Livre second (chapitres I à LXX) lu par Christian Martin pour audiocité.net
Nota bene : Ce texte fait suite au Livre premier.
CHAPITRE I
De la puissance et de la magnificence de Koublaï, très grand roi des Tartares.
J’ai résolu de faire dans ce second livre la description de la pompe, de la magnificence, de la somptuosité de la puissance, des richesses et du gouvernement de l’empire de Koubilaï, empereur des Tartares, qui tient présentement le sceptre. Car il surpasse de beaucoup tous ses prédécesseurs en magnificence, et, dans l’étendue de son domaine, il a tellement reculé les limites de son empire qu’il tient presque tout l’Orient sous sa domination. Il est de la race de Chinchis, premier prince des Tartares ; il est le sixième empereur de cette monarchie, ayant commencé à régner l’an de Notre-Seigneur 1256, et gouvernant ses peuples avec beaucoup de sagesse et de majesté. C’est un homme vaillant et exercé aux armes, vigoureux de corps et d’esprit et prompt à l’exécution ; homme de conseil, avisé et circonspect dans le gouvernement de ses peuples. Car avant de monter sur le trône il a souvent fait le devoir de bon soldat, en différentes occasions, et donné des marques de sa prudence ; mais depuis qu’il est devenu empereur il ne s’est trouvé qu’à une bataille, et il donne le commandement de ses armées à ses fils ou à quelqu’un de ses courtisans.
CHAPITRE II
De quelle manière le roi Koubilaï a souffert la rébellion de son oncle Naiam.
Nous avons dit que le roi Koubilaï ne s’est trouvé qu’une fois à la tête de son armée ; maintenant il faut dire à quelle occasion. L’an de Notre-Seigneur 1286, son oncle du côté paternel, nommé Naiam, étant âgé de trente ans et se voyant maître d’un grand peuple et de plusieurs pays, se trouva tellement enflé de vanité qu’il résolut de se révolter contre son seigneur Koubilaï, et mena contre lui une grande armée ; et pour mieux réussir dans son entreprise, il s’allia avec un roi nommé Caydu, qui était neveu de l’empereur Koubilaï, et qui le haïssait ; de sorte que, pour appuyer sa rébellion, il lui promit de venir le joindre en personne à la tête de cent mille hommes. Or ils avaient résolu de s’assembler dans une certaine plaine avec leurs troupes pour faire une irruption sur les terres de l’empereur. Naiam avait environ quarante mille hommes de troupes.
CHAPITRE III
De quelle manière Koubilaï se précautionna contre ses ennemis.
L’empereur, n’ignorant pas ce que ses parents machinaient contre lui, et avec quelle animosité ils étaient portés à conspirer contre sa personne et son État, jura par sa tête et par sa couronne impériale qu’il vengerait une si grande insolence et qu’il punirait une si noire perfidie. Après quoi il assembla en trois semaines une nombreuse armée composée de trois cent soixante mille cavaliers et de cent mille hommes de pied, qu’il tira seulement du voisinage de la ville de Cambalu. Et, quoiqu’il eût pu lever une plus grande armée, il ne voulut pas le faire, pour être plus tôt en état de surprendre ses ennemis, qui ne s’attendaient pas à une si prompte marche, et de peur que sa résolution ne vint à être connue de Naiam, son ennemi, et qu’il ne se retranchât dans quelque lieu avantageux. L’empereur avait alors d’autres armées sur pied, qu’il avait envoyées pour subjuguer différentes provinces, et qu’il ne voulut point rappeler, pour que son dessein ne fût découvert à l’ennemi. C’est pourquoi il envoya partout garder les chemins fort exactement, afin que ses ennemis n’eussent pas le moindre vent de son arrivée. Car tous les passants étaient arrêtés par les gardes du roi, afin que personne ne pût informer Naiam des desseins de l’empereur. Les choses étant ainsi ordonnées, le roi consulta les astrologues, pour savoir à quel jour et à quelle heure il devait partir afin d’avoir un heureux succès dans son entreprise. Les astrologues l’assurèrent tous, d’une voix unanime, que son voyage serait heureux et que le temps lui était alors favorable pour triompher de ses ennemis.
CHAPITRE IV
De quelle manière Koubilaï vainquit Naiam.
L’empereur partit donc sur cette assurance et se rendit dans la susdite plaine, où Naiam attendait encore l’arrivée du roi Caydu, qui devait lui amener du secours. Ayant fait camper son armée sur une colline, il y passa la nuit avec tous ses gens. Pendant ce temps-là les soldats de Naiam, qui ne se défiaient de rien et qui ne croyaient pas qu’il y eût rien à craindre, battaient la campagne, les uns avec leurs armes, les autres sans armes ; mais la nuit étant passée et le jour commençant à paraître, l’empereur monta sur le plus haut de la colline ; il partagea son armée en douze bataillons de trois mille hommes chacun. Les bataillons furent ainsi ordonnés, à savoir, qu’en quelques bataillons les piétons couvriraient de leurs lances le front des combattants. Le roi était dans un château admirable bâti sur quatre éléphants, où était aussi l’étendard royal ; mais aussitôt que l’armée de Naiam eut aperçu les enseignes et les camps de Koubilaï, elle fut saisie d’un grand étonnement, car le secours qu’elle attendait du roi Caydu n’était pas encore arrivé. Saisis d’épouvante, ils coururent à la tente de Naiam, qui dormait, et le réveillèrent. Il se leva et mit le plus promptement qu’il put son armée en bataille. C’est une coutume générale parmi les Tartares de sonner de la trompette et de battre de toutes sortes d’instruments de guerre, en chantant à perte d’haleine, avant que le roi ait donné le signal d’attaquer l’ennemi ; de sorte qu’après cette cérémonie faite dans les deux armées, le roi ordonna de donner le signal aux trompettes et d’attaquer les troupes de Naiam. Tout aussitôt le combat fut très sanglant, car l’air fut obscurci d’une grêle de flèches et de traits, et, les machines à jeter des pierres ayant été laissées, les adversaires se tuaient à coups de lances et d’épées. Naiam était chrétien de nom, mais il ne suivait pas les maximes de la religion chrétienne ; cependant il avait fait peindre sur son principal étendard le signe de la croix et avait beaucoup de chrétiens avec lui. Le combat dura depuis le commencement du jour jusqu’à midi ; il périt beaucoup de gens dans les deux armées, mais à la fin Koubilaï fut vainqueur et mit l’ennemi en fuite. Dès que l’armée de Naiam commença à fuir, ce prince fut pris, et une grande multitude de fuyards fut mise à mort.
CHAPITRE V
De quelle manière mourut Naiam.
Le roi Koubilaï, ayant son ennemi entre les mains, ordonna qu’on le tuât sur-le-champ, pour punir sa témérité d’avoir osé prendre les armes contre son souverain et fomenté une si noire rébellion ; mais parce qu’il était de son sang, il ne voulut pas que le sang royal fût répandu, ni que la terre en fût imbibée, ni que le ciel et l’air fussent témoins de la mort honteuse de quelqu’un de la race royale. Il ordonna donc qu’il fût mis dans un sac et qu’il y fût lié et secoué jusqu’à ce qu’il fût étouffé. Après qu’il fut mort, les principaux et tout le peuple rebelle qui avaient échappé du combat, parmi lesquels il y avait plusieurs chrétiens, se soumirent de leur bon gré à la domination et à l’obéissance de l’empereur Koubilaï. Et pour lors quatre provinces furent ajoutées à son empire [1].
CHAPITRE VI
Koubilaï impose silence aux juifs et aux mahométans.
Or les Juifs et les mahométans qui étaient dans l’armée de Koubilaï reprochaient aux chrétiens qui étaient tenus avec Naiam, que Jésus-Christ dont Naiam avait fait porter le signe sur son étendard, n’avait cependant pu les secourir ; et ils réitéraient tous les jours ces reproches, pour couvrir de honte les chrétiens et tourner en mépris leur religion aussi bien que la puissance de Christ ; or les chrétiens qui s’étaient soumis à l’obéissance du roi Koubilaï, ne pouvant plus supporter ces outrages, surtout parce qu’ils retournaient contre l’honneur de Jésus-Christ, en firent leurs plaintes à l’empereur. Sur quoi il fit assembler les juifs et les mahométans, et, s’étant retourné du côté des chrétiens, il leur tint ce discours en présence de tous : « Votre Dieu et sa croix n’a voulu donner aucun secours à Naiam ; mais vous ne devez pas pour cela vous en chagriner ni avoir honte de votre religion, parce que Dieu, qui est bon, est juste aussi et ne peut par conséquent favoriser le crime et l’injustice. Naiam était traître à son roi, il avait excité une rébellion contre tout droit et justice ; après cela il implorait le secours de votre Dieu dans sa malice ; mais lui, comme un Dieu qui est bon et juste, n’a point voulu favoriser ses mauvais desseins. » Ensuite il ordonna aux juifs et aux mahométans et à tous les ennemis du nom chrétien de ne pas blasphémer davantage contre le Dieu des chrétiens ni contre sa croix ; et de cette manière il leur imposa silence. Koubilaï, ayant ainsi apaisé le tumulte, s’en retourna, rempli de gloire et de joie de sa victoire, à sa ville royale de Cambalu [2].
CHAPITRE VII
De quelle manière le Grand Khan récompensa ses soldats.
Le roi Koubilaï, ayant été vainqueur, récompensa les généraux, les capitaines et les soldats de son armée en cette manière. Celui qui commandait avant cela à cent soldats fut élevé à un plus haut degré, le faisant chef de mille, et ainsi des autres chefs ; il leur fit aussi présent de vases d’or et d’argent, de tablettes royales, sur lesquelles étaient gravés des privilèges et des exemptions. D’un côté de ces tablettes était écrit : « Par la vertu toute-puissante du grand Dieu, et à cause de la grâce qu’il a accordée à l’empereur, le nom du Grand Khan soit béni ! » De l’autre côté était gravée la figure d’un lion, avec le soleil ou la lune, ou l’image d’un griffon ou de quelque autre animal. Or quiconque a une de ces tablettes avec le soleil ou la lune empreints dessus, lorsqu’il marche en public, on lui porte le pallium pour marque de sa grande autorité ; celui qui a la figure du griffon peut conduire et mener avec lui, d’un lieu à un autre, toute la milice de quelque prince que ce soit ; et de cette manière ces tablettes montrent le degré d’honneur et de dignité de ceux qui les possèdent, suivant les différentes choses qui y sont gravées, et qui sont significatives du pouvoir qu’elles représentent. Et si quelqu’un refusait d’obéir à la vue de ces tablettes, suivant l’autorité qui y serait exprimée, il serait tué comme rebelle aux ordres de l’empereur.
CHAPITRE VIII
Portrait du roi Koubilaï, de ses femmes et de ses fils.
Le roi Koubilaï est un fort bel homme, d’une médiocre taille, ni trop gras ni trop maigre, ayant le visage rouge et ouvert, de grands yeux, le nez bien fait, et tous les traits et les parties du corps fort bien proportionnées ; il a quatre femmes qu’il regarde comme légitimes, et le fils aîné de la première est son successeur à la couronne. Chacune de ces quatre femmes tient sa cour particulière dans son palais, ayant environ trois cents filles pour la servir et beaucoup d’autres domestiques, chacune ayant bien dix mille personnes en sa cour. Le roi a, outre ces quatre femmes, plusieurs épouses non légitimes : car il y a parmi les Tartares une certaine nation, que l’on appelle Ungrac, qui produit de très belles femmes et bien élevées, dont il entretient dans son palais une centaine des plus accomplies. Au reste, le roi a de ses quatre femmes légitimes vingt-deux fils ; l’aîné de la première s’appelait Chincis ; il devait lui succéder à l’empire s’il n’était pas mort avant son père. Ce Chincis a laissé un fils, nommé Temur, qui est prudent et exercé aux armes et succédera à Koubilaï son grand-père à la place de son père. Au reste le roi Koubilaï a vingt-sept garçons de ses femmes non légitimes, qui sont tous de grands seigneurs à sa cour.
CHAPITRE XI
De son palais dans la ville de Cambalu, et de sa belle situation.
L’empereur demeure dans la ville royale de Cambalu pendant trois mois de l’année, à savoir décembre, janvier et février. Son palais est d’un artifice admirable ; il a quatre milles en tous sens, un mille de long et autant de large. Les murailles en sont élevées de dix pas et fort épaisses ; elles sont blanchies et rougies en dehors. À chaque coin de ce carré il y a un magnifique palais, comme autant de forteresses ; et au milieu de chaque mur de l’enceinte est un autre palais somptueux, en sorte qu’il y en a huit en tout. C’est dans ces palais que l’on garde les armes, les instruments de guerre, les canons et autres machines servant à la guerre, les arcs, les flèches, les carquois, les éperons, les brides, les lances, les massues, les cordes des arcs. Tout cela est serré, chaque espèce dans un palais particulier : de sorte que c’est proprement l’arsenal royal. La face du palais qui regarde le midi a cinq portes, dont celle du milieu est plus grande que les autres ; on ne l’ouvre que pour le roi. Car il n’est permis qu’au roi d’entrer par cette porte ; mais ceux qui accompagnent le roi entrent par les quatre autres, qui sont aux côtés de celle-là. Chacune des trois autres faces n’a qu’une seule porte au milieu, par où il est permis à tout le monde de passer. Au reste, il y a une seconde muraille intérieure, outre celle dont nous avons parlé, qui a, comme la première, huit palais, tant aux angles qu’au milieu des côtés. Dans ces palais sont gardés les vases précieux et les bijoux du roi ; or, au milieu de l’espace de carré intérieur est le palais où loge le roi. Ce palais n’est pas bien éclairé ; car son pavé est élevé de dix paumes en dehors, et le toit en est aussi fort haut et orné de belles peintures ; les murailles des cours et de l’enclos brillent d’or et d’argent ; elles sont peintes de différentes manières ; mais particulièrement on y voit plusieurs traits d’histoire des guerres, qui sont représentés avec de vives couleurs, et tout y est éclatant d’or. Dans la grande cour de ce palais il y a une table où six mille hommes peuvent manger ensemble. Entre les deux murailles qui entourent ce palais il y a plusieurs parcs, plusieurs prés, et de nombreux arbres fruitiers et autres. Ces parcs sont remplis de bêtes sauvages, à savoir des cerfs, des animaux qui portent le musc, des chevreaux, des daims et d’autres animaux de diverses espèces. Il y a du côté du septentrion des viviers où l’on nourrit le meilleur poisson du monde ; il entre dans ce lac une rivière qui en sort aussi, mais l’entrée et la sortie sont fermées par des grilles de fer, de peur que le poisson ne s’échappe. À une lieue hors du palais il y a une petite montagne assez élevée, qui peut avoir un mille de tour, et sur laquelle il y a en tout temps un plantage d’arbres toujours verts. Le roi a soin de faire conduire sur cette montagne les meilleurs arbres de toutes sortes d’endroits les plus éloignés, qui sont chargés sur des éléphants : car on les déracine et on les transplante sur cette montagne. Et parce que cette montagne est toujours verdoyante, on l’appelle la montagne Verte. Il y a sur la pointe un magnifique palais, où le Grand Khan se retire souvent pour vaquer à ses affaires. Ce palais est peint aussi de vert. Il y a aussi un autre grand palais ou château, près de celui du Grand Khan, dans lequel Temur, son petit-fils et son successeur, tient une cour royale et magnifique. Car il a une très grande autorité et a même le sceau impérial, quoiqu’il soit soumis au Grand Khan comme à son seigneur.
CHAPITRE X
Description de la ville de Cambalu.
La ville de Cambalu est située sur le bord d’une rivière dans la province de Cathay ; elle est fort ancienne, et depuis longtemps le siège des rois ; le mot de Cambalu signifie « ville du Seigneur », en langue du pays. Le Grand Khan la changea de place et la transféra à un autre endroit de la rivière, ayant appris par les astrologues qu’elle devait être rebelle à l’empire [3]. La ville est faite en carré et peut avoir vingt-quatre milles de superficie, chaque côté ayant six milles de long. Ses murailles sont blanchies ; elles sont de vingt pas de haut, dix de large, elles sont bâties en talus. Chaque long côté de la muraille a trois portes principales, qui font douze en tout ; auprès de chaque porte il y a de magnifiques palais ; il y a aussi de beaux bâtiments aux angles des murs, qui servent à garder les armes de la ville ; il y a dans cette ville des rues et des places tirées au cordeau, en sorte que l’on peut voir d’une porte à l’autre tout le travers de la ville. Ces rues sont ornées de belles maisons de chaque côté ; au milieu de la ville il y a une maison où il y a une très grosse cloche, dont on donne le signal tous les soirs par trois coups, pour avertir que personne n’ait à sortir de sa maison jusqu’au lendemain, à moins que ce ne soit pour secourir les malades. Car ceux qui sont obligés par nécessité de sortir la nuit doivent porter de la lumière avec eux. Chaque porte de la ville est gardée par mille soldats, non pas autant par crainte des ennemis que des voleurs et des brigands, car le roi prend beaucoup de soin à ce que cette maudite race soit exterminée.
CHAPITRE XI
Des faubourgs et des marchands de la ville de Cambalu.
Hors de la ville de Cambalu il y a douze grands faubourgs, qui sont contigus aux douze portes, où l’on trouve beaucoup de marchands et où logent ordinairement les étrangers. Car à cause de la cour du roi et de l’affluence des marchandises qui se trouve dans ces faubourgs, on y voit tous les jours une grande quantité de peuple qui y vient négocier. Ces faubourgs ne sont pas comme ceux des autres villes, car ils égalent en bâtiments les plus beaux de la ville même, excepté le palais royal. On n’enterre aucun corps mort dans l’enceinte de la ville, mais seulement hors les faubourgs ; les idolâtres brûlent leurs corps morts, mais les autres sectes les enterrent. Il est impossible de dire combien de sortes de marchandises et d’ouvrages on transporte dans cette ville ; on dirait qu’il y en aurait assez pour en fournir tout l’univers. On y apporte des pierres précieuses, des perles, de la soie et diverses sortes de parfums des divers pays ; car cette ville est comme le centre où viennent aboutir toutes les provinces voisines, et il ne passe pas un seul jour en toute l’année que les marchands étrangers n’apportent bien près de mille chariots chargés de soie, dont on fait des étoffes admirables dans cette ville.
CHAPITRE XII
Le Grand Khan a une fort nombreuse garde.
Le Grand Khan a pour sa garde douze mille cavaliers que l’on appelle « quesite » ou les fidèles soldats du roi, qui gardent sa personne ; cette troupe a quatre chefs, dont chacun commande trois mille hommes ; leur office est, comme nous avons dit, de garder le roi jour et nuit ; c’est pourquoi ils sont nourris à la cour. Voici l’ordre qu’ils tiennent à la garde : chaque commandant fait la garde avec ses trois mille hommes ; après quoi il est relevé par un autre commandant avec aussi trois mille hommes, et ainsi alternativement pendant toute l’année. Ce n’est pas que l’empereur ait rien à craindre, mais il fait ainsi éclater davantage sa magnificence.
CHAPITRE XIII
Du magnifique appareil de ses festins.
Voici de quelle manière on procède dans la pompe et la somptuosité des festins du roi. Lorsque, pour quelque fête ou pour quelque autre raison, le roi veut donner un festin, ce qui se fait ordinairement dans la grande cour de son palais, la table où il doit manger est portée à la partie septentrionale de la cour, et plus élevée que les autres tables. Quand le roi se met à table, il a le visage tourné du côté du midi, ayant à sa gauche la première reine, et à sa droite ses fils et ses neveux, et tous ceux qui sont de la maison royale. Leur table est cependant plus basse, en sorte que leurs têtes sont à hauteur des pieds du roi ; les barons et courtisans et autres officiers de guerre sont encore dans un lieu plus bas, ayant chacun leurs femmes à leur gauche ; chacun tient son rang, et les femmes suivent le rang de leurs maris. Car tous les nobles qui doivent dîner à la cour un jour de fête amènent leurs femmes avec eux ; et l’empereur même, pendant qu’il est à table, passe en revue des yeux tous les conviés. Hors de cette cour royale, il y a d’autres cours à côté, dans lesquelles, un jour de solennité, il y a quelquefois jusqu’à quarante mille conviés ; les uns sont des courtisans, d’autres viennent pour renouveler leur dépendance de l’empereur. Il y a grande quantité de farceurs et de baladins ; c’est pourquoi au milieu de la cour royale on pose un vase d’or, d’où découle le vin ou quelque autre liqueur, comme d’une fontaine ; et il y a quatre vaisseaux d’or placés çà et là pour recevoir cette douce liqueur, d’où on la puise ensuite pour en servir à tous ceux qui sont à table. Tous ceux qui sont traités dans cette cour boivent dans des vases d’or ; on ne peut exprimer le grand appareil ni la quantité des vases d’or et d’ustensiles qui sont employés quand le Grand Khan donne une fête publique. Les princes qui servent le roi à table se couvrent la bouche d’une étoffe fort fine, de peur que leur souffle ou leur haleine ne donne sur le manger et le boire du roi. Et quand l’empereur lève la coupe pour boire, tous les joueurs d’instruments et de trompettes commencent à faire entendre une agréable musique, et tous les courtisans se mettent à genoux. Il n’est pas besoin que je fasse la description des mets de la table du roi, de leur délicatesse et de leur magnificence, ni avec combien de pompe et de splendeur ils sont servis. Le repas étant fini, les chanteurs et les joueurs d’instruments, les nécromanciens et les farceurs viennent faire leurs concerts et leurs grimaces devant la table du roi ; ce qui contribue à le mettre de bonne humeur et à lui procurer une agréable digestion.
CHAPITRE XIV
Comment on célèbre le jour de naissance du roi.
Les Tartares observent tous la coutume de célébrer avec beaucoup d’honneur le jour de la naissance de leur prince. Celui de la naissance de l’empereur Koubilaï est le 28 de septembre, et il célèbre ce jour avec plus de solennité qu’aucun de toute l’année, excepté les calendes de février, qui est le commencement de l’année. Le roi, au jour de sa naissance, est revêtu d’un habit d’étoffe d’or très précieuse ; tous les courtisans sont aussi habillés le plus magnifiquement qu’ils peuvent ; le roi leur donne à chacun des manteaux d’or de grand prix, et des souliers faits de peau de chameau et cousus de fil d’argent, en sorte que chacun tâche de faire honneur au roi par sa magnificence, chacun des courtisans ayant l’air d’un roi. Cette pompe ne s’observe pas seulement pour le jour de la naissance du roi, mais dans toutes les fêtes que les Tartares célèbrent pendant l’année, et qui sont au nombre de treize, à toutes lesquelles le roi fait présent aux grands de sa cour d’habits précieux enrichis d’or, de perles et d’autres pierres précieuses, de même que des robes et des souliers, comme nous avons déjà dit. Et tous ces habits des courtisans sont de même couleur que celui du roi, C’est aussi une coutume parmi les Tartares que, le jour de la naissance du Grand Khan, les princes et les nobles de son empire envoient des présents à l’empereur ; et ceux qui ont dessein d’obtenir de lui quelque faveur s’adressent à douze barons établis pour cela, dont la réponse est comme si l’empereur même avait répondu. Tous les peuples, de quelque secte qu’ils soient, chrétiens, juifs, mahométans, tartares et autres païens, sont obligés de prier leurs dieux pour la vie, la conservation et la prospérité du Grand Khan.
CHAPITRE XV
Au premier jour de l’an, jour solennel parmi les Tartares.
Le premier jour de février est le commencement de l’année des Tartares. Ils le célèbrent avec beaucoup de solennité, en quelque endroit qu’ils soient ; et tant hommes que femmes s’habillent ce jour-là de blanc, appelant cette fête à cause de cela la fête des blancs : car ils croient que l’habit blanc est d’un bon présage. C’est pourquoi ils s’habillent le premier jour de l’an de cette couleur, espérant que cela leur portera bonheur tout le reste de l’année ; les gouverneurs des villes et les commandants des provinces, pour marque de leur soumission, envoient ce jour-là des présents à l’empereur : à savoir de l’or, de l’argent, des bijoux, des perles, des étoffes précieuses et des chevaux blancs ; d’où il arrive quelquefois que le roi ce jour-là reçoit cent mille chevaux blancs ; les Tartares se font aussi des présents les uns aux autres au commencement de l’année ; et ils croient que cela est d’un bon présage pour eux pendant le reste de l’année. Enfin ce jour-là on mène à la cour tous les éléphants du roi, qui sont au nombre de cinq mille, couverts de tapis sur lesquels sont peintes les figures de divers animaux tant célestes que terrestres, et portant sur leur dos des coffrets remplis de vases d’or et d’argent, qui servent à la célébration de cette fête magnifique des blancs. On amène aussi beaucoup de chameaux, couverts de très belles étoffes, et qui sont chargés de toutes les provisions nécessaires pour un si grand régal. Dès que le jour des blancs commence à paraître, tous les ducs, les barons, les officiers, les médecins, les astrologues, les commandants des provinces et des armées, et tous les officiers de l’empereur se rendent à la cour. Et comme cette place ne peut pas les contenir tous, à cause de la foule du peuple, ils se rendent dans les cours voisines. Chacun étant en ordre suivant sa dignité et le rang de sa charge, un de la troupe se lève au milieu de la multitude et crie à haute voix : « Inclinez-vous et adorez ! » Cela étant dit, tout le monde se met promptement à genoux ; et, mettant le front contre terre, ils font comme s’ils adoraient Dieu, ce qu’ils font par quatre fois. Cela étant achevé, chacun va à son rang à l’autel, qui est posé dans la cour sur une très belle table peinte en rouge, et sur laquelle est écrit le nom du Grand Khan, et ayant pris un fort bel encensoir, ils brûlent diverses sortes de parfums sur l’autel et sur la table à l’honneur du Grand Khan, et ensuite ils retournent à leur place. Cet encensement étant fini, chacun offre les présents dont nous avons parlé ci-dessus. Toutes les cérémonies étant achevées, on dresse les tables, et l’on sert un magnifique festin, où tout le monde se réjouit tant qu’il veut. Après le repas, les musiciens et les farceurs paraissent, qui achèvent de mettre les assistants en bonne humeur. Dans ces sortes de fêtes l’on amène au roi un lion apprivoisé, qui se couche à ses pieds, doux comme un petit chien qui reconnaît son maître.
CHAPITRE XVI
Des bêtes sauvages que l’on envoie de tous côtés au Grand Khan.
Pendant les trois mois que nous avons dit que le Grand Khan demeure à Cambalu, à savoir décembre, janvier et février, tous les chasseurs que le roi a dans toutes les provinces du voisinage de Cathay s’occupent à la chasse et envoient aux commandants toutes les grandes bêtes qu’ils peuvent prendre, comme cerfs, ours, chevreaux, sangliers, daims et autres bêtes sauvages ; et quand ces commandants sont éloignés de moins de trente journées de la cour de l’empereur, ils envoient ces bêtes par des chariots et des navires, après les avoir éventrées auparavant ; mais s’ils sont éloignés de plus de trente journées, ils envoient seulement les peaux, dont on fait des couvertures d’armes.
CHAPITRE XVII
De quelle manière le Grand Khan fait prendre les bêtes sauvages à l’aide des bêtes apprivoisées.
Le Grand Khan fait nourrir diverses bêtes, et, quand elles sont apprivoisées, il s’en sert à la chasse, et il prend un grand plaisir à voir battre une de ces bêtes apprivoisées contre une farouche. Il a surtout des léopards apprivoisés qui sont fort propres à la chasse et qui prennent beaucoup de bêtes. Il a des lynx qui ne sont pas moins adroits en cet exercice, et des lions très grands et très beaux ; ils sont plus grands que ceux de Babylone et ils ont des poils de toute sorte de couleurs, blancs, noirs et rouges, et ils sont aussi dressés à la chasse : car les chasseurs s’en servent le plus souvent pour prendre des sangliers, des ours, des cerfs, des chevreaux, des ânes sauvages et des bœufs sauvages. On a coutume de mener deux lions sur une espèce de traîneau pendant qu’on va chasser, qui sont suivis chacun d’un petit chien. L’empereur a aussi plusieurs aigles apprivoisés, qui prennent les lièvres, les chevreaux, les daims et les renards. Il y en a parmi ces aigles de si audacieux qu’ils se jettent sur les loups avec impétuosité et les fatiguent tellement, que les hommes peuvent les prendre après cela sans peine et sans danger.
CHAPITRE XVIII
De l’ordre observé quand le Grand Khan va à la chasse.
Le Grand Khan a deux barons qui sont comme ses grands veneurs ; chacun de ces barons a bien dix mille hommes sous lui, qui ont l’intendance de toutes les choses nécessaires à la chasse ; car ils nourrissent de grands chiens et les dressent, et quand le Grand Khan veut prendre ce divertissement et faire une partie de chasse extraordinaire, les deux barons dont nous avons parlé mènent avec eux les vingt mille hommes qu’ils commandent et une grande troupe de chiens, qui sont ordinairement environ cinq mille, et vont se placer dans l’endroit où le roi veut chasser. Le roi se tient avec sa cour au milieu de la plaine, et les deux grands veneurs avec leurs gens se tiennent à droite et à gauche du roi ; la troupe de l’un de ces grands veneurs est habillée de rouge, et celle de l’autre l’est de bleu. Les hommes de chaque troupe se tiennent côte à côte sur une ligne, et deux de l’autre sont de même vis-à-vis ; ils occupent un si grand terrain de cette manière qu’il faudrait bien employer un jour entier pour pouvoir aller des premiers jusqu’aux derniers. Ils ont leurs chiens avec eux, et après qu’ils sont rangés, comme nous avons dit, ils lâchent leurs chiens, lesquels, courant de cette manière par tant d’endroits, ne sauraient manquer de prendre un grand nombre de bêtes : car ce terrain est fort abondant en bêtes sauvages, et il est presque impossible qu’aucune puisse éviter les lacs ou les chiens.
CHAPITRE XIX
De la chasse aux oiseaux par le Grand Khan.
Le mois de mars approchant, le Grand Khan quitte la ville de Cambalu et s’en va vers les campagnes, le long de l’Océan, menant avec lui un grand nombre de chasseurs aux oiseaux, environ mille, qui ont des faucons, des éperviers et plusieurs autres sortes d’oiseaux de rapine et propres à cette chasse : il y a bien au moins cinq cents de ces oiseaux. Or ces chasseurs se répandent dans les campagnes, et lâchent leurs faucons et leurs éperviers sur les oiseaux, qui sont là en abondance ; tous les oiseaux qui sont pris, ou du moins la plus grande partie, sont portés au roi. Le roi se tient dans une petite maison de bois portée par quatre éléphants et couverte de peaux de lion, et dorée en dedans. Le roi a pour lui tenir compagnie quelques-uns des principaux de sa cour et douze éperviers des meilleurs. Autour et à côté des éléphants qui portent le petit château royal il y a plusieurs nobles et officiers à cheval, qui, dès qu’ils aperçoivent quelques faisans, grues ou autres oiseaux en l’air, avertissent d’abord les chasseurs qui sont auprès du roi, et ceux-ci en avertissent l’empereur et découvrent la petite maison royale où il est, et lâchent les faucons et les éperviers ; de cette manière, le roi peut voir cette chasse sans bouger de sa place. Ces dix mille hommes, qui sont employés à cette chasse et qui sont répandus par la campagne deux à deux, prennent garde de quel côté les faucons et les éperviers prennent leur vol, et ils les secourent en cas de besoin. Ces sortes de gens s’appellent en langue tartare « toscaor », qui veut dire gardes, et ils ont une certaine manière de rappeler les oiseaux quand ils veulent ; et il n’est pas nécessaire que le chasseur qui lâche l’oiseau le suive, parce que ceux dont nous venons de parler ont l’œil et doivent prendre garde qu’aucun ne se perde ou ne soit blessé. Ceux qui sont le plus près d’un oiseau, pendant le combat, sont obligés de le secourir ; les oiseaux que l’on lâche ainsi ont une petite tablette du prince ou de son chasseur, afin que si elle venait à s’égarer, on pût la connaître et la reporter. Si on n’en, connaît pas la marque, on la porte à un baron, que l’on appelle à cause de cela, en langue du pays, « bularguci », c’est-à-dire gardien des oiseaux perdus, et il les garde jusqu’à ce qu’on les lui demande. Il en est de même des chevaux ou des autres choses perdues à la chasse. Et quiconque ne porte pas sur-le-champ à ce baron quelque chose qu’il a trouvé à la chasse, et s’en sert pendant quelque temps, est puni comme voleur. C’est pourquoi ce gardien des choses perdues fait mettre son étendard sur quelque éminence pendant que la chasse se fait, afin qu’on l’aperçoive de loin, au milieu d’une si grande multitude de monde qui se trouve là, et que par ce moyen on lui puisse rapporter les choses perdues.
CHAPITRE XX
Des tentes magnifiques du Grand Khan.
Pendant que l’on se divertit à la chasse des oiseaux, on arrive dans une plaine où il y a des tentes dressées, tant pour le roi que pour toute sa cour, au nombre d’environ dix mille, qui sont rangées dans l’ordre que je vais dire. Il y a premièrement une grande tente sous laquelle mille personnes peuvent aisément loger, et dont l’entrée regarde le midi. C’est là que logent les barons, les nobles et les officiers ; auprès de celle-là il y en a une autre vers l’occident, qui est comme la cour et le conseil du roi, et où il entre lorsqu’il veut parler à quelqu’un. Il y a dans un quartier de cette tente un lit où le roi couche ; il y a encore d’autres chambres, cours et appartements auprès de cette tente royale. Voici comment sont bâties les tentes du roi, c’est-à-dire celles où est son lit, sa cour et son conseil ; elles sont soutenues chacune par trois colonnes de bois de senteur ornés de sculpture, couvertes de peaux de lion rouge et noir, car il y a dans ces pays-là des lions de différentes couleurs. Ces tentes ne sauraient être endommagées par les vents ni par la pluie, parce que les cuirs dont elles sont couvertes sont assez forts pour résister à toutes les injures de l’air. Les dedans des tentes sont tapissés de riches peaux d’hermines et de zibelines, quoique ces peaux soient très rares et très chères en ce pays-là. Les cordes qui soutiennent ces trois tentes sont de soie. Autour de ces trois tentes royales il y en a plusieurs autres pour les femmes et les fils du roi ; il y en a encore pour les faucons, les éperviers, les hiboux, et les autres oiseaux qui servent au plaisir de la chasse ; enfin il y a une si grande quantité de tentes qu’on dirait, quand on approche du camp, que c’est une très grande ville. Il y vient aussi une grande multitude de curieux, pour être les témoins d’un si beau spectacle, outre ceux qui sont destinés aux offices du roi, et qui ont leurs tentes tout comme ils ont leurs logements dans la ville de Cambalu ; par exemple, les médecins, les astrologues et les autres devins du roi. Le roi demeure dans cette plaine pendant tout le mois de mars, et pendant ce temps-là on prend une infinité de bêtes et d’oiseaux ; autrement il n’est permis à personne de chasser dans toutes les provinces de ce royaume-là, du moins à vingt journées d’un homme de pied à la ronde, ni aussi d’avoir aucun chien ou oiseau de chasse ; il est principalement défendu, depuis le commencement du mois de mars jusqu’au mois d’octobre, de prendre, de quelque manière que ce puisse être, des cerfs, des daims, des chevreaux, des lièvres et autres bêtes de chasse. C’est pour cela aussi que ce pays-là abonde en toutes sortes d’animaux, et la plupart sont si familiers avec les hommes qu’ils passent souvent auprès d’eux sans s’effaroucher. Le roi, après avoir traité pendant trois jours tous ceux qu’il a invités à cette chasse, se retire à sa maison et permet à chacun de retourner chez soi.
CHAPITRE XXI
De la monnaie du Grand Khan.
La monnaie du Grand Khan n’est ni d’or, ni d’argent, ni d’autre métal. On se sert pour la faire de l’écorce intérieure (le liber) de l’arbre qu’on appelle mûrier, qui est celui dont les feuilles sont mangées par les vers qui font la soie. Cette écorce, fine comme papier, étant retirée, on la taille en morceaux de diverses grandeurs, sur lesquels on met la marque du prince, et qui ont diverses valeurs depuis la plus petite somme jusqu’à celle qui correspond à la plus grosse pièce d’or [4]. L’empereur fait battre cette monnaie dans la ville de Cambalu, d’où elle se répand dans tout l’empire : et il est défendu, sous peine de la vie, d’en faire ou d’en exposer d’autre dans le commerce, par tous les royaumes et terres de son obéissance, et même de refuser celle-là. Il n’est pas permis non plus à personne venant d’un autre royaume qui n’est pas sujet au Grand Khan d’apporter d’autre monnaie dans l’empire du Grand Khan. D’où il arrive que les marchands qui viennent souvent des pays éloignés à la ville de Cambalu apportent de l’or, de l’argent, des perles et des pierres précieuses, qu’ils troquent contre cette monnaie impériale ; mais, parce qu’elle n’a point cours en leurs pays, quand ils veulent s’en retourner, ils en achètent des marchandises qu’ils emportent en leurs pays. Le roi commande quelquefois à ceux qui restent à Cambalu qu’ils aient à porter leur or, leur argent et leurs pierres précieuses sans retardement entre les mains de ses officiers, et en recevoir la juste valeur en la monnaie susdite. De là il arrive que les marchands et les habitants n’y perdent rien ; et que par ce moyen le roi tire tout l’or et se fait de grands trésors. L’empereur paye aussi en cette monnaie ses officiers et ses troupes ; et enfin il en paye tout ce qu’il a besoin pour l’entretien de sa maison et de sa cour. De sorte qu’il a fait d’une chose de rien beaucoup d’argent et qu’on peut faire aussi beaucoup d’or et d’argent avec cette misérable monnaie. Ce qui fait qu’il n’y a point de roi au monde plus riche que le Grand Khan, car il amasse des trésors immenses d’or et d’argent, sans dépenser rien pour cela.
CHAPITRE XXII
Des douze gouverneurs des provinces et de leur office.
Le Grand Khan a douze barons à sa cour, qui commandent en son nom à trente-quatre provinces ; leur office est d’établir deux recteurs dans chaque province, pour avoir l’œil aux armées que le roi entretient dans les lieux de leur district, et les pourvoir des choses nécessaires. Ils donnent avis au roi de tout ce qu’ils font, qui confirme tout cela par son autorité ; ils accordent beaucoup de grâces et de privilèges. C’est pourquoi ils sont fort considérés, et pourquoi leur faveur est fort ambitionnée. Ils habitent dans la ville de Cambalu un grand palais qui leur est destiné, où il y a plusieurs chambres pour eux et pour leurs officiers. Ils ont aussi des assesseurs et des notaires, qui leur servent de conseils, et qui ont le soin d’enregistrer leurs résolutions.
CHAPITRE XXIII
Des courriers et des messagers du Grand Khan, et des maisons qui lui sont destinées sur les routes.
De la ville de Cambalu partent plusieurs grands chemins qui mènent dans les provinces voisines ; il y a sur chacun de ces chemins des châteaux ou hôtelleries, avec de très beaux palais, à vingt-cinq milles de la ville de Cambalu, où les courriers du roi se reposent. Ces demeures s’appellent en langue du pays « janli », comme qui dirait logis des chevaux, car il y a toujours dans ces maisons-là trois ou quatre cents chevaux du roi, qui sont préparés pour les courriers de Sa Majesté ; et ainsi, de vingt-cinq milles en vingt-cinq milles, ils trouvent de pareilles hôtelleries, jusqu’à l’extrémité de l’empire ; et par toutes les routes il y a bien dix mille de ces hôtelleries, sur tous les chemins de l’empire, et le nombre des chevaux qui y sont entretenus pour le service des courriers monte au moins à deux cent mille. Dans les endroits inhabités, il y a aussi de ces sortes de cabarets, jusqu’à trente et quarante milles, à la susdite distance les uns des autres. Les villes voisines sont obligées de fournir à la nourriture des chevaux et à l’entretien de ceux qui en ont soin ; les hôtelleries qui sont situées dans les déserts reçoivent leurs provisions de la cour du roi. De sorte donc que quand le roi veut être informé de quelque chose, fût-ce d’un bout de son empire à l’autre, il envoie des cavaliers qui portent son commandement, et qui font en un jour des deux et trois cents milles de chemin, et en peu de jours parcourent une grande partie de la terre. Ce qui se fait de la manière que voici : on envoie deux hommes à cheval, qui courent sans s’arrêter jusqu’à la première hôtellerie, où étant arrivés ils laissent leurs chevaux fatigués et en prennent de frais, et ensuite ils se rendent au second cabaret. C’est ainsi qu’ils en usent soit en allant ou en revenant ; et en très peu de temps ils portent les ordres du roi à l’extrémité de l’empire, ou lui apportent des nouvelles des endroits les plus reculés. Entre ces hôtelleries il y a encore des habitations éloignées de trois à quatre milles les unes des autres, où il y a fort peu de maisons et où logent les coureurs à pied, lesquels portent une ceinture garnie de sonnettes. Ces coureurs sont toujours prêts, quand il vient des lettres du roi, de les porter avec une extrême vitesse à la première habitation ; et comme avant qu’ils arrivent le son de leurs clochettes les annonce, d’autres qui sont destinés au même emploi se préparent à porter les lettres plus loin. De sorte que ces lettres passent d’habitation en habitation, par plusieurs coureurs différents, et vont ainsi jusqu’où elles doivent rester. Et il arrive souvent que le roi apprend par là des nouvelles en trois jours, ou reçoit des fruits nouveaux d’un endroit éloigné de dix journées de Cambalu. Or tous ces coureurs sont exempts de tout tribut ou impôt, et reçoivent outre cela une bonne récompense du roi.
CHAPITRE XXIV
De la prévoyance de l’empereur pour le cas de cherté des vivres.
Le Grand Khan a coutume d’envoyer tous les ans des messagers en diverses provinces de son empire, pour s’informer si les sauterelles et les insectes n’ont point causé de dommage aux blés, ou enfin s’il n’est point arrivé quelque obstacle à la fertilité de la terre. Et lorsqu’il apprend que quelque province a souffert un dommage considérable, il lui remet le tribut qu’elle devait lui payer cette année-là, et envoie du blé de ses greniers pour la nourriture de ce peuple et pour ensemencer les terres. Car dans le temps de l’abondance le roi achète une grande quantité de froment, afin de subvenir aux provinces qui n’auront pas fait la récolte ordinaire ; le roi vend son blé à un prix quatre fois moindre que les marchands. De même, quand la peste a détruit les bestiaux, il remet le tribut de cette année-là, et leur en donne d’autres à bon marché. Outre cela, pour que les voyageurs ou les courriers ne s’égarent point des chemins, il a fait planter des arbres d’espace en espace ; en sorte qu’en suivant la route marquée par ces arbres on ne saurait se tromper. Il est incroyable combien le roi nourrit de pauvres en toute l’année, et combien de pain il fait distribuer du blé de ses greniers pour leur subsistance. Ce que je peux dire, c’est que le nombre des pauvres se monte environ à trente mille, à qui il fournit du pain tous les ans, et qu’il n’en laisse manquer à personne. C’est pourquoi aussi les pauvres le regardent comme un dieu.
CHAPITRE XXV
De quelle boisson on use dans la province de Cathay, à la place du vin.
Ils font dans la province de Cathay une fort bonne boisson composée de riz et de plusieurs parfums, laquelle par sa douceur surpasse la bonté du vin [5]. Et ceux qui en boivent trop ou qui n’ont pas la tête forte en sont plus tôt enivrés que s’ils avaient bu du vin.
CHAPITRE XXVI
Des pierres qui brûlent comme le bois.
Par toute la province de Cathay, on tire des pierres noires des montagnes, qui, étant mises au feu, brûlent comme du bois ; et lorsqu’elles sont une fois allumées, elles gardent le feu pendant quelque temps, comme si, par exemple, on les allume le soir, elles durent jusqu’au lendemain. On use beaucoup de ces pierres, surtout dans les endroits où le bois est rare [6].
CHAPITRE XXVII
De la rivière de Pulisachniz et de son pont magnifique.
Nous avons marqué jusqu’à présent, en ce second livre, la situation, la grandeur et le négoce de la ville de Cambalu ; nous avons aussi fait la description de la magnificence, de la pompe et de la richesse du Grand Khan. L’ordre veut à présent que nous parcourions les pays voisins et que nous fassions mention en peu de mots de ce qui s’y trouve, ou de ce que l’on y fait de plus particulier. Le Grand Khan m’ayant donc envoyé moi, Marco, dans les pays éloignés de son empire pour quelques affaires concernant son État, et qui m’ont retenu quatre mois en chemin, j’ai examiné toutes choses avec soin, soit en allant ou en revenant. Étant donc à dix minutes de la ville de Cambalu, je trouvai une grande rivière, appelée Pulisachniz (Lou-Khéou) qui se décharge dans l’Océan, et qui transporte beaucoup de navires marchands. Il y a sur cette rivière un pont de marbre très beau, long de trois cents pas et large de huit, composé de vingt-quatre arcades, et ayant des lions, aussi de marbre, pour base du parapet, un à chaque extrémité [7].
CHAPITRE XXVIII
Des lieux au delà de la rivière de Pulisachniz.
Après avoir passé ce pont sur cette rivière et en allant trente milles de suite, on trouve plusieurs châteaux et maisons magnifiques, de même que de beaux vignobles et des champs très fertiles. Après avoir fait ces trente milles, on vient à une ville nommé Geogui (Tcheo-tcheou), qui est grande et belle, et où il y a plusieurs monastères consacrés aux idoles. On fait en cette ville de très bonnes et belles étoffes de soie et d’or et des toiles très fines. Il y a aussi beaucoup d’hôtelleries pour les étrangers et pour les voyageurs ; les habitants sont bons artisans et adonnés au négoce. Étant sorti de cette ville, on vient à un certain double chemin, dont l’un conduit par la province de Cathay (ou Chine septentrionale) et l’autre au pays de Maugi (Chine méridionale) vers la mer. Sur celui qui conduit à la province de Cathay on trouve des châteaux, des villes, des vergers, des champs, qui sont peuplés de gens adonnés aux arts et au négoce, et fort affables et d’un commerce de vie aisé.
CHAPITRE XXIX
Du royaume de Tainfu.
À dix journées de la ville de Geogui on vient au royaume de Tainfu [8], qui est grand et, bien cultivé ; car il y a beaucoup de vignes ; dans la province de Cathay on ne récolte point du tout de vin, mais on y en porte de ce royaume-ci. On y exerce beaucoup de sortes d’industries et d’arts, et c’est là où l’on fabrique toutes sortes d’armes, pour le service du Grand Khan. De là, en allant vers l’occident, on entre dans un pays fort agréable, orné de plusieurs villes et châteaux : ce pays abonde en toutes sortes de marchandises. En sortant de là, on trouve, à sept journées, une très grande ville, nommée Pianfu, où il y a de la soie en abondance.
CHAPITRE XXX
Du château de Chincui, et de son roi pris par son ennemi.
De la ville de Pianfu (Ping-yang-fou) il y a deux journées jusqu’à un château magnifique, nommé Chincui, qui a été bâti par un roi nommé le roi d’or, et qui était ennemi du grand roi que l’on nomme vulgairement le grand Prêtre-Jean. Ce château est si fort par art et par nature, que le roi d’or, qui y commandait, ne craignait pas le plus puissant roi : de quoi les seigneurs de son voisinage n’étaient pas fort contents, parce qu’ils lui étaient comme soumis. Or le grand Prêtre-Jean avait à sa cour sept jeunes hommes fort courageux, qui lui promirent avec serment de lui livrer le roi d’or ; il leur promit de grandes récompenses s’ils en venaient à bout. Ils s’en allèrent donc à la cour du roi d’or et lui offrirent leurs services, pour mieux couvrir leur dessein ; il les reçut à son service, comme de fidèles serviteurs, ne craignant rien, ou faisant mine de ne se point méfier d’eux. Or deux ans se passèrent, sans qu’ils vissent jour à exécuter leur entreprise. Et comme le roi, au bout d’un si long temps, les regardait comme ses plus fidèles serviteurs, un jour il sortit avec eux et quelques autres, pour s’aller promener à un mille du château. Alors les traîtres, profitant de l’occasion, mirent l’épée à la main, et, s’étant saisis de lui, le menèrent au grand Prêtre-Jean pour s’acquitter de leur promesse. Celui-ci, ravi de le tenir entre ses mains, le fit bien surveiller et l’envoya garder les bêtes des champs ; et après l’avoir laissé pendant deux ans dans cet esclavage, il le fit habiller en roi ; et, en cet équipage royal, le fit amener en sa présence, et lui parla ainsi : « Vous avez présentement appris par expérience combien votre puissance était peu de chose, puisque je vous ai fait prendre dans votre château, et que je vous ai fait vivre depuis deux ans avec les bêtes ; je pourrais à présent vous tuer, si je voulais, et personne des mortels ne peut vous tirer de mes mains. » À quoi le roi captif répondit : « Cela est vrai, il est ainsi. » Alors le grand Prêtre-Jean, lui dit : « Parce que vous vous êtes humilié devant moi, et que vous vous êtes regardé comme rien auprès de moi, je veux à l’avenir vous traiter en ami ; et je suis content d’avoir pu vous tuer si j’avais voulu. » Et alors il lui fit donner des chevaux et des domestiques pour le ramener à son château. Depuis ce temps-là il a porté honneur au grand Prêtre-Jean toute sa vie, et il a obéi à tous ses commandements.
CHAPITRE XXXI
De la grande rivière appelée Caromoran, et du pays voisin.
À vingt milles du château de Chincui on trouve la rivière de Caromoran (ou fleuve Jaune) sur laquelle il n’y a point de pont, à cause qu’elle est trop large et trop profonde ; elle se décharge dans l’Océan. Il y a plusieurs villes bâties le long de cette rivière, dans lesquelles on exerce beaucoup de trafics. Ce pays abonde en gingembre, en soie et en oiseaux, surtout en faisans ; au delà de cette rivière, et après deux journées de chemin, on vient à la noble ville de Cianfu, où l’on fait de magnifiques étoffes de soie et d’or. Tous les habitants de ce pays-là et presque de toute la province de Cathay sont idolâtres.
CHAPITRE XXXII
De la ville de Quenquinafu.
À huit journées de là, on trouve quantité de villes et de villages, des vergers et de très belles campagnes. La terre abonde en soie aussi bien qu’en bêtes et en oiseaux pour la chasse. Que si vous allez encore huit journées plus avant, vous trouverez la grande ville de Quenquinafu [9], qui est la capitale d’un royaume qui porte le même nom, lequel fut autrefois fort riche et fort célèbre. C’est Mangala, un des fils du Grand Khan, qui le gouverne aujourd’hui. Ce pays produit de la soie en abondance, et toutes les choses nécessaires à la vie ; on y exerce aussi plusieurs trafics. Les habitants sont idolâtres. Il y a hors de la ville un palais royal bâti dans une plaine, dans lequel Mangala tient sa cour. Il y a encore au milieu de la ville une autre maison royale très magnifique, dont les murailles sont dorées en dedans. Le roi passe son temps à la chasse avec ses courtisans, et à prendre des oiseaux, dont il y a grande quantité en ce pays-là.
CHAPITRE XXXIII
De la province de Chunchi.
En s’éloignant de cette ville et du palais, et après trois journées de chemin, on va par une très belle plaine où il y a plusieurs villes et châteaux et qui est fort fertile en soie. Après cela on vient dans un pays de montagnes où l’on trouve, tant sur les montagnes que dans les vallées, quantité de villes et de villages, dépendants de la province de Chunchi. Les habitants sont idolâtres et adorent la terre. On fait aussi en ce pays-là la chasse aux lions, aux ours, aux cerfs, aux chevreaux, aux daims et autres semblables animaux. Ce pays peut avoir vingt journées de long, et, comme nous avons dit, il est composé de montagnes, de vallées et de beaucoup de forêts ; mais il y a partout des hôtelleries pour les voyageurs.
CHAPITRE XXXIV
De la ville d’Achalechmangi.
Il y a une province qui est contiguë à celle dont nous venons de parler, et qui s’appelle Achalechmangi, du côté de l’occident ; elle est peuplée de villes et de châteaux. La ville capitale s’appelle Achalechmangi, et elle est frontière de la province de Mangi (Chine méridionale). Cette province a une plaine de trois journées d’étendue, après quoi l’on trouve des montagnes, des vallées et des forêts. Le pays, qui peut avoir vingt journées de long, a beaucoup de villes et de villages. Quant au reste, elle ne diffère en rien de l’autre province, car il y a beaucoup d’artisans, de négociants et de laboureurs. Le pays est bon pour la chasse de toutes sortes d’animaux sauvages, entre lesquels on en trouve de ceux qui portent le musc. Il croît en cette province du gingembre en quantité, de même que du riz et du blé.
CHAPITRE XXXV
De la province de Sindinfu.
Il y a encore une autre province frontière de la susdite province de Chunchi, nommée Sindinfu, qui touche aussi à celle de Mangi. La ville principale s’appelle aussi Sindinfu [10], qui fut autrefois très grande et très riche ; elle peut avoir vingt milles de tour. Elle a eu aussi un roi très riche et très puissant ; lequel ayant laissé trois fils pour lui succéder, ils partagèrent la ville en trois parties, faisant ceindre chacun sa part de fortes murailles ; mais le Grand Khan a réduit sous son obéissance et la ville et le royaume. Il passe une rivière, nommée Quianfu (le fleuve Kiang), par le milieu de cette ville. Cette rivière a un demi-mille de largeur ; elle est fort profonde et fort poissonneuse ; il y a plusieurs villes et châteaux bâtis sur ses bords ; son cours s’étend à quatre-vingt-dix journées de cette ville. Les vaisseaux chargés de différentes marchandises montent par cette rivière en grand nombre. Il y a dans la ville de Sindinfu un pont de pierre pour la traverser, qui est long d’un mille et large de huit pas ; et sur ce pont l’on élève tous les matins des boutiques de toutes sortes de marchandises, que l’on ôte le soir. Il y a aussi une maison bâtie sur ce pont, où demeurent les officiers du roi, pour recevoir un droit de tous ceux qui passent, de même que pour toutes sortes de denrées. En avançant à cinq journées de cette ville, on passe par une plaine où il y a des villes, des châteaux et beaucoup de maisons de campagne ; on trouve là aussi beaucoup d’animaux sauvages.
CHAPITRE XXXVI
De la province de Tebeth.
Après la plaine dont nous venons de parler, on vient à la province de Tebeth (Thibet) que le Grand Khan a assiégée et désolée ; on en voit les restes par les débris de plusieurs villes et châteaux [11]. Elle peut avoir vingt journées de long. Et parce que ce n’est plus qu’une vaste solitude, n’y ayant presque plus d’habitants, il faut que les voyageurs portent leurs provisions en chemin pour vingt jours ; et après que les hommes l’ont eu abandonnée, les bêtes féroces s’en sont emparées. Ce qui fait que les chemins y sont fort dangereux, surtout la nuit ; mais les marchands et autres voyageurs ont inventé un remède contre ces dangers. Il croît en ce pays-là de très grands roseaux de la longueur de quinze pas, et épais de trois paumes ; d’un nœud à l’autre il y a trois paumes de distance ; de sorte que quand les voyageurs veulent se reposer pendant la nuit, ils ramassent beaucoup de ces roseaux et y mettent le feu. D’abord qu’ils sentent le feu ils font de grands éclats ; et cela fait un si grand bruit qu’on le peut entendre de quelques milles : ce qui écarte les animaux, qui ont peur du bruit, et les empêche d’approcher. C’est ainsi que les voyageurs traversent en sûreté cette province. Les chevaux et autres bêtes de charge que les marchands mènent en voyage sont aussi épouvantés du cliquetis de ces roseaux ; et plusieurs ont échappé à leurs maîtres de la peur qu’ils ont eue et qui leur a fait prendre la fuite ; mais les plus avisés voyageurs leur lient les pieds de devant afin qu’ils ne puissent pas s’enfuir.
CHAPITRE XXXVII
D’un autre pays de Tebeth.
Après vingt journées de chemin et après avoir traversé la province de Tebeth, on rencontre plusieurs villes et maisons de campagne dans une autre province, dont les habitants sont idolâtres et cruels, comptant pour rien de voler et de brigander. Ils vivent de la chasse et des fruits que la terre produit. On trouve aussi dans leur pays de ces animaux qui portent le musc, que l’on appelle « gadderi ». Les habitants vont à la chasse de ces animaux avec des chiens, ce qui fait qu’ils ont beaucoup de musc. Ils ont une langue et une monnaie particulières ; ils sont habillés des peaux de bêtes qu’ils prennent ou de grosse bure. Ce pays est de la dépendance de la province de Tebeth. Le terrain est montagneux ; il y a quelques endroits et quelques rivières où l’on trouve l’or. Ils se servent de corail pour monnaie, car cette pierre est fort estimée parmi eux ; les femmes en portent des colliers et en mettent aussi à leurs idoles comme quelque chose de beau. Il y a dans ce pays-là de très grands chiens, presque aussi hauts que des ânes, dont ils se servent à la chasse des bêtes sauvages. Ils ont aussi des faucons et autres oiseaux de rapine ; il y croît beaucoup de cinnamomes et autres aromates en quantité. Cette province est sous la domination du Grand Khan.
CHAPITRE XXXVIII
De la province de Gaindu.
La province de Gaindu est contiguë à celle de Tebeth à l’occident ; elle a un roi, mais il est tributaire du Grand Khan ; il y a un lac où se trouvent une grande quantité de perles ; elles seraient même à vil prix s’il était permis à tout le monde d’en prendre. C’est pourquoi il est défendu, sous peine de la vie, de pêcher des perles dans ce lac, sinon par la permission du Grand Khan. Il y a aussi dans cette province quantité de ces animaux nommés gadderi qui portent le musc. Ce lac où l’on pêche des perles est aussi abondant en poisson, et tout le pays est plein de bêtes sauvages, comme lions, ours, cerfs, daims, lynx, chevreaux et toutes sortes d’oiseaux. Il n’y croît point de vin, mais ils font à la place une boisson très bonne de grains de diverses sortes. On trouve là en quantité du girofle, que l’on cueille des arbres, qui ont de petites branches et la fleur blanche, dont le bout rapporte une grande quantité de ces clous [12]. Enfin il y croît du gingembre en abondance, des cinnamomes et autres sortes de bois de senteur, que l’on ne trouve point chez nous. On trouve aussi dans les montagnes de ce pays-là des pierres nommées turquoises, qui sont fort belles, mais qu’il n’est pas permis de transporter hors du pays. Les habitants de ce pays-là sont idolâtres. Leur monnaie principale consiste en grains d’or, qui valent suivant leur poids. Ils ont une plus petite monnaie qu’ils font de la manière suivante : ils cuisent dans une chaudière du sel, qui devient une espèce de pâte qu’ils coulent dans un moule et dont ils font de la monnaie.
Après avoir quitté cette province, on rencontre, au bout de dix journées de chemin, des châteaux et des villages en grand nombre, dont les habitants ont les mêmes coutumes que la province de Caniclu, et enfin l’on vient à une rivière nommée Brius, qui sert de borne à la province de Caniclu. On trouve dans cette rivière de l’or en abondance, et il croît sur ses bords du cinnamome en quantité.
CHAPITRE XXXIX
De la province de Caraiam.
Après avoir traversé la rivière de Brius, on vient à la province de Caraiam (dans le Yu-Nan), qui contient sept royaumes ; elle est sujette au Grand Khan, dont un fils nommé Esentemur était gouverneur de mon temps. Les habitants sont idolâtres ; le pays nourrit de très bons chevaux. Ils ont une langue particulière et difficile, La ville capitale s’appelle Jaci (Li-Kian-fou), qui est une ville considérable où l’on fait beaucoup de trafic ; il y a quelques chrétiens nestoriens et plusieurs mahométans. Ils ont du blé et du riz en abondance, quoiqu’ils ne fassent pas leur pain du blé, parce qu’ils ne sauraient le digérer à cause de la faiblesse de leur estomac, mais ils font leur pain de riz. Ils font aussi de plusieurs sortes de grains leur boisson, qui les enivre plus facilement que le vin ne pourrait faire. Ils se servent pour monnaie de certaines coquilles d’or et blanches, que l’on trouve dans la mer [13]. On tire en cette ville beaucoup de sel de l’eau des puits, dont le roi obtient un grand profit. Il y a aussi un lac fort poissonneux, qui a bien cent milles de circonférence. Les hommes mangent la chair crue, mais préparée comme nous allons dire : premièrement ils la mortifient, et ensuite ils y mettent d’odoriférantes et excellentes huiles de diverses espèces très bonnes, et après cela ils la mangent.
CHAPITRE XL
D’un pays situé dans la province de Caraiam, où il y a de très grands serpents.
En s’éloignant de la ville de Jaci on vient, après dix journées de chemin, au royaume dont la ville capitale s’appelle Caraiam (Tou-li-fou), et où commande Gogracam, fils de l’empereur Koubilaï. Tout le pays tire son nom de cette ville. Les rivières de ce pays-là produisent beaucoup d’or. On trouve aussi dans les marais et dans les montagnes de l’or, mais d’une autre espèce. Les habitants sont idolâtres. On trouve en ce pays-là de très grands serpents, dont il y en a de dix pas de long et gros de dix paumes. Leur tête est fort grosse ; ils ont de grands yeux et larges comme deux pains ; ils ont la gueule si grande qu’ils peuvent engloutir un homme d’un seul coup, quelque grand qu’il soit ; ils ont aussi de grandes dents bien aiguës qui leur sont d’un grand usage ; et il n’y a ni aucun homme ni aucun autre animal qui ose s’approcher ni même regarder ces serpents [14]. On les prend de cette manière : ce serpent a coutume de se retirer quelquefois dans des cavernes souterraines ou autres retraites dans les montagnes ; il sort pendant la nuit et va parcourir la demeure des autres animaux, cherchant à en faire sa pâture, car il ne craint aucune sorte d’animaux ; il mange les grands et les petits, même les lions et les ours. Et quand il est repu, il retourne à sa caverne. Et comme le terrain est fort sablonneux, c’est une chose admirable de voir la profondeur des vestiges de cet animal : on dirait que c’est un muid de vin qu’on aurait roulé sur le sable. De sorte que les chasseurs, pour lui tendre des pièges, dressent des pieux ferrés par le bout, qu’ils cachent sous le sable, en sorte que la bête ne saurait les apercevoir ; et ils en mettent en grand nombre, surtout autour de la retraite de la bête. Et quand, la nuit, elle vient à sortir, selon sa coutume, pour chercher à repaître et qu’en marchant elle enfonce sur ce sable mouvant, il arrive souvent qu’elle donne du ventre dans ces pointes de fer attachées aux pieux dont nous avons parlé, et qu’elle se tue de cette manière, ou du moins qu’elle se blesse mortellement. Et alors les chasseurs, qui sont cachés, accourent pour achever de tuer la bête, si elle vit encore, et ils en tirent le fiel, qu’ils vendent fort cher, car il est fort médicinal. Car quiconque aurait été mordu d’un chien enragé, s’il en boit la pesanteur d’un denier, il est d’abord guéri. On mange la chair de ce serpent, et les hommes en sont fort friands, Il y a aussi dans cette province d’excellents chevaux, que les marchands achètent pour les mener dans l’Inde. Les gens du pays ont coutume d’ôter aux chevaux deux ou trois os de la queue, afin qu’ils ne puissent pas, en courant, la remuer çà et là, ce qu’ils trouvent de mauvaise grâce.
Ils se servent à la guerre de cuirasses et de boucliers faits de cuir de buffle, de flèches et de lances ; et avant que le Grand Khan eût réduit cette province sous sa domination, il y avait une détestable coutume, que quand quelque étranger de bonnes mœurs, prudent et honnête, venait loger chez eux, ils le tuaient pendant la nuit, s’imaginant que ses bonnes mœurs, sa prudence, son honnêteté, en un mot l’âme de cet homme demeurait dans la maison ; et cette perfidie ou ignorance a fait que plusieurs voyageurs ont été tués en cet endroit ; mais le Grand Khan, ayant soumis ce royaume à sa domination, a détruit cette impiété et cette folie.
CHAPITRE XLI
De la province d’Arciadam.
En sortant de la province de Caraiam, après avoir marché pendant cinq jours, nous trouvons la province d’Arciadam ou pays des dents d’or, qui est aussi sujette du Grand Khan. La capitale s’appelle Unchiam (Young-tchang) ; les habitants se servent de l’or au poids dans le commerce, car on ne trouve point d’argent dans ce pays-là, non plus que dans les pays voisins. Ceux qui en apportent d’ailleurs le troquent contre de l’or, et gagnent beaucoup ; ils boivent une boisson faite de riz et de parfums. Les hommes et les femmes de ce pays-là se couvrent les dents de lames d’or fort délicates, en sorte qu’on dirait qu’ils ont naturellement les dents d’or. Les hommes sont exercés à la guerre, ne s’adonnant qu’à cela ou à la chasse des bêtes sauvages et des oiseaux, et les femmes gardent la maison et s’attachent à leur ménage, ayant des esclaves pour les servir. C’est aussi une coutume pour ce pays-là que lorsqu’une femme a enfanté elle doit quitter le lit le plus tôt qu’elle peut pour vaquer au gouvernement de la maison ; et pendant ce temps-là le mari se met au lit l’espace de quarante jours, pour avoir soin du nouveau-né. Car la mère ne fait autre chose à l’enfant que de lui donner le sein, et les parents ou amis viennent rendre visite au mari, quoiqu’ils ne soient pas venus voir la femme. Il n’y a point d’idoles dans cette province, sinon que chaque famille adore le premier de la race. Ils font leur demeure la plupart dans les montagnes ou dans des lieux déserts ; les étrangers n’approchent point de leurs montagnes, parce qu’ils ne sont point accoutumés à l’air qui y règne et qui est fort corrompu. Ils n’ont point l’usage de l’écriture, mais ils se servent pour faire leurs obligations d’une certaine marque dont le débiteur et le créancier gardent chacun la moitié, qu’ils rejoignent ensemble suivant certains indices, pour preuve de la vérité de la chose. Il n’y a point de médecins en cette province, non plus que dans celles de Caniclu et de Cariam ; mais lorsqu’il y a quelque malade, ils assemblent les magiciens ou ministres des idoles, et le malade leur expose sa maladie. Après cela les magiciens font une danse et sonnent de certains instruments, et invoquent leurs dieux en criant à tue-tête, jusqu’à ce qu’enfin un de la troupe des sauteurs et des joueurs soit inspiré du démon.
La cérémonie finie, ils consultent le malade sur ce qu’il ressent, et demandent au démon comment cette maladie est arrivée au patient, et ce qu’il faut faire pour le guérir ; le démon répond par la bouche du malade que c’est parce qu’il a fait telle ou telle chose, comme par exemple pour avoir offensé tel dieu, que cette maladie lui est survenue. Alors les magiciens prient ce dieu de lui pardonner, promettant au nom du malade que s’il recouvre la santé il fera un sacrifice de son propre sang. Si le démon voit que le malade soit d’une nature qu’il ne puisse pas guérir, il a coutume de répondre : « Celui-là a si grièvement offensé ce dieu qu’il ne saurait l’apaiser par aucun sacrifice ; » mais s’il doit en réchapper, ils ordonnent au malade d’offrir tant de béliers à têtes noires, et telles ou telles boissons, ou bien qu’il invite des magiciens avec leurs femmes pour offrir par leurs mains ces sacrifices, et qu’alors il sera agréable au dieu. D’abord les parents et les amis ont soin de faire préparer ce que le démon a ordonné. Ils tuent des béliers et en jettent le sang en l’air vers le ciel, et ayant fait appeler des mages avec leurs femmes, ils allument beaucoup de lumières et brûlent de l’encens par toute la maison ; ils brûlent du bois d’aloès et jettent le jus des viandes en l’air, de même qu’une boisson faite de parfums. Cela étant achevé, ils se mettent de nouveau à chanter dans l’assemblée en l’honneur de l’idole galienne (médicale), ce que le malade prend pour la cause de sa guérison ; mais ils crient si horriblement en chantant qu’on dirait qu’ils vont s’égosiller. Cela étant fait, ils interrogent de nouveau le magicien pour savoir si l’idole est contente ; s’il répond que non, ils se disposent à faire ce qui leur sera ordonné pour l’apaiser ; s’il répond que l’idole est satisfaite, alors les enchanteurs et les magiciens se mettent à table et mangent en grande joie les viandes qui ont été sacrifiées à l’idole et boivent les boissons qu’on lui a consacrées. Après que le repas est fini, chacun s’en retourne chez soi ; et quand le malade a reçu la santé par la grâce du Dieu puissant, ces misérables aveugles en rendent des actions de grâces au démon.
CHAPITRE XLII
Du grand combat entre les Tartares et le roi de Mien.
L’an de Notre-Seigneur 1272, il y eut une grande guerre à cause du royaume de Caraiam, dont nous avons parlé au chapitre précédent, et du royaume de Botiam. Car le Grand Khan envoya un des principaux de sa cour, nommé Nescordim, avec douze mille cavaliers, pour mettre à couvert la province de Caraiam de toute insulte. Ce Nescordim était un homme vaillant et prudent, et il avait de bons soldats, bien aguerris. Les rois de Mien (la Birmanie actuelle) et de Bangala (Bengale) sur ces nouvelles furent fort épouvantés, croyant que cette armée venait pour envahir leurs royaumes, et ramassèrent leurs troupes, qui se montaient tant en cavalerie qu’en infanterie à environ soixante mille hommes et deux mille éléphants. Ils campèrent de cette manière, ayant mis douze ou quinze hommes bien armés dans un certain château, et le roi de Mien s’avança avec son armée vers la ville de Vocia, où était l’armée des Tartares, et campa dans les campagnes à l’entour pendant trois jours, ne se méfiant de rien. Nescordim, ayant appris qu’il venait une si grande armée contre lui, eut grand’peur ; mais il dissimula sa crainte, se reposant sur ce que sa petite armée était composée de vaillants guerriers. Étant donc sorti courageusement pour présenter le combat à l’ennemi, il se campa près d’une grande forêt qui était remplie de très grands arbres, n’ignorant pas que les éléphants avec les châteaux qu’ils portent sur leurs dos ne pourraient pas venir l’incommoder là. Alors le roi de Mien apprit que les Tartares paraissaient résolus d’aller à leur rencontre ; mais les chevaux des Tartares sentant les éléphants qui étaient à l’avant-garde de l’armée de Nescordim furent si épouvantés, qu’il fut impossible par quelque moyen que ce fût de les mener du côté des éléphants, de sorte que les Tartares furent obligés de mettre pied à terre, et de les attacher aux arbres du pays et de venir à pied combattre les éléphants. Et parce que les soldats du premier rang de l’armée de Nescordim avaient tous des machines à jeter des pierres, et qu’ils étaient bons arbalétriers, ils firent une si grande décharge de flèches sur l’ennemi, que les éléphants se sentant blessés, et par la douleur de leurs blessures, se mirent en fuite et se retirèrent dans le bois avec beaucoup de vitesse ; leurs conducteurs, s’efforçant de les faire tourner contre les ennemis, ne purent en venir à bout, car ils se dispersèrent çà et là. Et, étant entrés dans le bois prochain, ils rompirent les fortifications du camp et chassèrent les gens qui le défendaient. Ce que voyant, les Tartares coururent à leurs chevaux, et étant montés dessus, se jetèrent sur le camp du roi avec beaucoup de fureur et d’impétuosité. Le combat fut sanglant, et il tomba beaucoup de soldats de part et d’autre ; le roi de Mien fut enfin mis en fuite avec les siens, et les Tartares, les poursuivant, en tuèrent encore beaucoup et obtinrent une entière victoire. Les Tartares après cela firent leurs efforts pour prendre les éléphants qui étaient dans le bois ; mais comme ils se mirent à fuir, ils n’en auraient pris aucun, si quelques-uns des gens qu’ils avaient faits prisonniers dans la bataille ne les avaient aidés ; ce qui fit qu’ils en prirent environ deux cents. C’est depuis ce combat que le Grand Khan commença à se servir des éléphants dans ses armées, ce qu’il n’avait pas fait jusqu’alors. Le Grand Khan réduisit peu de temps après le pays du roi de Mien sous sa domination.
CHAPITRE XLIII
D’un certain pays sauvage.
En sortant de la province de Caraiam, on vient à une descente qui dure près de trois jours, et où il n’y a aucune habitation, quoiqu’il y ait un lieu fort étendu dans lequel, trois jours de la semaine, les marchands tiennent une espèce de foire, de toutes sortes de marchandises. Il en vient beaucoup, qui descendent des montagnes de ce pays-là, et qui apportent de l’or, qu’ils échangent contre de l’argent, donnant une once d’or pour cinq onces d’argent, ce qui fait que plusieurs viennent de divers endroits qui apportent de l’argent pour avoir de l’or. Personne des étrangers ne peut monter sur ces hautes montagnes qui portent l’or : car le chemin est si raboteux et si difficile qu’on se perdrait plutôt soi-même que d’y trouver aucun habitant. Après cela on vient dans la province de Mien, qui est frontière de l’Inde du côté du midi. Cette province est fort sauvage et remplie de forêts et de bois, et où il y a un nombre infini d’éléphants et autres bêtes sauvages ; mais il n’y a point là d’habitation d’hommes.
CHAPITRE XLIV
De la ville de Mien et du tombeau du roi.
À quinze journées de chemin, on vient à la ville que l’on appelle Mien (aujourd’hui Taï-Koung), qui est grande et belle. C’est la capitale du royaume de même nom ; elle est sujette du Grand Khan ; les habitants sont idolâtres et parlent une langue particulière. Il y a eu en cette ville un roi fort riche, lequel, étant près de mourir, se fit faire un tombeau dont je vais donner la description. Il fit bâtir une tour de marbre de la hauteur de dix pas et épaisse à proportion : à chaque coin du mausolée étaient des tours rondes par en haut et couvertes d’or partout ; sur le sommet de ces tours, on devait mettre plusieurs petites cloches d’or, qui devaient sonner par le souffle du vent. On devait couvrir une autre tour d’argent et mettre sur le sommet des clochettes d’argent, qui devaient aussi rendre un certain son par la seule agitation du vent. Il fit bâtir ce tombeau pour immortaliser son nom et sa mémoire dans le monde [15]. Le Grand Khan, ayant subjugué la province de Mien, défendit d’endommager ce tombeau, qui était fait à l’honneur de son nom : car c’est une coutume observée parmi les Tartares de ne point troubler le repos des morts. Il y a dans cette province beaucoup d’éléphants, des bœufs sauvages, qui sont grands et beaux, des cerfs, des daims et plusieurs autres bêtes sauvages.
CHAPITRE XLV
De la province de Bangala.
La province de Bangala (Bengale) est frontière au midi de celle de l’Inde. Le Grand Khan ne l’avait pas encore subjuguée lorsque j’étais à sa cour ; mais il avait envoyé une armée pour cela. Le pays a un roi et un langage particuliers. Tous les habitants sont idolâtres ; ils vivent de viande, de riz et de lait ; ils ont de la soie en grande quantité, et on en fait beaucoup de trafic. Il y a aussi des épices, du gingembre et du sucre en abondance, de même que diverses sortes de parfums. Il y a encore de grands bœufs qui égalent en grosseur les éléphants, mais non pas en grandeur. Il y a en cette province beaucoup d’esclaves que les Indiens viennent quérir pour les vendre en divers pays.
CHAPITRE XLVI
De la province de Cangigu.
Après la susdite province et avançant vers l’orient, on trouve celle de Cangigu [16], qui a aussi son roi et une langue particulière. Ses habitants sont idolâtres et tributaires du Grand Khan ; leur roi a environ trois cents femmes. On trouve beaucoup d’or dans cette province et beaucoup de parfums, mais on ne peut pas les transporter aisément ; parce que ce pays-là est fort éloigné de la mer. Il y a aussi beaucoup d’éléphants et de grandes chasses de toutes sortes de bêtes sauvages. Les habitants vivent de chair, de lait et de riz, ils n’ont point de vin ; mais ils font une boisson de riz et d’aromates, qui est fort bonne. Les hommes et les femmes ont coutume de se peindre avec des couleurs le visage, le cou, les mains, le ventre et les jambes, représentant des lions, des dragons et des oiseaux, et ils les gravent si profondément qu’il est très difficile de les effacer ; et plus ils ont de ces gravures, plus on les trouve beaux ou belles.
CHAPITRE XLVII
De la province d’Amu.
La province d’Amu [17] est située à l’orient et sujette au Grand Khan. Les habitants sont idolâtres et ont une langue particulière. Ils ont beaucoup de troupeaux de toutes sortes d’animaux et ils ont en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie et de très bons chevaux, que les négociants mènent dans l’Inde. Ils ont aussi des chevreaux et des bœufs en quantité, parce que les pâturages y sont excellents. Les hommes et les femmes portent à leurs bras des bracelets d’or et d’argent de grand prix.
CHAPITRE XLVIII
De la province de Tholoman.
La province de Tholoman [18] est éloignée de celle d’Amu de huit journées du côté de l’orient et sujette du Grand Khan, ayant un langage particulier et adorant les idoles. Les hommes et les femmes sont fort bien faits, quoiqu’ils aient le teint brun. La terre est très fertile ; on y voit plusieurs châteaux et des villes très fortes. Les hommes sont exercés aux armes et accoutumés à la guerre. Ils brûlent les corps morts, et ils enterrent les cendres et les os dans des cavernes sur les montagnes, pour qu’ils ne soient point foulés aux pieds des hommes ni des bêtes. Il y a beaucoup d’or, et ils se servent pour monnaie des coquillages que l’on trouve dans la mer.
CHAPITRE XLIX
De la province de Gingui.
De la province de Tholoman en allant vers l’orient on rencontre celle de Gingui (Kouei-tcheou), et l’on marche pendant douze jours le long d’une rivière jusqu’à ce que l’on trouve une grande ville nommée Fun-gul [19]. Elle est sujette du Grand Khan, de même que tout le pays ; les habitants sont adonnés au culte des idoles. On fabrique en cette province de belles étoffes d’écorce d’arbre, dont on fait des habits d’été. Il y a des lions en quantité, en sorte que personne n’oserait sortir la nuit hors de sa maison, car ils déchirent et dévorent tous ceux qu’ils rencontrent. Les navires qui montent et descendent sur la rivière ne sont point attachés au rivage à cause de ces lions ; mais ils se tiennent à l’ancre au milieu, autrement les lions viendraient pendant la nuit et entreraient dans les vaisseaux et mangeraient tout ce qu’ils y trouveraient ayant vie.
Quoique ces lions soient grands et féroces, il y a cependant dans le pays des chiens si forts et si hardis qu’ils ne craignent point de les attaquer, et il arrive souvent qu’un homme à cheval avec son arc et deux chiens détruit un de ces lions. Car lorsque les chiens sentent le lion, ils courent sur lui en aboyant ; surtout lorsqu’ils se voient soutenus du secours de l’homme, ils mordent le lion au derrière et à la queue. Et quoique le lion les menace de ses griffes, se tournant de côté et d’autre pour les attraper et les déchirer, les chiens s’en donnent de garde et n’en sont pas aisément blessés. Car pendant qu’il est occupé des chiens, le cavalier prend son temps pour lui décocher une flèche ; cependant le lion s’enfuit, craignant que l’aboiement des chiens ne fasse venir d’autres chiens et d’autres hommes sur lui. Et lorsqu’il peut trouver un arbre, il se met à couvert derrière comme dans un fort, et, se tournant du côté des chiens, il se défend de toute sa force contre eux. Le cavalier, s’approchant de lui, tire encore des flèches, jusqu’à ce qu’il soit mort. Le lion ne voit pas les coups qui lui sont tirés, jusqu’à ce qu’enfin il tombe. Le pays abonde en soie, que les marchands transportent en diverses provinces.
CHAPITRE L
Des villes de Cacausu, de Canglu et de Ciangli.
Après la province de Gingui on trouve plusieurs villes et châteaux, et après qu’on a fait quatre journées de chemin on rencontre la très belle ville de Cacausu (Ho-Kian-fou), qui est de la province de Cathay, située au midi et abondante en soie, dont l’on fait de belles étoffes et des toiles mêlées d’or. À trois journées de cette ville du côté du midi, on trouve une autre grande ville nommée Canglu (Tchang-lou), qui abonde en sel, car le terrain est fort salineux. Voici comment ils tirent le sel. Ils amassent la terre en monceaux, où ils versent de l’eau pour attirer en bas l’humeur salée de la terre ; puis ils tirent cette eau une seconde fois sur cette élévation de terre, et la cuisent devant le feu jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait coagulée et réduite en masse de sel. Cinq journées par delà la ville de Canglu on trouve encore une autre ville nommée Ciangli (Thoi-nan), au travers de laquelle passe une grande rivière, très commode pour l’abord des vaisseaux chargés de marchandises ; il se tient là une foire considérable.
CHAPITRE LI
Des villes de Cudinfu et Singuimatu.
En avançant plus avant vers le midi on trouve, à six journées de là, une grande ville nommée Cudinfu [20], qui a eu autrefois son roi, avant qu’elle fût réduite sous la domination du Grand Khan. Elle a quarante autres villes dans sa dépendance, qui ont toutes de beaux plantages. En continuant d’aller vers le midi, après avoir fait trois journées de chemin, on rencontre une autre ville remarquable nommée Singuimatu [21], près de laquelle coule une grande rivière venant du côté du midi, que les habitants ont partagée en deux bras, l’un qui va à l’orient vers Mangi, et l’autre à l’occident vers Cathay. Il vient par ces deux ruisseaux un nombre infini de petits bateaux chargés de marchandises. De Singuimatu si vous faites douze journées vers le midi, vous trouvez continuellement des villages où l’on tient beaucoup de foires. Les habitants de ces pays-là sont idolâtres et obéissent au Grand Khan.
CHAPITRE LII
Du grand fleuve Caromoran et des villes Conigangui et Gaigui.
En suivant le premier chemin dont nous avons parlé, on rencontre un grand fleuve nommé Caromoran [22], que l’on dit prendre sa source dans le royaume du grand Prêtre-Jean. Il est large d’un mille et si profond qu’il porte les plus grands navires ; il est aussi fort poissonneux. Non loin de l’embouchure de ce fleuve et à l’endroit où il se décharge dans l’Océan, il y a bien quinze mille navires, formant une flotte, que le Grand Khan entretient là afin d’être toujours en état de mener une armée dans les îles de la mer qui sont de sa domination, au cas qu’il en soit besoin. Parmi ces vaisseaux il y en a de si grands qu’ils peuvent porter quinze chevaux et autant d’hommes pour les monter, sans compter les vivres et le fourrage nécessaires pour les uns et les autres. Il y a outre cela environ vingt matelots dans chaque navire. Tout près de l’endroit où se tient cette flotte, il y a deux villes bâties sur le rivage, dont l’une s’appelle Conigangui et l’autre Caigui. Après avoir traversé ce fleuve, on entre dans la province de Mangi, dont nous allons parler.
CHAPITRE LIII
De la province de Mangi, et de la piété et de la justice du roi.
La province de Mangi [23] a eu un roi nommé Facfur, qui était riche et puissant, et, excepté le Grand Khan, il n’y en avait pas de plus grand que lui dans tous ces pays-là. Son royaume était bien fortifié, il le croyait inexpugnable et ne craignait point les irruptions de ses voisins, ce qui fit que ce roi et ses peuples tombèrent dans la mollesse et dans la nonchalance par trop de présomption. Les villes étaient munies de larges fossés pleins d’eau. Ils manquaient de chevaux, parce qu’ils croyaient n’avoir rien à craindre, ce qui faisait que leur roi vivait dans de continuelles délices. Il entretenait environ mille parasites et il avait une nombreuse garde. Il exerçait cependant la justice, conservait la paix et aimait la miséricorde ; personne n’osait offenser son prochain ni troubler l’amitié fraternelle, autrement il aurait été puni. Il régnait dans ce royaume-là une si grande concorde, que les artisans laissaient souvent leurs boutiques ouvertes pendant la nuit sans crainte des voleurs. Les voyageurs et les étrangers pouvaient aller le jour et la nuit par tout le royaume sans rien craindre. Le roi était pieux et bienfaisant envers les pauvres, et il secourait tous ceux qui étaient dans l’indigence. C’est pourquoi il avait soin de faire recueillir tous les enfants trouvés, qui se montaient quelquefois, dans une seule année, jusqu’à vingt mille ; et il les faisait nourrir à ses dépens. Car en ce pays-là les pauvres femmes abandonnent communément leurs enfants, afin que quelqu’un les prenne et les nourrisse. Le roi cependant donne des enfants trouvés aux riches de son royaume pour en avoir soin, principalement à ceux qui n’en ont point, et il leur ordonne d’adopter ceux-là. À l’égard de ceux qu’il nourrit à ses dépens, il les marie ensemble et leur donne de quoi vivre.
CHAPITRE LIV
De quelle manière Baian, général de l’armée du Grand Kan, réduit la province de Mangi sous la puissance de son maître.
L’an de Notre-Seigneur 1268, le grand Khan Koubilaï, convoitant la province de Mangi, s’en rendit le maître de la façon que nous allons dire : il envoya une grande année composée de cavalerie et d’infanterie, dont il donna le commandement à Batan-Chinsan, lequel nom signifie « lumière à cent yeux » ; celui-ci en entrant dans la province de Mangi commença par assiéger la ville de Conigangui, et la somma, de se soumettre à l’obéissance de l’empereur son maître ; mais, les habitants ayant refusé de le faire, il se retira sans avoir fait aucun dommage, et alla faire la même sommation à une seconde ville. Celle-ci refusant, comme l’autre, il alla à une troisième et de là à une quatrième et à une cinquième, ayant été refusé partout ; mais étant venu à la sixième ville, il l’assiégea avec beaucoup de hardiesse et l’emporta. Après quoi il en fit autant des autres, en sorte qu’en fort peu de temps il en soumit une douzaine. Car son armée était composée de vaillants guerriers. Le Grand Khan lui envoya une autre armée qui ne cédait en rien à la première, ce qui jeta une grande épouvante dans le cœur des habitants de Mangi, et qui leur fit perdre courage. Or Baian fit marcher son armée vers la capitale nommée Quinsai, et où le roi de Mangi tenait sa cour. Le roi, voyant l’audace et le courage des Tartares, fut dans une extrême peur et se retira avec une grande suite dans de certaines îles inexpugnables, ayant mené avec lui environ mille navires, et laissant à la reine sa femme, en qui il avait beaucoup de confiance, le soin de défendre la ville de Quinsai. La reine se comporta avec un courage au-dessus de son sexe et n’oublia rien de tout ce qu’elle crut nécessaire pour la défense de la ville ; et ayant entendu que le général de l’armée tartare s’appelait Baian-Chinsan ou Cent-Yeux, elle en fut fort étonnée, et son courage commença à se ralentir, surtout ayant été informée par ses astrologues et les magiciens que la ville de Quinsai ne serait jamais prise que par un homme à cent yeux. Et parce qu’il semblait contre nature qu’un homme pût avoir cent yeux, et que le nom de ce général devait signifier le pronostic, elle le manda et lui remit volontairement la ville et le royaume, ne voulant pas davantage résister aux destins. Ce que les habitants de la ville et du royaume ayant appris, ils se soumirent aussitôt au Grand Khan, excepté une seule ville, nommée Sanisu, laquelle ne put être soumise en trois ans. La reine alla se rendre à la cour du Grand Khan, qui la reçut avec beaucoup d’honneur. Le roi son mari demeura dans ses îles, où il acheva le reste de sa vie.
CHAPITRE LV
De la ville de Conigangui.
La première ville qui se présente à ceux qui vont dans la province de Mangi s’appelle Conigangui. Elle est grande et considérable par ses richesses ; elle est bâtie sur le fleuve de Caromoran ; il y a là des vaisseaux en quantité ; on fait aussi là beaucoup de sel, en sorte que quarante villes en reçoivent leur provision, de quoi le Grand Khan tire un grand profit. Les habitants de cette ville et des lieux circonvoisins sont idolâtres, et brûlent les corps morts.
CHAPITRE LVI
Des villes de Panchi et de Chain.
Par delà la ville de Conigangui, après une journée de chemin et allant vers le septentrion, on trouve la ville de Panchi (Pao-ying) grande, belle et bien marchande ; elle abonde en soie et en toutes choses nécessaires à la vie ; la monnaie du Grand Khan a cours dans cette ville. Le chemin qui mène de Conigangui à Panchi est pavé de belles pierres, à droite et à gauche [24], et il n’y en a point d’autre pour entrer dans la province de Mangi. De cette ville de Panchi jusqu’à Chain (Pao-yeou), il y a une journée de chemin ; c’est aussi une belle ville ; il y a quantité de poisson, de bêtes fauves et d’oiseaux pour la chasse.
CHAPITRE LVII
De la ville de Tingui.
À une journée de là, on vient à la ville de Tingui (Toung-tchéou), qui, quoiqu’elle ne soit pas fort grande, a cependant en abondance toutes les choses nécessaires à la vie : car il y a ici beaucoup de vaisseaux, vu qu’elle n’est pas loin de l’Océan. Dans l’intervalle de cette ville à la mer il y a plusieurs salines, auprès desquelles cette ville est bâtie. En sortant de Tingui, à une journée de chemin, en allant vers le septentrion, on trouve une fort belle ville nommée Zanguy (Yan-tchéou), située dans le plus beau pays du monde, et qui a vingt-sept autres villes sous sa dépendance. Et moi, Marco, j’ai commandé dans cette ville pendant trois ans par ordre du Grand Khan.
CHAPITRE LVIII
Comment la ville de Sianfu fut prise par machines.
À l’occident, il y a un pays nommé Nanghi (Gan ou Ngan-Khin), qui est riche et agréable, où l’on fait une grande quantité d’étoffes de soie et or ; il y a aussi du froment en abondance. La ville principale de ce pays-là se nomme Sianfu (Siang-yang) ; elle a douze autres villes qui sont de sa dépendance. Cette ville a été assiégée pendant trois ans par les Tartares, sans qu’ils aient pu la prendre, pendant que toute la province de Mangi fut subjuguée. Car elle est entourée de tous côtés de marais, en sorte que l’on n’en saurait approcher, sinon du côté du septentrion. Car, pendant que les Tartares l’assiégeaient, les assiégés recevaient continuellement des vivres et autres rafraîchissements par mer, ce qui chagrinait beaucoup le Grand Khan. Ce fut dans ce temps-là que j’allai à la cour dudit empereur, avec mon père et mon oncle ; et nous lui donnâmes un conseil, pour prendre, en peu de temps, cette ville par le moyen de certaines machines dont l’usage n’était pas connu en ce pays. Ayant approuvé notre conseil, nous fîmes faire, par des charpentiers chrétiens, trois machines si grandes qu’elles jetaient des pierres de trois cents livres pesant. Après en avoir fait l’épreuve, le roi les fit mettre sur des vaisseaux et les envoya à son armée ; ils les dressèrent devant la ville de Sianfu, et commencèrent à les faire jouer avec tant d’impétuosité contre la ville, que la première pierre étant tombée sur une maison l’écrasa presque entièrement. Les Tartares, ayant vu l’effet de ces machines, en furent fort étonnés ; mais ceux de la ville, voyant le danger où ils se trouvaient, vu qu’ils n’étaient plus en sûreté dans leurs maisons ni sous leurs murailles, capitulèrent et se rendirent au Grand Khan, pour éviter une ruine totale [25].
CHAPITRE LIX
De la ville de Singui et d’une grande rivière.
On compte quinze milles de la ville de Sianfu à celle de Singui, qui, quoiqu’elle ne soit pas grande, possède néanmoins un grand nombre de vaisseaux. Elle est bâtie sur le bord d’une très grande rivière, telle qu’il n’y en a point de pareille dans le monde, nommé Quiam (le fleuve Kiang) ; elle est large en quelques endroits de dix milles, en d’autres de huit, et en d’autres de six, et sa longueur est de cent journées de chemin. Il y a sur ce fleuve quantité de vaisseaux, qui vont et viennent en si grande quantité que l’on dirait qu’en tout le monde on n’en pourrait pas trouver un si grand nombre. Il y a dans cette ville une foire très célèbre, où l’on amène des marchandises de toutes sortes d’endroits, par le moyen de cette rivière. Il y a environ deux cents autres villes sur le bord de cette rivière : car elle arrose seize provinces, et il n’y a pas une de ces provinces qui n’ait au moins mille navires. Les plus grands vaisseaux de ces pays-là sont couverts d’un seul pont, et chaque navire n’a qu’un mât pour mettre voile. Ils ne se servent point de cordes (de chanvre) si ce n’est pour le mât et les voiles ; mais ils font les manœuvres et les autres cordes de grands roseaux (bambous), dont on tire ordinairement les vaisseaux sur le fleuve. Ils coupent ces roseaux, qui peuvent avoir quinze pas de long, et, ramassant les débris de ces roseaux, ils les tordent et en font des cordes très longues dont quelques-unes sont de trois cents pas de long ; et ces manœuvres sont plus fortes que les cordes de chanvre mêmes.
CHAPITRE LX
De la ville de Caigui.
La ville de Caigui (Koua-tcheou) est une petite ville bâtie sur le rivage de la rivière, vers le sud-est, dont nous avons parlé. Il croît dans son terroir une si grande provision de blé et de riz, qu’on en apporte jusqu’à la cour du Grand Khan. Car il y a plusieurs lacs que le Grand Khan a fait réunir, et qui donnent un passage convenable à des bateaux qui vont et qui viennent, quoique souvent plusieurs vaisseaux y doivent charger et porter du froment par toute la terre, jusqu’à un autre lac où il y a d’autres navires pour les décharger et qui vont plus loin. Il y a, auprès de la ville de Caigui, une certaine ville bâtie au milieu de la rivière, où l’on voit un monastère rempli de moines qui servent les idoles ; et c’est le principal monastère de tous ceux qui s’adonnent au service des idoles.
CHAPITRE LXI
De la ville de Cingianfu.
Cingianfu (Tchin-kiang-fou) est une ville dans la province de Mangi, où l’on fait beaucoup d’ouvrages d’or et de soie. Les chrétiens nestoriens y ont des églises, qu’y a fait bâtir un nommé Masareis, nestorien, qui commandait en cette ville-là de la part du Grand Khan vers l’an de Notre-Seigneur 1288.
CHAPITRE LXII
De la ville de Cingingui, et du massacre de ses habitants.
Après être sorti de la ville de Cingianfu, à trois journées, on vient à la ville de Cingingui (Tchang-tchéou), et l’on trouve sur la route beaucoup de villes et de villages, où il se fait un grand trafic de toutes sortes de marchandises, et où les habitants s’adonnent à toutes sortes d’arts. La ville de Cingingui est grande et riche, et abondante en tout ce qui est nécessaire à la vie. Lorsque Baiam, général des Tartares, assiégeait la province de Mangi, il envoya de certains chrétiens que l’on appelait Alains [26] contre cette ville, qui l’assiégèrent si vivement que les habitants furent obligés de se rendre. Étant entrés dans la ville, ils ne firent mal à personne, parce que tout le monde se soumit de bon cœur au Grand Khan. Comme ils trouvèrent en cette ville de fort bon vin et en quantité, ils burent si copieusement qu’ils s’enivrèrent, et, accablés de sommeil, ils ne songèrent point à poser des gardes pendant la nuit. Ce qu’ayant remarqué les habitants, qui les avaient reçus d’abord de bonne volonté, ils se jetèrent sur eux pendant qu’ils dormaient et les tuèrent tous sans en excepter un seul. Baiam, ayant appris cette nouvelle, envoya contre la ville une autre armée, qui, s’emparant bientôt de ses défenses, mit à mort sans miséricorde tous les habitants, pour venger les victimes.
CHAPITRE LXIII
De la ville de Singui.
Singui (Sou-tcheou) est une belle et grande ville qui peut avoir soixante milles de circuit ; elle est fort peuplée, de même que toute la province de Mangi ; mais les habitants ne sont pas belliqueux ; ils sont bons marchands et bons artisans, et il y a beaucoup de médecins et de philosophes. Il y a dans la ville de Singui des ponts de pierre dont les arches sont si hautes que les plus grands navires, sans baisser leurs mâts, peuvent passer dessous. Il croît en cette province de la rhubarbe et du gingembre en quantité. Cette ville a sous sa dépendance seize autres villes fort marchandes ; les habitants sont habillés d’étoffes de soie, car l’on y fait de ces étoffes en quantité. Le nom de Singui signifie en leur langue « ville de la Terre », de même qu’ils ont une autre ville nommée Quinsai, qui veut dire « ville du Ciel », qui sont deux villes très remarquables dans ces pays orientaux.
CHAPITRE LXIV
De la noble ville de Quinsai.
À cinq journées de la ville de Singui, il y a une autre ville remarquable nommée Quinsai [27], qui veut dire « ville du Ciel » ; elle est une des plus grandes du monde. Moi Marco, j’ai été dans cette ville et l’ai examinée diligemment en remarquant les coutumes et les mœurs du peuple. C’est pourquoi je rapporterai en peu de mots ce que j’ai vu et remarqué. Cette ville a cent milles de circuit ; elle a douze mille ponts de pierre, dont les arches sont si hautes que les plus grands vaisseaux peuvent y passer dessous sans baisser leurs mâts. La ville est bâtie dans un marais à peu près comme Venise, en sorte que sans le grand nombre de ses ponts il serait impossible d’aller d’une rue à l’autre. Il y a des artisans et des négociants en si grand nombre que cela paraîtrait incroyable si je le rapportais. Les maîtres ne travaillent point, mais ils ont des garçons pour cela. Les habitants de cette ville vivent dans les délices, mais surtout les femmes ; ce qui les fait paraître plus belles qu’ailleurs. Du côté du midi il y a un grand lac dans l’intérieur des murailles de la ville, qui a trente milles de circonférence [28], sur lequel on voit plusieurs maisons de gentilshommes, ornées dehors et dedans. Il y a là aussi des temples des idoles. Au milieu du lac il y a deux petites îles, où l’on voit dans chacune un très magnifique château ou palais, dans lesquels on garde tous les ustensiles nécessaires à de grands festins ; car tous les citoyens donnent de grands repas et mènent là leurs invités pour les recevoir avec plus d’honneur. Il y a dans cette ville de Quinsai des maisons très magnifiques ; il y a aussi dans chaque rue des tours publiques, où chacun retire ses effets dans les incendies. Car cette ville a beaucoup de maisons de bois ; ce qui fait qu’elle est sujette au feu. Les habitants sont idolâtres ; ils mangent la chair de cheval, de chien et d’autres animaux impurs ; ils se servent de la monnaie du Grand Khan. Le Grand Khan y a mis une forte garnison, pour la tenir en bride ; et, pour empêcher les vols et les homicides, il y a une patrouille de dix hommes, la nuit, sur chaque pont. Il y a dans l’enceinte de cette ville une montagne qui soutient une tour, sur le haut de laquelle il y a des tables de bois que l’on y conserve ; les gardes qui font sentinelle toutes les nuits, dès qu’ils aperçoivent le feu en quelque endroit de la ville, frappent sur ces tables avec des maillets de bois, dont le bruit se fait entendre par toute la ville et réveille les habitants et les met en état d’éteindre le feu. On frappe aussi ces tables lorsqu’il arrive quelque sédition. Toutes les places de la ville sont pavées de pierres, ce qui la rend très propre. On y voit aussi plus de trois mille bains qui servent aux hommes pour se laver : car cette nation fait consister toute la pureté dans celle du corps. Cette ville est éloignée de l’Océan de vingt-cinq milles à l’orient. Il vient en cet endroit-là une infinité de vaisseaux de l’Inde et des autres pays. La rivière, sur laquelle on amène toutes sortes de marchandises, vient de Quinsai à ce port-là. Comme la province de Mangi est fort étendue, le Grand Khan l’a partagée en neuf royaumes, à chacun desquels il a donné un roi. Tous ces rois sont puissants, mais ils sont sujets du Grand Khan ; c’est pourquoi ils lui rendent compte tous les ans de leur administration et lui payent un certain tribut. Un de ces rois demeure dans la ville de Quinsai et commande à cent quarante villes. Toute la province de Mangi contient mille et deux cents villes, dans chacune desquelles il y a des garnisons mises par le Grand Khan pour tenir les peuples dans leur devoir. Les soldats ou gardes de ces villes sont comme le ramassis de plusieurs nations et tirés de l’armée du Grand Khan. Il y a dans cette province et principalement dans celle de Mangi une grande attention pour le mouvement des astres, par le moyen desquels on observe l’horoscope des enfants le jour de leur naissance, remarquant exactement le jour et l’heure que l’enfant vient au monde et la nature de la planète qui présidait alors. Ils se règlent par ces jugements astrologiques dans toutes les actions de la vie, et surtout dans leurs voyages. C’est aussi une coutume en ce pays-là, quand quelqu’un meurt, que ses parents se couvrent de gros sacs et portent le corps mort en chantant ; ils peignent sur du papier les images de serviteurs, de servantes, de chevaux et de monnaie, et brûlent tout cela avec le cadavre, croyant que le mort jouit de tout cela réellement en l’autre monde, et qu’il aura autant de serviteurs qu’il y en a eu de peints sur ces papiers. Après cela ils font sonner plusieurs instruments de musique, disant que leurs dieux recevront le mort en l’autre vie avec une pareille cérémonie. Il y a dans la ville de Quinsai un palais fort magnifique où le roi Facfur faisait autrefois sa résidence ; le mur extérieur qui défend ce château est de figure carrée et contient dix milles de circonférence, et est large à proportion. Dans l’enceinte du mur il y a de beaux vergers qui donnent d’excellents fruits ; il y a aussi plusieurs fontaines et viviers remplis de poissons. Au milieu est le palais royal, dont nous avons parlé, qui est très ample et très beau, ayant vingt cours d’une égale grandeur, dans chacune desquelles dix mille hommes pourraient se remuer. Toutes ces cours sont peintes et embellies royalement. Au reste, on compte dans la ville de Quinsai six cent mille familles, en comptant pour chaque famille le père, la mère, les enfants, les domestiques, etc. Il n’y a qu’une seule église de chrétiens nestoriens. C’est aussi la coutume dans cette province et dans toute celle de Mangi que chaque chef de famille écrive son nom sur la porte de sa maison, celui de sa femme et de toute sa famille jusqu’au nombre des chevaux qu’il a ; et lorsqu’il meurt quelqu’un de sa famille ou qu’on change de logis, on efface le nom du mort ou de celui qui a changé de lieu ; mais l’on écrit le nom d’un nouveau-né ou d’un enfant adoptif. Par ce moyen-là on peut savoir aisément le nombre de tous les habitants de la ville. Les hôteliers écrivent de même sur leur porte les noms des voyageurs et des hôtes qui logent chez eux et quel jour et quel mois ils sont arrivés.
CHAPITRE LXV
Des revenus que le Grand Khan tire de la province de Mangi.
Le Grand Khan exige tous les ans beaucoup du sel que l’on fait dans la ville de Quinsai et dans son territoire ; il tire des autres choses, et surtout des marchandises, une si grande somme d’argent qu’elle est incalculable. Cette province produit une grande quantité de sucre, et toute espèce d’aromates. Le Grand Khan reçoit trois et demi par cent mesures d’aromates ; il en fait de même de tous les biens des marchands. Il tire aussi un grand revenu du vin fait de riz et d’aromates ; les artisans, surtout d’une douzaine de conditions, lui rendent un certain profit. Il tire dix pour cent des aunes de soie, qui, dans la province de Mangi, se font en quantité. Moi Marco j’ai une fois entendu faire le récit de tout ce que retire le Grand Khan de la province de Quinsai chaque année, et qui n’est que la neuvième partie de la province de Mangi : la somme montait, excepté le revenu du sel, à quinze millions d’or et six cent mille livres.
CHAPITRE LXVI
De la ville de Tampingui.
En partant de la ville de Quinsai et allant vers le septentrion, on trouve continuellement de belles plantations et des champs cultivés, jusqu’à ce qu’à une journée de chemin on vient à la très belle et très remarquable ville de Tampingui (Chao-hing-fou, chef-lieu du Tchékiang). À trois journées de cette ville, allant toujours vers le septentrion, on trouve des villes et des châteaux en quantité, et qui sont si près les uns des autres qu’on dirait de loin qu’ils ne sont tous qu’une grande ville. Il y a grande abondance de vivres en ce quartier-là ; il y croît aussi des roseaux (bambous) de la longueur de quinze pas et de quatre paumes de circonférence. Allant plus avant, et à trois journées de là, on rencontre une belle et grande ville, au delà de laquelle, continuant toujours son chemin du côté du septentrion, on rencontre beaucoup d’autres villes et de châteaux. Il y a dans ce pays-là beaucoup de lions, qui sont grands et féroces ; mais l’on n’y trouve point de moutons, ni dans la province de Mangi ; mais il y a une grande quantité de bœufs, de chevreaux, de boucs, de porcs. À quatre journées de chemin, on rencontre une autre belle ville, nommée Ciangiam (Soui-tchang-hien, chef-lieu d’un canton du département de Tchou-tcheou), qui est bâtie sur une montagne, laquelle montagne partage une rivière en deux parties, qui prennent leur cours par des chemins tout opposés. À trois journées plus loin, on trouve la ville de Cugui, qui est la dernière de la province.
CHAPITRE LXVII
Du royaume de Fugui.
Ayant laissé derrière soi la ville de Cugui, on entre dans le royaume de Fugui (Fou-Tcheou) où, après avoir marché six jours, il faut aller par des montagnes et des vallées, où l’on trouve beaucoup de villes et de châteaux. Ce pays-là produit en quantité tout ce qui est nécessaire à la vie ; la chasse y est aussi abondante, tant pour les bêtes sauvages que pour les oiseaux, et il y a des lions en quantité. Le gingembre croît là en abondance ; il y croît aussi une certaine fleur assez semblable au safran, c’est d’une autre espèce, quoiqu’on s’en serve au même usage. L’on mange de la chair humaine en ce pays-là avec grand plaisir, pourvu que les hommes ne soient pas morts de maladie. Quand ils vont à la guerre, ils se font à chacun une marque au front avec un fer chaud ; et il n’y a parmi eux que le général seul qui aille à cheval. Ils se servent de lances et de boucliers ; et quand ils ont tué quelqu’un de leurs ennemis, ils en boivent le sang et en mangent la chair : car ce sont des gens très cruels.
CHAPITRE LXVIII
Des villes de Quelinfu et Unquen.
Après avoir fait les six journées dont nous avons parlé, on vient à une ville nommée Quelinfu, qui est grande et considérable, bâtie sur le bord d’une rivière qui passe près des murailles. Il y a sur cette rivière trois ponts de pierre ornés de colonnes de marbre très magnifiques ; ces ponts ont huit pas de largeur et mille de long. Cette ville a en abondance de la soie, du gingembre ; les hommes et les femmes y sont beaux. On y trouve des poules qui ont du poil au lieu de plumes, comme les chats ; leur poil est noir, mais elles pondent de fort bons œufs. Et parce que ce pays-là est rempli de lions, les chemins y sont fort dangereux. À quinze milles de celle ville, on en trouve une autre nommée Unquen ; il croît dans son territoire quantité de sucre, que l’on transporte à la cour du Grand Khan, c’est-à-dire à la ville de Cambalu.
CHAPITRE LXIX
De la ville de Fugui.
À quinze milles plus loin on rencontre la ville de Fugui [29], qui est la capitale et l’entrée du royaume de Concha (Fo-Kien), qui est un des neuf royaumes compris dans la province de Mangi. Il y a dans cette ville une très forte garnison pour défendre la province et les autres villes et pour réprimer les séditieux qui voudraient se rebeller contre l’empereur. Il passe à travers cette ville une grande rivière qui a bien un mille de largeur (le fleuve Min-Kiang) ; et parce que cette ville n’est pas fort éloignée de la mer Océane, il s’y tient une foire considérable où l’on apporte de l’Inde un grand nombre de perles et d’autres pierres précieuses ; il y a aussi du sucre en abondance et toutes sortes de vivres.
CHAPITRE LXX
Des villes de Zeiton et de Figui.
Après avoir traversé la rivière ci-dessus, et à cinq journées de chemin, on va à la ville de Zeiton [30] ; l’on ne trouve jusque-là ni villes ni châteaux. Ce pays est abondant en tout ce qui est nécessaire à la vie ; et il y a des montagnes et des forêts ; sur les arbres des forêts on ramasse la poix. La ville de Zeiton est fort grande ; elle a un fort bon port, où il vient une grande quantité de vaisseaux indiens, chargés de diverses sortes de marchandises. Il y a un des plus beaux marchés qui soient au monde ; car le poivre et tous les aromates qui vont d’Alexandrie dans tous les pays chrétiens sont transportés de cette foire à Alexandrie. Le Grand Khan tire un fort grand revenu de cette ville, car sur chaque vaisseau il a un certain droit qui monte très haut ; peu s’en faut qu’il ne tire la moitié de chaque espèce de parfums. Il y a aussi en ce pays-là une autre ville nommée Figui (Tek-Houa) qui est considérable, surtout par les belles écuelles (porcelaines) que l’on y fait. Cette province a une langue particulière. Ce que nous avons dit jusqu’ici de la province de Mangi suffira ; et quoique nous n’ayons fait la description que de deux royaumes des neuf qu’elle comprend, nous avons jugé à propos de passer les autres sous silence pour parler de l’Inde [31], où nous avons demeuré pendant quelque temps et où nous avons vu plusieurs choses admirables et que nous avons, pour ainsi dire, touchées du doigt.
Lire le Livre trois.