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Conversation avec Giorgio Agamben : La crise sans fin comme instrument de pouvoir  

Les relais linguistiques de la communication et les stratégies de la disparition de la culture

mardi 11 juin 2013, par Dirk Schümer, Giorgio Agamben, Louise Desrenards (traduction de l’anglais au français)

Le miracle inter-linguistique du web public — tant qu’il dure — c’est de savoir lire sinon en allemand du moins en anglais l’entretien de Giorgio Agamben avec Dirk Schümer, lequel l’a traduit de l’italien sous le titre Die endlose Krise ist ein Machtinstrument [1] pour le journal de Francfort Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) du 27 mai 2013, à son tour traduit de l’allemand sous le titre The Endless Crisis as an Instrument of Power : In conversation with Giorgio Agamben [2] pour le site des éditions Verso le 4 juin 2013, afin de pouvoir enfin le traduire en français sous le titre Conversation avec Giorgio Agamben : La crise sans fin comme instrument de pouvoir dans La RdR le 9 juin. Juste retour des choses, s’agissant d’une réponse sur la polémique installée par l’article du 24 mars dans Libération, Que l’empire latin contre-attaque ! [3], non moins traduit de l’italien par Martin Rueff. Retour aux sources de la langue éclatée d’une affaire euro-critique en culture dont ici l’auteur s’explique...
Apparemment il n’existe pas de publication en langue italienne dans laquelle l’auteur est annoncé s’être originalement exprimé à chaque niveau du débat. La conscience de la culture aujourd’hui ne résulterait-elle qu’en incroyable quête d’aveugles trans-voyants des langues en ellipse ? On peut toujours se rassurer en l’interprétant comme une réversibilité aléatoire de la transparence médiatique, dans l’effet positif du dépassement des incompatibilités particulières des médias locaux, et en rendre grâce au web de la mondialisation. Toutefois, l’environnement actuel des nébuleuses qui ne privent pas pour autant la NASA partenaire de Google et les réseaux sociaux affiliés d’ouvrir librement à l’agence NSA l’accès et l’enregistrement global des sources privées des internautes, dans un pacte de domination à la fois sécuritaire et commerciale, abyssal, qui lie l’Europe du silence aux États-Unis de l’exécution mondiale, l’hypothèse post-historique d’un monde obscurantiste à l’œuvre d’une atteinte délibérée par les responsables des nouvelles structures, telle qu’annoncée par l’auteur — comme une stratégie de domination par la destruction de la culture (les cultures sans lesquelles nulle autre ne pourrait émerger), — devrait d’autant plus ne pas être négligée. (L. D.)


Un empire latin contre la domination allemande ? Le philosophe italien Giorgio Agamben explique sa thèse très discutée. Apparemment, il avait été mal compris.


Dirk Schümer : Professeur Agamben, lorsqu’en mars vous lancé l’idée d’une « souveraineté latine » contre la domination germanique en Europe, auriez-vous pu imaginer la puissante résonance qu’aurait cette affirmation ? En attendant, votre essai a été traduit dans de nombreuses langues et passionnément discuté à travers la moitié du continent...

Giorgio Agamben : Non, je ne m’attendais pas à cela. Mais je crois au pouvoir des mots, quand ils sont dits au bon moment.

D. S. : La fracture dans l’Union européenne est-elle vraiment entre les économies et les modes de vie du nord « germanique » et du sud « latin » ?

G. A. : Je tiens à préciser tout de suite que ma thèse a été exagérée par les journalistes et donc déformée. Son titre, « L’empire latin devrait lancer une contre-attaque », a été trouvé par les éditeurs de Libération et repris par les médias allemands. Ce n’est pas quelque chose que j’aie jamais dit. Comment pourrais-je opposer la culture latine à l’allemande, quand un Européen intelligent sait que la culture italienne de la Renaissance ou la culture de la Grèce classique sont aujourd’hui totalement une part de la culture allemande, qui les a repensées et se les est appropriées !?

D. S. : Donc, aucun « empire latin » dominant ? Pas d’allemands incultes ?

G. A. : En Europe, l’identité de chaque culture réside toujours en ses frontières. Un Allemand comme Winckelmann ou Hölderlin pourrait être plus grec que les Grecs. Et un Florentin comme Dante tout comme un allemand put se sentir tel l’empereur Frédéric II de Souabe. C’est précisément ce qui fait l’Europe : une particularité qui maintes et maintes fois outrepasse des frontières nationales et culturelles. L’objet de ma critique n’était pas l’Allemagne, mais plutôt la manière dont l’Union européenne a été construite, soit sur ​​une base exclusivement économique. Ainsi, non seulement nos racines spirituelles et culturelles ont été ignorées, mais aussi celles de nos politiques et de nos juridictions. Si cela a été entendu comme une critique de l’Allemagne, c’est seulement parce que l’Allemagne, en raison de sa position dominante et en dépit de sa tradition philosophique exceptionnelle, semble incapable à l’heure actuelle d’imaginer une Europe fondée sur quelque chose de plus que juste l’euro et l’économie.

D. S. : De quelle façon l’UE a-t-elle dénié ses racines politiques et légales ?

G. A. : Quand nous parlons de l’Europe d’aujourd’hui, nous sommes confrontés au refoulement gigantesque d’une vérité douloureuse et pourtant évidente : la soi-disant Constitution européenne est illégitime. Le texte qui a été mis par-dessous ce nom n’a jamais été voté par les peuples. Ou bien, quand il a été soumis à un vote, comme en France et aux Pays-Bas en 2005, il a été frontalement rejeté. Légalement parlant, donc, ce que nous avons ici n’est pas une constitution, mais au contraire un traité entre gouvernements : du droit international, et non du droit constitutionnel. Tout récemment, le très respecté et érudit juriste allemand Dieter Grimm a rappelé le fait que la constitution européenne manquait de l’élément démocratique, fondamental, puisque les citoyens européens n’avaient pas été autorisés à en décider. Et maintenant l’ensemble du projet de ratification par les peuples a été silencieusement gelé.

D. S. : En effet le fameux « déficit démocratique » du système européen...

G. A. : Nous ne devons pas perdre cela de vue. Les journalistes, notamment en Allemagne m’ont reproché de ne rien comprendre à la démocratie, mais ils devraient envisager tout d’abord que l’UE est une communauté fondée sur des traités entre des États et juste avec une constitution démocratique qui déguise. L’idée de l’Europe en tant que pouvoir constitutionnel donné est un spectre que personne ne se risque plus à invoquer. Néanmoins ce n’est qu’avec une constitution valable que les institutions européennes pourraient retrouver leur légitimité.

D. S. : Est-ce à dire que vous voyez l’Union européenne comme un organisme illégal ?

G. A. : Pas illégal, mais illégitime. La légalité est la question des règles de l’exercice du pouvoir ; la légitimité est le principe qui est à la base de ces règles. Les traités légaux ne sont certainement pas seulement des formalités, mais encore reflètent-ils une réalité sociale. Il est par conséquent compréhensible qu’une institution sans constitution ne puisse pas poursuivre une politique originale, mais que chaque Etat européen continue à agir selon son intérêt égoïste — et aujourd’hui, cela signifie évidemment au-dessus de tous les intérêts économiques. Le plus petit dénominateur commun de l’unité est réalisé quand l’Europe apparaît comme un vassal des États-Unis et prend part à des guerres qui en aucun cas ne se situent dans l’intérêt commun, sans parler de la volonté du peuple. Un certain nombre des pays fondateurs de l’UE — comme l’Italie, avec ses nombreuses bases militaires américaines — sont davantage dans le champ des protectorats que dans celui des États souverains. En politique et militairement il y a une alliance atlantique, mais certainement pas une alliance de l’Europe.

D. S. : À l’Union Européenne vous préféreriez donc une souveraineté latine, à la façon de vivre de laquelle les « allemands » devraient s’adapter...

G. A. : Non, peut-être que si j’ai pris le projet de « souveraineté latine » d’Alexandre Kojève ce fut plutôt par provocation. Au Moyen Âge, les gens au moins savaient que l’unité des différentes sociétés politiques devait signifier plus qu’une société purement politique. A cette époque, le lien qui unissait fut attendu du christianisme. Aujourd’hui, je crois que cette légitimation doit être recherchée dans l’histoire et les traditions culturelles de l’Europe. Contrairement aux Asiatiques et aux Américains, pour qui l’histoire signifie quelque chose de complètement différent, les Européens rencontrent toujours leur vérité dans un dialogue avec leur passé. Le passé signifie pour nous non seulement un héritage culturel et une tradition, mais encore une condition anthropologique fondamentale. Si nous en étions à ignorer notre propre histoire, nous pourrions seulement pénétrer dans le passé par l’archéologie. Le passé pour nous deviendrait une forme de vie distincte. L’Europe a une relation particulière avec ses villes, ses trésors artistiques, ses paysages. C’est de cela que l’Europe se compose en réalité. Et c’est là que réside la survie de l’Europe.

D. S. : L’Europe est donc avant tout une forme de vie, un sentiment de la vie historique ?

G. A. : Oui, c’était pourquoi dans mon article, je soulignais sans condition que nous dussions préserver nos formes de vie distinctes. Quand les alliés ont bombardé les villes allemandes, ils savaient aussi que par là ils pouvaient détruire l’identité allemande. De la même manière, aujourd’hui les spéculateurs sont en train de détruire le paysage italien avec du béton, des autoroutes et des voies rapides. Cela ne signifie pas seulement de nous priver de notre propriété, mais de notre identité historique.

D. S. : Donc, l’UE devrait mettre l’accent sur les différences plutôt que sur l’harmonisation ?

G. A. : Peut-être qu’en dehors de l’Europe il n’y a pas d’autre endroit dans le monde où une telle variété de cultures et de formes de vie — au moins dans leurs précieux moments — soit perceptible. Auparavant, selon ce que je constate, la politique fut exprimée avec l’idée de l’empire romain, plus tard, celle de l’empire romain germanique. L’ensemble a cependant toujours laissé intactes les particularités des peuples. Il n’est pas facile de dire ce qui pourrait émerger aujourd’hui à la place de ça. Mais très certainement une entité politique du nom de l’Europe ne peut procéder qu’à partir de cette prise de conscience du passé. C’est précisément pour cette raison que la crise actuelle me paraît si dangereuse. Nous devons imaginer l’unité tout d’abord sous une prise de conscience des différences. Or tout à fait au contraire de cela, dans les Etats européens, les écoles et les universités, les institutions mêmes qui devraient perpétuer notre culture et susciter un contact vivant entre le passé et le présent, sont détruites et financièrement compromises. Ce travail de sape va de pair avec une muséification croissante du passé. Nous en avons un début dans de nombreuses villes qui se transforment en zones historiques, dont les habitants sont contraints de se sentir touristes dans le monde de leur propre vie.

D. S. : La muséification rampante est-elle la contrepartie d’un appauvrissement rampant ?

G. A. : Il est bien clair que nous ne sommes pas seulement confrontés à des problèmes économiques, mais à l’existence de l’Europe dans son ensemble — à commencer par notre rapport au passé. Le seul endroit où le passé peut vivre est le présent. Et si le présent ne capte plus son propre passé comme quelque chose de vivant, alors les universités et les musées deviennent problématiques. Il est bien évident qu’il y a des forces à l’œuvre dans l’Europe d’aujourd’hui qui cherchent à manipuler notre identité, en rompant le cordon ombilical qui nous relie encore à notre passé. Les différences sont plutôt en train d’être nivelées. Seulement l’Europe ne peut être notre avenir que si nous rendons clair à nos yeux qu’elle signifie tout d’abord notre passé. Mais ce passé est liquidé de façon croissante.

D. S. : Est-ce alors la crise, présente dans tous les aspects, la forme d’expression d’un système entier de règlement adressé à notre vie quotidienne ?

G. A. : Le concept de « crise » est en effet devenu un mot d’ordre de la politique moderne, et pendant longtemps, il a fait partie de la normalité dans chaque segment de la vie sociale. Le mot exprime deux racines sémantiques : l’un médical, référant au cours d’une maladie, et l’autre théologique, du Jugement Dernier. Les deux significations, cependant, ont subi une transformation aujourd’hui, qui a enlevé leur rapport au temps. Dans la médecine antique « crise » signifiait un jugement, lorsque le médecin remarquait au moment déterminant si la personne malade allait survivre ou mourir. La compréhension actuelle de crise, d’autre part, réfère à un état durable. Donc, cette incertitude se prolonge indéfiniment dans l’avenir. C’est exactement la même chose quant au sens théologique, le Jugement Dernier était inséparable de la fin des temps. Aujourd’hui, cependant, le jugement a divorcé de l’idée de résolution et est répétitivement remis. Ainsi, la perspective d’une décision est toujours moindre, et le processus infini de la décision jamais conclu.

D. S. : Est-ce à dire que la crise de la dette, la crise des finances d’Etat, de la monnaie, de l’UE, sont sans fin ?

G. A. : Aujourd’hui, la crise est devenue un instrument de domination. Elle sert à légitimer les décisions politiques et économiques qui en fait dépossèdent les citoyens et les prive de toute possibilité de décision. En Italie, c’est très clair. Ici, un gouvernement a été formé au nom de la crise et Berlusconi est ramené au pouvoir bien que ce soit radicalement contre la volonté de l’électorat. Ce gouvernement est tout aussi illégitime que la soi-disant Constitution européenne. Les citoyens européens doivent rendre clair à leurs propre yeux que cette crise sans fin — tout comme l’état d’urgence — est incompatible avec la démocratie.

D. S. : Quelles perspectives restent alors pour l’Europe ?

G. A. : Nous devons commencer par rétablir le sens original du mot « crise », comme un moment de jugement et de choix. Nous ne pouvons pas reporter cela à un avenir indéfini pour l’Europe. Il y a plusieurs années, le philosophe Alexandre Kojève, un haut fonctionnaire de l’Europe encore embryonnaire a supposé que l’homo sapiens était arrivé à la fin de l’histoire et qu’il n’y avait plus que deux possibilités restantes. Soit l’« American way of life », en laquelle Kojève voyait une végétation post-historique. Ou le snobisme japonais, simplement continuer la célébration des rituels vides de la tradition maintenant privée de toute signification historique. Je crois que l’Europe pourrait toutefois réaliser l’alternative d’une culture qui reste à la fois humaine et vitale, car elle résiderait dans un dialogue avec sa propre histoire en même temps qu’elle en acquerrait une nouvelle vie.

D. S. : L’Europe, entendue comme culture et non seulement comme espace économique, pourrait donc apporter une réponse à la crise ?

G. A. : Depuis plus de deux cent ans, les énergies humaines ont été axées sur l’économie. Beaucoup de choses indiquent que le moment est peut-être arrivé pour l’homo sapiens d’organiser à nouveau une action humaine, au-delà de cette seule dimension. La vieille Europe peut précisément apporter une contribution décisive à l’avenir, ici.


Dirk Schümer, entretien avec Giorgio Agamben


Notes

[1Die endlose Krise ist ein Machtinstrument, FAZ, Feuilleton, Bilder und Zeiten.

[2The Endless Crisis as an Instrument of Power : In conversation with Giorgio Agamben, Verso.

[3Que l’empire latin contre-attaque !, Libération.

Giorgio Agamben

L’empire latin
contre-attaque

(pdf - Libération)


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