En 1992, nombre de citoyens français, portés par l’idéal européen et l’espoir d’une paix durable en Europe, ont voté en faveur du traité de Maastricht. Le résultat du référendum fut serré, car beaucoup de Français s’inquiétèrent de la construction d’une Europe économique qui risquait de limiter fortement la marge de manœuvre des Etats et d’imposer une politique libérale sans contrepouvoir. Nous y sommes. Depuis Maastricht, nous avons vu que l’idéal européen de paix - celui des écrivains de l’entre deux guerres, Romain Rolland ou Thomas Mann par exemple - avait été dévoyé et avait avant tout servi à imposer des intérêts économiques en contradiction avec les impératifs de justice sociale qui fondent nos démocraties.
La politique européenne que souhaitent entériner les partisans du traité constitutionnel, c’est celle qui est en train de démanteler depuis plusieurs années les agricultures nationales et les services publics dans les pays membres, c’est cette politique qui vise à niveler par le bas les salaires et les protections sociales en faisant jouer la concurrence sur le marché de l’emploi à un niveau européen.
« L’Europe ne dit pas ce qu’elle fait ; elle ne fait pas ce qu’elle dit. Elle dit ce qu’elle ne fait pas ; elle fait ce qu’elle ne dit pas. Cette Europe qu’on nous construit, c’est une Europe en trompe l’œil ». Cette citation de Pierre Bourdieu, intellectuel qui savait de quoi il parlait lorsqu’il était question de la « misère du monde », il faut la méditer avec gravité aujourd’hui, et en tirer les conséquences en tant que citoyen, en votant contre ce traité constitutionnel et en appelant autour de soi à voter contre.
Il faut savoir aussi ne pas écouter les partisans du oui, de droite comme de gauche, qui dramatisent délibérément l’événement que représenterait un refus populaire du traité. Cette victoire serait un événement certes considérable, non pas parce qu’il symboliserait la fin de l’Union européenne - il faut être bien naïf pour le croire -, mais parce qu’il redonnerait du baume au cœur aux esprits progressistes qui croient encore en un système politique européen à inventer, engageant véritablement les citoyens des pays membres vers un destin commun.
En refusant résolument ce traité dont les objectifs véritables ne sont ni l’emploi ni la justice sociale, ni l’écologie ni la solidarité avec les pays pauvres, traité néfaste pour le devenir des peuples européens eux-mêmes, nous nous prononçons en revanche pour une réinvention de la démocratie telle que pouvait la concevoir le philosophe Cornélius Castoriadis, pour lequel seul le projet d’autonomie - autant individuel que collectif - pourrait encore permettre au citoyen moderne, en s’opposant aux seuls intérêts économiques, de participer au développement d’une société réellement démocratique et fraternelle.
Notre appel à voter contre ce traité est donc en même temps un appel à tous les citoyens absents de la vie politique depuis trop longtemps pour qu’ils s’engagent en faveur de plus de liberté et d’égalité dans une Europe à la dérive sur le plan social, politique et économique, dérive que ne ferait qu’accentuer ce texte. Il exprime autant un refus du consumérisme effréné que défend à tout crin le traité constitutionnel qu’une confiance en la possibilité pour l’homme, dans toutes les circonstances, même les pires, de réinvestir utilement la vie publique ; il exprime la conviction qu’aucune superstructure bureaucratique quelle qu’elle soit ne peut résister à la volonté des individus portés par une autre conception de la vie sur terre, contre le fatalisme écœurant des médias et la médiocrité de l’époque.
Laurent Margantin