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Généalogie d’une disparition (à propos de "L’Inaperçu" de Sylvie Germain) 

mercredi 28 janvier 2009, par Elisabeth Poulet

Les premières pages du dernier roman de Sylvie Germain, L’inaperçu, nous disent d’emblée que les choses ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être et qu’il ne va pas être facile de démêler l’écheveau identitaire de cette famille Bérynx….
Une femme vêtue de noir marche d’un pas rapide le long des berges d’un fleuve, elle est transie de froid, porte un fardeau et s’approche dangereusement de l’eau noire. Que tient-elle contre sa poitrine ? Veut-elle mettre fin à ses jours ou jeter dans le fleuve ce qu’elle serre si étroitement ? Quelqu’un est pourtant là pour elle, en ce jour de décembre, quelqu’un l’a vue, « c’est un Père Noël en train de pisser derrière un marronnier ». On se détend, pas de suicide, pas d’infanticide non plus puisque ce que Sabine Bérynx cache honteusement, c’est un petit tapis oriental qu’elle vient de voler dans un grand magasin !
Les Bérynx : une famille de province que l’on rencontre à la fin des années soixante. Sabine, veuve après l’accident de la route qui lui a enlevé son mari, est une femme forte et indépendante qui dirige seule la boutique familiale et élève, tant bien que mal, ses quatre enfants : Henri, l’aîné, René et Hector, les faux jumeaux et surtout Marie, la benjamine, estropiée dans l’accident de voiture, jugée insolente et folle par sa famille, un des personnages les plus intéressants du roman, étrange petite Alice qui voudrait devenir un arbre et qui cherche un appui du côté de l’imagination, violemment étrangère et inquiétante. Le plus détestable est sans conteste le patriarche, Charlam, répugnant de suffisance, pour lequel « l’argent a une odeur : la sienne » et qui a épousé Andrée, une femme « peinte en grisaille », « lisse dans sa conformité aux normes », incapable de faire de l’ombre au grand homme. Et puis, il y a Edith, la vieille fille, sœur de Charlam, figée dans un passé délicieux, celui d’une jouissance interdite, secret qu’elle protège contre les bruits du monde, ce qui lui vaut son surnom de « Tante Chut ».
Le Père Noël que Sabine rencontre par hasard, près d’un magasin, s’appelle Pierre Zébreuse, c’est un homme singulier, sans attache, bienveillant, et Sabine lui propose un emploi de vendeur qu’il gardera pendant huit années. Homme providentiel qui aide Sabine et la soutient, compagnon de jeu des garçons, et surtout celui qui seul comprend Marie. Charlam, lui, ne voit pas d’un très bon œil cet homme « sans pedigree », « qui sentait la rue », ce « braconnier » qui s’est introduit, dit-il, dans le lit de sa belle-fille, et s’est installé sur ses terres familiales.
Par un soir d’été, Pierre va disparaître après avoir essuyé l’immonde crachat de Charlam. Derrière lui, il laisse pour tout indice quelques habits disséminés dans la campagne, et, chez lui, des cadeaux non déballés dans un placard, la reproduction d’un tableau de Rothko et des poèmes signés Zélie, personnage mystérieux et inconnu des Bérynx. Mais qui est donc Pierre ? Retrouvé nu et crotté dans un wagon à bestiaux, il mènera une existence muette et somnambulique dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs années, affublé du surnom de « Jésus le Bœuf ». Pourquoi Pierre refuse-t-il de parler ? De dire son nom ? Sabine et ses enfants le font rechercher sans succès et mesurent alors à quel point ils ne savaient rien de lui, alors qu’il connaissait tout d’eux. Les années passent, les recherches sont abandonnées et Pierre est oublié, dans un certain soulagement d’ailleurs, puisque personne n’a désormais besoin de lui, jusqu’au jour où…
Apparition, disparition, renaissance voire résurrection pour ce Pierre aux allures christiques, qui « s’est remis au monde à rebours » et qui s’inscrit dans la déjà longue lignée des personnages de Sylvie Germain, avec moins de méchanceté que Laudes-Marie (la paria de la Chanson des mal-aimants) mais autant de détermination dans sa quête d’identité que l’amnésique Magnus.
Ce dernier roman de Sylvie Germain, sous ses allures de conte de Noël, continue d’explorer les non-dits et les malentendus inhérents à la nature humaine, les faiblesses de chacun (qui sous sa plume deviennent souvent des richesses), toutes les tragédies intimes avec finesse et luminosité, mais la colère semble avoir quitté l’auteure qui nous avait habitués à des visions d’une plus grande fulgurance.

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