La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > André Laude > Interview d’André Laude par Stéphane Vallet (1993)

Interview d’André Laude par Stéphane Vallet (1993) 

lundi 21 juin 2010, par André Laude (1936-1995), Stéphane Vallet

Quinze ans après la disparition d’André Laude (1936-1995), sa poésie d’insurrection est plus vivante que jamais. Dans le tourbillon d’une époque brutale et troublée, véritable machine à broyer les individus, la voix de celui qui endossait souffrances et révoltes de tous les opprimés de la terre, résonne fort aujourd’hui. Depuis la publication en octobre 2008, aux éditions de la Différence de son œuvre poétique, et grâce au travail de mémoire engagé par l’association "Les Amis d’André Laude", présidée par André Cuzon, les mots du poète, toujours en état d’urgence, trouvent chaque jour de plus nombreux lecteurs, malgré le peu de critiques publiées dans la presse. Il importe que son œuvre ne tombe jamais dans l’oubli.

Juin 1993. A 57 ans, malgré des années de galère, et une cure de
désintoxication, André Laude garde le punch du boxeur. Il se déclare
« communiste libertaire » ou « anarcho-syndicaliste », et surtout pas poète
maudit. Il se définit comme « écrivant », et imagine ses textes devenir du
rap. Voleur de feu et de culture, il n’aime pas les professionnels du « no
future ». « La vraie réalité, c’est l’insurrection de l’individu dans la
communauté. », déclare t-il.

André Laude : Les curriculum vitae, j’en ai vraiment par dessus la
tête. Comme Blaise Cendrars, je m’en suis inventé [1]

... Admettons que je sois né en 1936, d’un père stalinien qui fera partie
de cette structure clandestine de l’internationale stalinienne, et qui
mourra très vieux, forcément antistalinien, mais surtout antitout ce qu’on
veut. Admettons que je sois né d’une mère juive, morte à Auschwitz en
1942, dont la présence est constante dans mes textes. Je n’ose pas dire
mes poèmes, parce que je ne sais pas ce que c’est...

Schématiquement, ça consiste à avoir un âge très jeune quand la guerre
d’Algérie éclate, et comme je suis un agent de la subversion et de
l’ennemi, je me retrouve en prison. Auparavant, j’avais quand même eu
le temps de sortir de ma banlieue pourrie, où l’on ne parlait pas encore
de rap... On ne parlait pas encore de banlieue ghetto, mais de banlieue
quand même. J’avais rencontré quelques poètes, dont certains sont
encore vivants, comme mon plus vieil ami, Serge Wellens, qui doit être normalement libraire à La Rochelle. Et je suis arrivé au groupe
surréaliste (1952) avec Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Joyce
Mansour, et le deuxième Cercle André Pieyre de Mandiargue...
En 1952, je suis jeune, et responsable de la Fédération communiste
libertaire, qui essaie de fonder un mouvement communiste libertaire,
conséquent avec l’époque. Et je m’enorgueillis de continuer, et plus
que jamais en 1993 ; le mot anarchiste étant connoté à un point que ça
vaut bien le mot SIDA. Aujourd’hui, si on est anarchiste, on a le SIDA !
Je préfère communiste libertaire ou anarcho-syndicaliste, pour penser à
la Guerre d’Espagne écrasée par les fascistes et les démocrates, et non
pas une guerre de la démocratie contre le fascisme. J’achèverai mes six
mois de prison avec des parachutistes, ce qui fait que je n’ai pas un
amour grandiose pour les parachutistes, et passerai sur certains détails
sanglants que je ne puis évoquer ici...

A partir de là, je veux être écrivain... Après des boulots, comme porter
le linge pour des bourgeoises du seizième ou employé de banque, je
deviens l’amant d’un modèle de Picasso et de Foujita. Là commence
mon travail, qui sera toujours le même : journaliste ! On peut aligner
Combat, Les Nouvelles littéraires, Jeune Afrique, Présence Africaine,
Le Monde... Alors, l’orgueil, bien sûr ; ces quinze ans de présence au
Monde. J’espère d’ailleurs y faire ma rentrée, puisque que je me soigne
de mon alcoolisme qui vient de trois décades. Je présume pouvoir
retrouver quelques positions que j’avais perdues, et pour cause ! J’ai
toujours aimé opérer avec des pseudonymes. Je reprendrai le grand poète
mondial, et pas seulement portugais, Fernando Pessoa, maintenant que
la culture occidentale l’a découvert. Je dirai des hétéronymes. Je suis
un grand pourvoyeur et utilisateur d’hétéronymes. Dans Pilote, j’ai été
Dupont de l’Alma pendant un certain nombre d’années, avec des
camarades qui depuis sont devenus célèbres. Je rappelais ça d’ailleurs,
il y a quelques jours à Willem, qui prenait avec moi le métro en deuxième
classe, et je me disais, quand même, c’est pas mal... Je prends le métro
avec le Monsieur qui fait chaque jour un dessin dans ce grand journal
bien connu, qui n’est pas bourgeois, quoiqu’en pense Serge July. J’ai
participé aussi à l’aventure de la revue Le Fou parle, animée par Jacques
Vallet, dont j’ai fait partie du comité de rédaction, avec André Rollin, Roland Topor, et bien d’autres. J’ai collaboré énormément à la presse.
J’ai publié quelques livres, quelques récits, mais je ne suis pas un
romancier.
A côté, les femmes sont très présentes, encore que je sois curieusement
impuissant depuis quelques années, mais ça se soigne, et je me soigne.
Les femmes comptent beaucoup plus qu’un livre... Je dois avoir publié
une bonne vingtaine de recueils, et une cinquantaine de tirages à part,
avec des artistes comme Fassianos ou Corneille. J’en ai oublié quelques
uns de Picasso... Il m’a donné mon premier dessin pour la première
plaquette. On n’osait pas encore dire un recueil !
Les voyages aussi, furent très importants pour moi. Une cinquantaine,
sur les quatre continents. La Beat génération, puisqu’on n’est pas encore
en mai 68... Je voyage en charter, avec les gros culs, les routiers... Mais
les études, nada ! A 14 ans, pas d’études ! Pas d’études du tout ! J’ai
donc voyagé, comme on voyageait, à une époque où les gens de banlieue
ne voyageaient pas, sinon pour aller chez belle maman...
S’il fallait choisir, je dirais que je suis écrivant. Je sais que cela a été
utilisé, mais j’aime bien ce terme. Si j’étais black, certains de mes textes
pourraient, à la limite, devenir du rap. Et on dirait, ce n’est pas de la
poésie. En France, la poésie, on va l’écouter rue Rambuteau, à la Maison
de la poésie, c’est à dire dans le frigidaire de la poésie, et on aime surtout
les cadavres. Et moi, à 57 ans, je suis toujours un passionné... Que se
passe t-il dans le rap ? Je cherche à savoir. Parfois, je ne comprends pas
tous les termes qu’ils utilisent. J’avoue que j’ai mis quelques temps à
comprendre ce qu’était une rave. Un peu dur, pour ma génération !
Mais, je suis à l’écoute de tous les sons. Je dis bien, de tous les sons !

Stéphane Vallet : Vous considérez-vous comme un « poète maudit » ?

A.L. : Non. Je refuserais d’être dans une anthologie des poètes maudits.
Je ne le suis pas. Je suis suffisamment marxiste. J’anime une association
qui a sans doute le moins d’adhérents à l’heure actuelle : « En avant
Marx ! » J’ai une analyse très précise de la société, et j’ai d’ailleurs tenu
coupables les poètes qui n’ont pas voulu assumer cette responsabilité
d’être des poètes. A ce moment là, je le revendique. Si c’est avecWalter
Benjamin que je parle, avec les poètes des années 20, à Berlin, alors là, je suis poète. Pas en France ! Quatre-vingt-quinze pour cent des poètes
de l’hexagone sont des conservateurs, dans le sens étymologique du
terme. Ils sont prêts à baisser culotte devant n’importe quoi, et n’importe
qui. Ils ne comprendront jamais qui est le peuple.
Je suis à la fois un enfant du peuple, et un enfant de la culture que j’ai
arrachée aux maîtres du livre. J’ai lu Nietzsche. J’ai lu Schopenhauer
quand j’avais 14 ans. Ce n’est pas donné, à priori, à un enfant de banlieue
qui n’a pas les moyens de s’inscrire dans les hautes études, au Collège
de France, en Sorbonne... J’ai volé la culture des maîtres, et je leur
retourne dans la gueule. Je n’aime pas les professionnels du « tout est
pourri » et du « no future ». C’est ce que je reprocherais d’ailleurs à un
certain nombre du son et du spectacle, hein !? Lou Reed fait résurgence
avec un Velvet Underground, et il me gêne beaucoup d’entendre parler
Lou Reed aujourd’hui...

S.V. : Lou Reed est un survivant... Et vous même n’avez-vous pas
l’impression d’être, également, un survivant ?

A.L. : Survivant, oui... A Auschwitz. A Hiroshima. Survivant à l’envie
d’en finir. On peut terminer facile... L’envie de quitter ce cirque, pour la
énième fois, et puis aussi le goût d’y rester, parce que le beaujolais
nouveau va arriver. Survivant, pour emmerder les autres. Mais
survivance, comme l’a dit un grand poète espagnol « sans espoir, avec
conviction ». Je crois en un tas de choses. Je suis un apôtre de la
contradiction. Je peux dire dans les dix secondes que je hais le genre
humain, et bien sûr faire preuve que je tiens un autre langage.
Je reproche à la politique de ne pas être espiègle. Quand Michel Rocard
fait son autocritique, très péniblement, dans Libération, il n’a pas encore
compris qu’il ne sera jamais espiègle. Il sera toujours un tocard de
politicard...

S.V. : Vous n’avez pas également une image à reconquérir ?

A.L. : J’ai à reconquérir ce qu’il faut comme attributs extérieurs pour
paraître conséquent, toucher le RMI, gagner la monnaie. Si on est sale -
ou ceci ou cela - il y a toujours des amateurs pour en remettre, pour
vous trouver plus sale, et plus malodorant que vous ne l’êtes. Je
reconquiers donc uniquement les attributs de la sociabilité minimum,
mais intérieurement je n’en change pas moins. Ce monde, je l’exècre. La vraie réalité, c’est l’insurrection de l’individu dans la communauté.
En ce sens, je reste fondamentalement lié au jeune homme qui a lu ce
livre, L’Unique et sa propriété, de Max Steiner. Je suis solitaire. Je
suis singulier, je suis individu. Mais rien ne peut m’arriver si je ne suis
pas avec les autres.

S.V. : Pensez-vous que le poète à un « devoir de violence » ?

A.L. : Totalement... Entendons-nous, je ne fais pas de la poésie
kalachnikov, même si j’écris le mot à l’occasion. La violence est
totalement interne à l’écriture. Je parle pour moi, et encore pour tous
les doubles qui m’habitent. Plus je vieillis en âge, et en durée, moins je
me fais à l’idée d’avoir été mis au monde, et pourtant, j’ai la certitude
que je suis ce qu’on appelle un enfant de l’amour. Ma mère était très
jeune, et des gens qui ont survécu à cela m’ont dit que j’étais un enfant
de l’amour. A priori, je pourrais donc être heureux. Mais voilà, la femme
qui m’a donné le jour a été celle aussi que l’on a transporté dans les
wagons, jusqu’à la fameuse rampe d’Auschwitz (Birkenau), c’est-à-dire
que l’amour et la mort ont dû être enracinés en moi immédiatement.
Donc, la violence n’est que le troisième terme, si l’on peut dire. Il ne
s’agit pas d’être un sous Aragon de merde au service de L’Humanité
ou des Lettres françaises, le dénonciateur de ceux qui ne sont pas dans
la famille. Il s’agit d’être violent, en ce sens de briser, y compris en soi même et aussi chez les autres, les blocages qui empêchent de nous
insurger.

S.V. : Vous avez écrit : « Nous sommes toujours seul, l’important est
de le savoir. » Que peut-on faire de cette solitude ?

A.L. : Eh bien, solitaires, solidaires... Sortir d’un tunnel de souffrances,
physiques et mentales, j’ai perçu mieux que jamais que nous étions
seuls. Je crois qu’il faut vivre avec. Il y a toujours quelqu’un pour vous
passer cent balles. Il y a toujours aussi quelqu’un pour foutre le camp
en disant : « Coco, excuse-moi. J’ai rendez-vous. » Et c’est à ce moment
là que vous aviez besoin qu’il vous consacre encore dix minutes.

P.-S.

Des extraits de cet entretien (en voici une version quasi intégrale) sont
déjà parus le 24 juin 1993, à l’occasion du Marché de la poésie, dans le
quotidien Le Jour (N°74), soit deux ans, jour pour jour, avant la mort
d’André Laude.

Notes

[1comme dans « Liberté couleur d’homme » biographie fantasmée, dans
cet interview André Laude invente son C.V. quand il le souhaite.
« Les mots que je dis sont aussi vrais que la mort
et la pourriture
Je mens sans doute mais à travers eux tu touches
enfin l’azur. »
André Laude In « Un Temps à s’ouvrir les veines »
Les Editeurs Français Réunis

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter