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Boulevard du crépuscule, extraits (1979) 

mercredi 23 juin 2010, par André Laude (1936-1995)

Une femme s’approche de moi. Ses mains me couvrent de
flammes. Sa bouche défigurée torture ma bouche. Ses cuisses s’ouvrent,
prêtes déjà à m’engloutir. Violemment, je lui inocule dans les yeux mon
désespoir. Ne craignez rien, elle survivra. Elle est forcément de la race
des louves basses.

*

Mourir jeune, dans une guerre civile, un tripot vénéneux, un abordage
de navire, un corps à corps avec la mélancolie, est une faveur des dieux.
A quarante et quelques années, on n’habite plus que l’oubli léger des
peuples.

*

Il n’y a qu’un seul thème d’écriture : la dégradation générale de la
situation.

*

Apprendre brusquement qu’on s’est trompé de quai, d’horaire. Qu’on
est monté dans le train d’enfer. Sur une autre voie, démarre lentement
le train fantôme de la vie.

*

« Tu as toujours l’air triste » m’a jeté un jour quelqu’un agressif. Je lui
ai alors demandé posément : « Prouve-moi que tu existes ».

*

Dans les cafés les filles les garçons parlent haut. Un vacarme à déchirer
les tympans. Mais quelle est cette ombre qui, patiemment, veille derrière
le carreau couvert d’affiches sordides.

*

La fatigue, l’immense fatigue, détraque les règles du jeu. Le feu de la
lucidité crépite derrière les paupières lourdes, le front obscurci par les
verres de vin.

*

Je suis un oiseau de nuit mais je vole bas, les ailes martyrisées par les
néons du jour.

*

Dans néon il y a presque néant. C’est à minuit que les abîmes s’ouvrent,
que les bouches se ferment sur l’atroce aveu.

*

Les dimanches après-midi je hante souvent les cimetières. C’est
nettement plus passionnant que le spectacle des grands boulevards, des
cinémas aux longues files, des flots d’automobiles. La conversation
avec les morts inconnus allège ma solitude.

*

La dernière illusion : croire que l’humanité peut devenir meilleure.
Comment le loup deviendrait-il colombe. Quel médecin pourrait opérer
cette tumeur, cette lèpre.

*

Nous savons que nous ne savons rien. Et nous, les plus lucides, écrivons
là-dessus des livres qui font sourire bêtement ceux « qui savent ».

Pourquoi faut-il que, désespéré par l’échec de toute tentative de dialogue,
nous mettions encore assez de passion dans nos confrontations avec les
autres pour que ceux-ci, par l’immédiate lueur de haine dans leurs yeux,
donnent raison à notre désespoir.

Il pleut. C’est dimanche. Je gratte ma peau couverte de cicatrices. Je
m’efforce à devenir invisible, gris muraille. Le plus étrange c’est que
j’y parviens chaque jour un peu mieux.

Il n’y a jamais personne pour vous faire les poches sous les yeux. Cela
va de soi. Celles-ci ne contiennent que rêves avortés, amours mortes,
joies bousillées, élans brisés : une montagne de cadavres.

André Laude, 1979

P.-S.

© Cahiers André Laude, numéro 2, mai 2010.

Illustration : © Stéphane vallet

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