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Entre parenthèses, de Roberto Bolaño - autobiographie ou journal extime ? 

lundi 28 mars 2011, par Alberto Bejarano

Entre parenthèses est un recueil d’articles et de discours de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (1953-2003), écrits entre 1998 et 2003. Depuis la mort de l’auteur on a publié sept livres posthumes où l’on trouve des romans, des nouvelles, des poèmes et d’autres textes plus hybrides : Le gaucho insupportable (2003), Entre parenthèses (2004), 2666 (2004) — son chef d’œuvre —, La Universidad Desconocida (2007), Le secret du mal (2007), Bolaño por sí mismo (2007), Le Troisième Reich (2010), et Los sinsabores del verdadero policía (2011).

Dans la sixième partie du livre il y a une section intitulé « Un narrateur dans l’intimité » dans laquelle on retrouve le plus ancien souvenir du Bolaño lecteur. Le jeune poète chilien vit à Mexico avec sa famille — avant le retour fantasmagorique au Chili du Coup d’État de Pinochet en 1973 — et lit Albert Camus : « Les livres dont je me souviens le mieux sont ceux que j’ai volés à Mexico, entre seize et dix-neuf ans, et ceux que j’ai acheté au Chili, quand j’en avais vingt, au cours des premiers mois du coup d’État… Mais ce fut un roman qui me fit quitter puis retrouver l’enfer. Ce roman est La Chute, de Camus, et tout ce qui le concerne est resté dans ma mémoire comme attrapé dans une lumière spectrale, lumière de crépuscule immobile… après Camus, tout changea ».

Pour Bolaño, la littérature est avant tout une affaire d’engrenage créative voire expérimentale. Dès le début on est face à un lecteur obsédé par l’étude des mécanismes narratifs et ses possibles transformations. Il sera ce que Cortázar appelait un lecteur « mâle » ou actif, c’est-à-dire un lecteur méfiant et capable de défier l’auteur au sein même de son territoire : « Je voulais tout lire, ce qui, dans mon ingénuité, équivalait à vouloir ou à essayer de découvrir le mécanisme qui avait amené le personnage de Camus à accepter son destin atroce ».

Dans cet article qu’on vient de citer – le plus ancien que recueille Entre parenthèses (publié pour la première fois dans le supplément littéraire espagnol Babelia en janvier 1998) — Bolaño nous raconte ses souvenirs comme apprenti — lecteur et reconstruit un dialogue imaginaire avec un libraire dans lequel le personnage se demande : « Quels livres lisent les hommes désespérés ? Comment imaginez-vous la salle de lecture d’un condamné à mort ? ». C’est une sorte de trompe l’œil pour le lecteur car Bolaño vit lui-même comme un condamné à mort à cause de sa maladie hépatique en phase terminale. Entre parenthèses est donc une porte d’entrée privilégiée pour contempler un écrivain condamné à mort dans sa salle de lecture ou dans sa « cuisine » comme le dit Bolaño lui-même.

Entre parenthèses est à la fois une autobiographie d’autrui et un Journal extime (à la manière d’Antonio Tabucchi et Michel Tournier), à mi-chemin entre la fiction et la chronique des livres. Dans le portrait que Bolaño donne de Günter Grass et de son livre Le siècle, on peut lire ses mots comme une sorte d’autobiographie finale : « Nous nous trouvons ici face à un Grass crépusculaire et fragmentaire, parce que la règle l’exige ainsi, et en apparence fatigué, en apparence seulement, qui entreprend la révision de son siècle allemand, qui est aussi le siècle européen, avec la conviction d’avoir traversé une partie durable de l’enfer, avec la certitude aussi, la vieille et diffamée et magnifique certitude des Lumières, que l’être humain mérite d’être sauvé, même si souvent il ne l’est pas. Nous sortons du XXe siècle marqué au fer rouge. C’est ce que nous dit Grass ».

Avec Bolaño nous sommes face à l’expérience intime de l’auteur en tant que fabricant d’un discours sur soi et sur d’autres écrivains — il se concentre surtout sur les auteurs du XXe siècle : Macedonio Fernández, Vila Matas, Kafka, Nicanor Parra, etc. Il y a pourtant deux auteur majeurs pour lui, comme il l’a signalé lui-même : « Dire que j’ai une dette permanente envers l’œuvre de Borges et Cortázar est une évidence ». Il ajoutera aussi que : « Borges est ou devrait se trouver au centre de notre canon ».

On peut se servir du livre comme d’un fil d’Ariane pour rentrer dans le labyrinthe de l’auteur et d’autre part comme une boussole pour découvrir autrement l’écriture fragmentaire et inachevée de Bolaño dans un sens deleuzien : « La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement, comme Gombrowicz l’a dit et fait. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde de toute matière vivable ou vécue ».

Bolaño nous pousse à ouvrir certaines portes et certaines fenêtres qui passent dans son œuvre forcement par la Deuxième Guerre Mondiale. Dans ce sens, Bolaño est un écrivain qui assume et fait sienne la question de Primo Levi au lendemain des Camps, « Comment-écrire après Auschwitz ? ». Ainsi, les grandes questions posées par Bolaño dans Entre parenthèses semblent s’adresser à nous : qu’est-ce que le XXe siècle (du point de vue littéraire) et comment peut-on essayer de saisir ses significations multiples à travers des écrivains liés les uns aux autres pour le problème du mal, une tradition que d’après Bolaño inaugure Hermann Melville : « Il est la clé de ces territoires que par convention ou par commodité nous appellerons les territoires du mal, là où l’homme se débat avec lui-même et avec l’inconnu, et généralement finit vaincu ». Bolaño nous offre ici sa vision fragmentaire de la littérature du XXème siècle. Il s’agit d’un siècle qui pourrait commencer par Bolaño en 1851 avec Moby Dick de Melville et continuerait toujours à Santa Teresa (Ciudad Juarez, la ville la plus violente du monde) épicentre de son dernier roman 2666.

Finalement, dans Entre parenthèses on retrouve l’écrivain dans l’intimité à travers ses lectures des cinq derniers années qui commencent avec son premier « retour au pays natal » après 25 ans d’absence (depuis le coup d’état de Pinochet en 1973) à la fin de 1998 et avec l’obtention de son premier grand prix littéraire (le prix international Romulo Gallegos au Venezuela, pour Les détectives sauvages en 1999). Dans son autoportrait Bolaño évoquera par exemple l’année de sa naissance avec humour : « Je suis né en 1953, l’année où sont morts Staline et Dylan Thomas » et se placera donc au milieu d’un politicien et d’un poète, deux personnages essentiels dans son œuvre (on songera par exemple à La Littérature nazi en Amérique et aux Détectives sauvages). Entre parenthèses se termine dans l’été 2003, quelques jours avant la mort de l’auteur, avec une interview paru dans la Revue Playboy, dans laquelle Bolaño a déclaré : « Je ne crois pas en l’au-delà. S’il existait, quelle surprise. Je m’inscrirais immédiatement à un cours que donnerait Pascal ».

P.-S.

Ps : Roberto Bolaño, Entre parenthèses, Christian Bourgois, 2011, 477 p., 25€. Il est à noter qu’Entre parenthèses apparaît en France en même temps que les éditions de poche de son roman 2666 et de son recueil des nouvelles et poèmes Anvers, toujours chez le même éditeur.

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