ombres du soir s’allongent de tout côté, décolorent les fresques, brouillent les ornementations. C’est une torpeur digestive, un bas murmure de confidences, un je ne sais de quoi de voluptueux et de louche qui fait penser à tant de choses. Mais cela dure peu.
Déjà les allumeurs ont commencé à éclairer les becs de gaz dans leurs globes de verre dépoli. Dans l’octogone (10), sous la coupole, des groupes de curieux se forment qui regardent en haut, attendant quelque invisible chose. À peine le dernier bec fait-il jaillir sa flamme, qu’un cri résonne dans un angle, et que le petit rat (il rattin) s’élance à toute vitesse, la queue enflammée, tout autour de la coupole, laissant derrière lui, parmi le murmure de ses admirateurs, une foule de petites flammes, un vrai diadème de lumière, comme un luxe de courtisane qui veut vous étourdir. Dans les grands moments solennels, de nombreuses autres petites flammes semblent jaillir de nulle part, de ce genre de boucles en fer qui pendent de la voûte(11).
À l’onde dorée du gaz, à la lumière argentine des lampes électriques qui resplendissent des vitrines du Café Gnocchi, la Galerie, de bazar, se transforme en salon. Dès lors on s’y promène, on y fume, on y converse, en personnes qui cherchent à se défaire des graves soucis du jour. Les magasins étincellent. Du Café Biffi et du Café Gnocchi sortent, par intervalles, les grandes vagues sonores des concerts du soir : de la brasserie Stocker éclate de loin en loin, chantée par des voix féminines, une bouffée de mélodies tyroliennes et un tonnerre d’applaudissements.
Vers onze heures, après que la foule s’est dissipée, après que les magasins ont fermé et que le diadème de gaz de la coupole s’est éteint subitement, jetant sous la voûte une pénombre pleine d’appâts insidieux, voici des silhouettes de femmes qui vous lancent un défi en passant, à la hâte, un appel, un charme, avec des yeux splendidement téméraires. Elles vont se perdre plus loin, dans l’ombre de la nuit. Les pauvres ! Elles sont si jeunes et si belles, elles semblent si joyeuses, si fières de leur jeunesse et de leurs grâces, de leurs vêtements de soie et de velours ! Mais souvent ces yeux qui provoquent avec une insistance effrontée la sceptique torpeur de notre vice, retiennent difficilement leurs larmes de créatures qui ont faim.
LE COUVERT DES FIGINI par Igino Ugo Tarchetti
Un soir de juin 1864, dans les premières journées de mon séjour à Milan, je sortais de ce temple magnifique le cœur agité de mille émotions d’artiste et de poète –pour cette seule connaissance idéale de l’art et de la poésie que tous les hommes sensibles ont au fond de leur cœur-, et je fus arrêté par une foule de curieux qui assistait à la démolition d’un vieux quartier en face, qui longe la via de’Borsinari, et que l’on nomme le Coperto de’ Figini.
La municipalité en avait décidé ainsi, car il fallait étendre la nouvelle place autour de la merveilleuse cathédrale, et les Milanais ne pouvaient passer devant ces ruines sans les contempler étonnés, amers et joyeux tour à tour. La démolition de cet édifice, remarquable par son antiquité et presque monumental en ces lieux, était le prix à payer pour ce nouveau décor, admirable par son ampleur et par son élégance, dans une métropole riche en événements glorieux et magnifiques, dont seule l’histoire pourtant a conservé la trace.
Mais les esprits ne s’étaient pas émus de cette seule considération : il y a quelque chose de triste et de solennel dans les ruines d’un bâtiment qui a vu se succéder de nombreuses générations d’hommes, qui fut le théâtre des affections les plus douces et les plus tendres, comme du combat des passions les plus désespérées, qui a gardé en son cœur, comme un ami fidèle, le secret de l’intimité familiale : pieux et merveilleux secret qui, s’il pouvait être accessible à tous, donnerait peut-être à l’humanité l’horreur de son propre destin. C’est la pudeur sacrée du malheur qui nous invite à le conserver, et cette religion est en elle-même pour tous les hommes une religion instinctive, fortifiée par la délicatesse de nos esprits, par cette fatale, mais pourtant juste conviction, qui fait communément distinguer en tout ce qui n’est pas heureux quelque chose de repoussant et de coupable (12).
Que ce soit ensuite par un puéril sentiment de curiosité, ou par une très noble compassion, ou même par cet égoïsme naturel qui fait trouver du réconfort dans un sort moins heureux que le nôtre, il n’y a pas, au fond de nous, de plus violent et impérieux désir que celui de vouloir déchirer ce voile qui cache l’histoire privée des autres hommes.
C’est certainement en conséquence de ce principe, que nous restons pétris d’admiration devant les plus modestes reliques de tout ce qui lui a appartenu, comme si chaque objet avait gardé avec lui une part de cette vie, et les traces de ces événements dont il fut le témoin. Mais c’est là une aimable illusion ! Qui de vous n’a pas placé une part de ses affections, parfois la plus durable, dans le toit qui le vit naître, dans l’arbre d’une arrière-cour, dans un vieux meuble de famille, dans un habit, dans un décor ou dans quelque autre objet qui a le plus longuement assisté aux vicissitudes de son existence ? C’est la confiance en ces affections qui nous fait implorer ces reliques muettes, comme si elles portaient une révélation intime ou surnaturelle. Parce que si tout l’univers nous parle ce mystérieux langage, si en chaque point de la terre nous retrouvons les traces de ceux qui nous ont précédés, le cœur humain ne peut se contenter de cette révélation indistincte, aussi sublime soit-elle, parce que ses facultés sont limitées, et qu’il aspire beaucoup moins à la société qu’à la famille.
C’est pourquoi le roman est plus agréable que l’histoire, c’est pourquoi la représentation d’un drame domestique nous émeut plus que les grandes tragédies des peuples, et que les restes d’une pauvre chaumière sont quelquefois plus éloquentes que les ruines de Palmyre ou d’Héliopolis.
Je pensais à cela en contemplant les murs disjoints et démolis de ce vieux quartier, où chaque pierre, chaque bloc semblait garder en lui une tendre histoire, une confidence. –Qui peut savoir combien de générations d’hommes s’y sont succédés jusqu’à aujourd’hui, à combien d’usages il aura servi, de quels événements il aura été le témoin ? –Erigé par Pietro Figini en souvenir des noces de Giovanni Galeazzo Visconti avec Isabelle, fille de Jean, roi de France, et destiné à être le théâtre des fastes et des plaisirs, il devint ensuite l’enjeu des spéculateurs. Ses arabesques précieuses furent enlevées et abîmées, le style de son architecture modifié, il devint un quartier d’ouvriers et de marchands, le centre de commerce qu’il est resté jusqu’à nos jours.
L’édifice ouvert laissait apparaître deux rangées de chambres, pour la plupart étroites et asymétriques, et de chaque côté les traces des objets qui les avaient occupées. Ici, où la cloison a gardé ses couleurs, il y avait une horloge qui a marqué peut-être des heures heureuses et fébrilement attendues : de l’ouverture de cette alcôve, où une légère bande horizontale sur le mur indique qu’il y eut un lit, combien de regards se sont tournés vers le ciel découpé par la fenêtre d’en face, pour voir si le matin apparaissait limpide et pur, et dans les heures d’insomnie et de découragement pour contempler les étoiles, qui disent si bien la paix et la résignation. Là c’est l’empreinte d’une croix pendue à la cloison ; un peu plus haut celle d’une petite image, peut-être celle d’un être perdu, que l’on aima passionnément. À ces barres de fer, une bryone s’était accrochée avec une telle ténacité qu’on a dû l’arracher de son pot. Aurait-elle eu quelque intention amoureuse, à ne pas vouloir vivre et prospérer dans un autre lieu ? Un sort semblable fut réservé à une tige de jasmin dans l’embrasure d’une fenêtre ; ses feuilles retombent flétries et ses fleurs étoilées, secouées par le vent, descendent lentement en tournoyant vers la rue.
Mais là où le cœur pouvait puiser ses plus beaux souvenirs, c’était dans la part la plus humble et la plus méconnue de l’édifice, dans ces salles obscures, excessivement étroites, et pleines d’exhalaisons nocives, où l’existence de l’ouvrier et du prolétaire se consume, noble et ignorée. Combien de tourments, combien d’élégies, combien de secrètes souffrances ont été abrités dans cet asile de douleur ! Où sont les Note sur les textes.
La Galerie Victor-Emmannuel est extrait d’un ensemble de contributions intitulées Milan 1881, commandées à l’occasion de l’exposition nationale. Les noms de Giovanni Verga et de Neera y voisinent avec celui de Luigi Capuana, ainsi que d’autres représentants du journalisme et de la littérature. Texte original italien : La Galleria Vittorio-Emanuele
Les pages d’Igino Ugo Tarchetti sont les premières de Paolina (Mystères du Couvert des Figini), une fresque réaliste aux forts accents autobiographiques. Figure majeure de la « scapigliatura » milanaise, réaction ultra-romantique au romantisme catholique de la tradition manzonienne, Tarchetti mourut à 28 ans, laissant quelques récits à la manière d’Hoffmann et de Poe, un roman anti-militariste qui défraya la chronique et un chef d’œuvre inachevé, Fosca, qu’Ettore Scola adapta sous le titre de Passion d’Amour. Ce livre a été récemment réédité sous son titre original aux éditions du Sonneur.
traces des larmes qu’on y aura versées ? Où est la jeune couturière qui pleure son innocence perdue pour un morceau de pain ? Où avait-elle tissé ses rêves d’avenir virginaux ?
Voici la chambre où un peintre vécut jadis, peut-être inconnu, talentueux peut-être. Ces profils de femme sur le mur, qui se ressemblent tous et qui tous se rapportent à un seul visage, sont l’abrupt témoignage d’une passion amoureuse : tout près, une infinité de dessins et de petits croquis : un cheval déchaîné, un poulet en habit de docteur, un épervier en habit de notaire, un juge signe une sentence de mort et fait jaillir de sa plume un ressort, le ressort actionne la guillotine, la guillotine tue le patient. Il est écrit en dessous : Quelle différence il y a entre un bourreau et un juge. Une large tache de vin s’étale de l’autre côté, un geste de violence, le souvenir de quelque orgie célèbre, effrénée, mémorable, puisque la pauvreté a aussi ses orgies, nées dans le désespoir, où à défaut de perles on laisse tomber des larmes .
Dans la chambre suivante, c’est la flamme d’une lampe qui a fait cette trace ronde et noirâtre au plafond. Les ouvrières se réunissaient-là, poursuivant leur travail jusque tard dans la nuit. –Voici, dans un coin, un bouquet de fleurs fanées. Qui les aura offertes ? Peut-être que dans le désordre étrange de nos passions, on les aura abandonnées parce qu’elles ne rappelaient pas un sentiment coupable. Dans une pièce d’eau plus décente, un ruban déchiré supporte toujours un petit miroir brisé. Il semble refléter encore un doux et pâle visage, les yeux et les cheveux noirs, les joues pâles elles aussi, mais tendant légèrement sur le rose, une figure tantôt souriante, tantôt voilée de larmes. –C’était ici une beauté à vendre, là une beauté menacée, en péril ; là ; tout près encore, une beauté déjà vendue : c’est le sourire de l’innocence tempérée de malheur ; le combat presque perdu entre le charme et la vertu, les visions du remords et les joies de l’aisance, par anticipation ; c’est l’ivresse qui étouffe, mais ne tue pas la douleur.
C’est un drame terrible et extraordinaire, un chef d’œuvre de l’art, qu’il faudrait donner en spectacle à la société tout entière. Il n’y aurait pas à le regretter : chaque acteur joue bien son rôle, c’est à qui apportera le plus de zèle et de maestria, ce sont des artistes d’un mérite incomparable, tout est vrai dans la représentation : vraies les larmes, vraie la misère, vrai le sang versé, vraie l’innocence que l’on vend, vrai le grand crime impuni, la vérité partout, vivante, nue, palpitante... Qui donc, dans l’assistance, pourrait ne pas applaudir ?
[1]