" Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ; n’en ayons qu’un seul ; qu’un seul soit le maître, qu’un seul soit le roi. "
Voilà ce que déclara Ulysse en public, selon Homère.
S’il eût dit seulement : " Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ", c’était suffisant. Mais au lieu d’en déduire que la domination de plusieurs ne peut être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il ajoute au contraire :
" N’ayons qu’un seul maître... "
Il faut peut-être excuser Ulysse d’avoir tenu ce langage, qui lui servait alors pour apaiser la révolte de l’armée : je crois qu’il adaptait plutôt son discours aux circonstances qu’à la vérité. Mais à la réflexion, c’est un malheur extrême que d’être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté, et qui a toujours le pouvoir d’être méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c’est être autant de fois extrêmement malheureux.
Je ne veux pas débattre ici la question tant de fois agitée, à savoir " si d’autres sortes de républiques sont meilleures que la monarchie ". Si j’avais à la débattre, avant de chercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, je demanderais si l’on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de croire qu’il y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons pour un autre temps cette question qui mériterait bien un traité à part, et qui provoquerait toutes les disputes politiques.
Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante - et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir -, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter - puisqu’il est seul - ni aimer - puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes, est soumise au pouvoir d’un seul - comme la cité d’Athènes le fut à la domination des trente tyrans -, il ne faut pas s’étonner qu’elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s’en étonner ni ne s’en plaindre, mais supporter le malheur avec patience, et se réserver pour un avenir meilleur.
Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de l’amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les belles actions, d’être reconnaissant pour les bienfaits reçus, et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l’honneur et l’avantage de ceux que nous aimons, et qui méritent d’être aimés. Si donc les habitants d’un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves d’une grande prévoyance pour les sauvegarder, d’une grande hardiesse pour les défendre, d’une grande prudence pour les gouverner ; s’ils s’habituent à la longue à lui obéir et à se fier à lui jusqu’à lui accorder une certaine suprématie, je ne sais s’il serait sage de l’enlever de là où il faisait bien pour le placer là où il pourra faire mal ; il semble, en effet, naturel d’avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien, et de ne pas en craindre un mal.
Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de coeur. Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise, mais plutôt mépris ou dédain ?
Enfin, si l’on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d’esclaves, comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vices ont des bornes qu’ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un ; mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme, cela n’est pas couardise : elle ne va pas jusque-là, de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid, que la nature désavoue et que la langue refuse de nommer ?. ..
Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent aux mains ; les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? Lesquels iront le plus courageusement au combat : ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté, ou ceux qui n’attendent pour salaire des coups qu’ils donnent et qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l’attente d’un bien-être égal pour l’avenir. Ils pensent moins à ce qu’ils endurent le temps d’une bataille qu’à ce qu’ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n’ont pour aiguillon qu’une petite pointe de convoitise qui s’émousse soudain contre le danger, et dont l’ardeur s’éteint dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiade, de Léonidas, de Thémistocle, qui datent de deux mille ans et qui vivent encore aujourd’hui aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d’être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs et pour l’exemple du monde entier, qu’est-ce qui donna à un si petit nombre de Grecs, non pas le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n’auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies ? Dans ces journées glorieuses, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l’affranchissement sur la convoitise.
Ils sont vraiment extraordinaires, les récits de la vaillance que la liberté met au coeur de ceux qui la défendent ! Mais ce qui arrive, partout et tous les jours : qu’un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire, s’il ne faisait que l’entendre et non le voir ? Et si cela n’arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines et qu’on vînt nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ?
Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche... S’il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas ; même si ce qu’il doit avoir le plus à coeur est de rentrer dans ses droits naturels et, pour ainsi dire, de bête redevenir homme. Mais je n’attends même pas de lui une si grande hardiesse ; j’admets qu’il aime mieux je ne sais quelle assurance de vivre misérablement qu’un espoir douteux de vivre comme il l’entend. Mais quoi ! Si pour avoir la liberté il suffit de la désirer, s’il n’est besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croie la payer trop cher en l’acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu’on devrait racheter au prix du sang, et dont la perte rend à tout homme d’honneur la vie amère et la mort bienfaisante ? Certes, comme le feu d’une petite étincelle grandit et se renforce toujours, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s’éteindre de lui-même quand on cesse de l’alimenter, de même, plus les tyrans pillent, plus ils exigent ; plus ils ruinent et détruisent, plus où leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d’autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient sèche et morte.
Pour acquérir le bien qu’il souhaite, l’homme hardi ne redoute aucun danger, l’homme avisé n’est rebuté par aucune peine. Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu’ils se bornent à convoiter. L’énergie d’y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté ; il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents, aux courageux et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont la possession les rendrait heureux et contents. il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n’ont pas la force de désirer : c’est la liberté, bien si grand et si doux ! Dès qu’elle est perdue, tous les maux s’ensuivent, et sans elle tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient ; comme s’ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu’elle est trop aisée.
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
Les médecins conseillent justement de ne pas chercher à guérir les plaies incurables, et peut-être ai-je tort de vouloir ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute connaissance de son mal - ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc à comprendre, si c’est possible, comment cette opiniâtre volonté de servir s’est enracinée si profond qu’on croirait que l’amour même de la liberté n’est pas si naturel.
Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et d’après les préceptes qu’elle nous enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout naturellement, l’impulsion de l’obéissance envers ses père et mère. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non - question débattue amplement par les académies et agitée par toute l’école des philosophes -, je ne pense pas errer en disant qu’il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s’épanouit en vertu, mais il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu’il y a de clair et d’évident, que personne ne peut ignorer, c’est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si, dans le partage qu’elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d’esprit aux uns plus qu’aux autres, elle n’a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n’a pas envoyé ici bas les plus forts ou les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu’en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours tandis que les autres ont besoin d’en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, puisqu’elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun pût se regarder et quasiment se reconnaître dans l’autre comme dans un miroir, puisqu’elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser et pour produire, par la communication et l’échange de nos pensées, la communion de nos volontés ; puisqu’elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le noeud de notre alliance, de notre société, puisqu’elle a montré en toutes choses qu’elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l’esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu’elle nous a tous mis en compagnie.
À vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort : il n’y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l’injustice. La liberté est donc naturelle ; c’est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre.
Et s’il s’en trouve par hasard qui en doutent encore - abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives -, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire, pour leur enseigner leur nature et leur condition. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient : " Vive la liberté ! " Plusieurs d’entre elles meurent aussitôt prises. Tel le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. D’autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu’on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied qu’elles démontrent assez quel prix elles accordent à ce qu’elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur qu’il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d’autre l’éléphant lorsque, s’étant défendu jusqu’au bout, sans plus d’espoir, sur le point d’être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l’esprit et l’avise de marchander avec les chasseurs : à voir s’il pourra s’acquitter par le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté ?
Nous flattons le cheval dès sa naissance pour l’habituer à servir. Nos caresses ne l’empêchent pas de mordre son frein, de ruer sous l’éperon lorsqu’on veut le dompter. Il veut témoigner par là, ce me semble, qu’il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire encore ?
Même les boeufs, sous le joug, geignent, et les oiseaux, en cage, se plaignent. Je l’ai dit autrefois en vers...
Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiment sent le malheur de la sujétion et court après la liberté ; puisque les bêtes, même faites au service de l’homme, ne peuvent s’y soumettre qu’après avoir protesté d’un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l’homme - seul vraiment né pour vivre libre - au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre ?
Il y a trois sortes de tyrans.
Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. Ceux qui ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s’y comportent - on le sait et le dit fort justement comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait le naturel du tyran et ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leur penchant dominant - avares ou prodigues -, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu’il devrait être plus supportable ; il le serait, je crois, si dès qu’il se voit élevé au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle grandeur, il décidait de n’en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or dès que ceux-ci ont adapté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d’écarter si bien les idées de liberté de l’esprit de leurs sujets que, pour récent qu’en soit le souvenir, il s’efface bientôt de leur mémoire. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de choix, je n’en vois pas : car s’ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de règne est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature.
Je poserai cette question : si par hasard il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu’au nom de l’une et de l’autre, et qu’on leur proposât d’être sujets ou de vivre libres, quel serait leur choix ? Sans aucun doute, ils préféreraient de beaucoup obéir à la seule raison que de servir un homme, à moins qu’ils ne soient comme ces gens d’Israël qui, sans besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran. Je ne lis jamais leur histoire sans en éprouver un dépit extrême qui me porterait presque à être inhumain, jusqu à me réjouir de tous les maux qui leur advinrent. Car pour que les hommes, tant qu’ils sont des hommes, se laissent assujettir, il faut de deux choses l’une : ou qu’ils y soient contraints, ou qu’ils soient trompés. Contraints par les armes étrangères comme le furent Sparte et Athènes par celles d’Alexandre, ou trompés par les factions comme le fut le gouvernement d’Athènes, tombé auparavant aux mains de Pisistrate. Ils perdent souvent leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui qu’ils ne se trompent eux-mêmes. Ainsi le peuple de Syracuse, capitale de la Sicile, pressé par les guerres, ne songeant qu’au danger du moment, élut Denys Premier et lui donna le commandement de l’armée. Il ne prit garde qu’il l’avait fait aussi puissant que lorsque ce malin, rentrant victorieux comme s’il eût vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, se fit d’abord capitaine, puis roi, et de roi tyran. Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir : il sert si bien, et si volontiers, qu’on dirait à le voir qu’il n’a pas seulement perdu sa liberté mais bien gagné sa servitude.
Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance.
Toutefois il n’est pas d’héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession et si l’on n’a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l’habitude, qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s’habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotis, mais il faut avouer qu’elle a moins de pouvoir sur nous que l’habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s’il n’est entretenu, et l’habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues, si frêles, qu’elles ne peuvent résister au moindre choc d’une habitude contraire. Elles s’entretiennent moins facilement qu’elles ne s’abâtardissent, et même dégénèrent, tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur espèce tant qu’on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des leurs, selon la manière dont on les greffe.