Dans ces pages, il est en effet question de Cocteau, de Picabia, de Morand, de Proust et de la scène littéraire française du début des années 20. Après avoir vécu une douzaine d’années en Angleterre, Pound est plongé dans la vie parisienne, et les premières lettres expriment bien ce climat d’actualité culturelle un peu folle, souvent gratuite, d’autant plus que ces lettres furent écrites tambour battant, dans l’improvisation totale. Pris dans l’atmosphère dadaïste de l’époque, Pound ne s’y complaît toutefois pas, et reste lucide : « La France, bien que dévastée, possède en tout cas un espace clair et - me semble-t-il - au moins un groupe déjà nettement démarqué, quoique divergent, d’écrivains ayant plutôt moins de quarante ans qui écrivent sans fumisterie, sans jalousie, sans avoir l’œil sur quelque marché que ce soit. La presse typographique a empilé de telles montagnes de pseudo-livres, que pour chaque livre réel il y en a une centaine de milliers en stuc ». Soulignons la dernière phrase, tellement elle semble écrite pour aujourd’hui. Pound fait métier de critique, c’est-à-dire qu’il avance à la serpe dans la jungle littéraire, qu’il cherche les lignes de force de son époque. Et dans cette avancée ressort un nom, évidemment au-dessus de la mêlée : Joyce.
Dès 1918, Pound avait reçu les premiers chapitres d’Ulysse et les avait fait publier dans la Little Review (à Paris il recevra le poème The Waste Land de T.S. Eliot qu’il s’attachera également à faire découvrir). C’est la lettre de mai 1922 qui fait le point sur l’apport que représente l’œuvre de Joyce, en rattachant celle-ci au roman français du dix-neuvième siècle, et à sa plus haute figure, Flaubert. Les écrivains créateurs sont en effet les véritables critiques d’un auteur, et Ulysse n’aurait pu être écrit sans une lecture puissante de Bouvard et Pécuchet, chef d’œuvre sur lequel « on a plus tard construit de la prose, et on peut encore en construire avec solidité ». « Joyce a repris l’art d’écrire là où Flaubert l’avait laissé », faisant de son personnage Bloom, comme ses illustres prédécesseurs Bouvard et Pécuchet, la « base de la démocratie », c’est-à-dire l’homme de la rue, « l’homme moyen sensuel », écrit Pound en français. A travers ce personnage, c’est l’imbécillité de l’époque qui est systématiquement décrite et dénoncée, la subordination de l’Occident au capital, et nul après Flaubert n’a su dresser un tableau aussi détaillé et véridique de la société « démocratique ».
Avec Joyce, c’est la fonction de la littérature à l’âge moderne qui surgit avec force : « Nous sommes gouvernés par des mots, des lois sont taillées dans des mots, et la littérature est le seul moyen pour garder ces mots vivants et précis ». Si Flaubert était, dixit Pound, le « tragédien de la démocratie », il n’avait pas encore vu ce dont étaient capables « nos » démocraties ; Pound comme Joyce l’avaient vu, eux, lors de la première guerre mondiale, ils avaient vu notamment ce qui restait de civilisation sombrer, plusieurs grands artistes disparaître dans la catastrophe, et la stupidité moderne devenir système via les médias.
Mais le roman va-t-il assez loin ? Bloom est le récepteur universel, et l’écriture romanesque est analytique, tandis que manque une synthèse poétique. Au moment où il écrit les Lettres de Paris, Pound reprend le chantier des Cantos. En 1918, il avait écrit : « La poésie est une affirmation positive, celle du désir, elle est plus durable… Poésie = Synthèse émotionnelle, aussi réelle, aussi réaliste que n’importe quelle analyse en prose ». Quand le roman semble attaché à l’histoire et au passé, le poème est pure énergie, expression d’« une certaine qualité de vigueur, d’affirmation, de courage, ou du moins une effervescence qui projette une certaine mesure de beauté vécue dans une conscience encore vierge ». De nombreux passages de ces lettres s’inscrivent dans l’entreprise des Cantos, et l’improvisation du style rappelle l’écriture synthétique de l’œuvre en cours, rassemblant mille éléments dans un mouvement plus large, en vue de ce que Pound recherchait, au-delà de Londres et Paris, une cité nouvelle (celui-ci étant « prêt à prendre ses désirs pour des réalités », comme l’écrit justement Jean-Michel Rabaté dans son introduction).
Mais le poète se sait en exil, et bien plus isolé que Joyce et Eliot qui finiront par trouver reconnaissance et confort dans les deux capitales. Ces lettres sont des lettres insulaires (écrites sur « l’île de Paris »), envoyées avant un nouveau départ qui le mènera en Italie, dans le rêve de la Renaissance, maudissant l’époque qui ne sait pas financer ses plus grands artistes. Une lettre d’octobre 1922 présente la société « Bel esprit » fondée par Pound et qui devait permettre de subvenir aux besoins de T.S. Eliot. Ce dernier refusera la folle générosité de son ami, et à travers elle un projet économique d’envergure, propre à fonder une nouvelle civilisation. C’est aussi une partie du rêve poundien exposé ici, mais qui n’aura pas d’avenir, contre la sinistre réalité recréée par l’œuvre de Joyce. Quelques années plus tard, dans un essai sur René Crevel, Pound déclarera : « Une nation qui s’avère incapable de nourrir ses meilleurs écrivains n’est qu’un ramassis de barbares merdeux… » En effet, une vraie culture ne peut exister que grâce à un certain système économique privilégiant l’activité artistique, comme à l’époque des Médicis (« Pour que les arts existent il faut des mansardes à bas prix et un pain quotidien bon marché »). En ces temps de misère intermittente, on devrait envoyer une bonne caisse de ces Lettres de Paris aux « décideurs » du ministère de la Culture…