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J’irais bien refaire un tour du côté de Castle Rock : à propos du roman d’Alice Munro 

jeudi 10 octobre 2013, par Elisabeth Poulet (Date de rédaction antérieure : 24 novembre 2009).

Alice Munro, la grande nouvelliste canadienne, vient d’obtenir le Prix Nobel de Littérature. Il va sans dire que nous nous réjouissons de cette distinction et, même si l’Académie suédoise vient de faire d’elle "la souveraine de l’art de la nouvelle contemporaine", nous avons choisi de vous proposer ici une recension que nous avions publiée en 2009 à propos de la sortie de son merveilleux roman, J’irais bien refaire un tour du côté de Castle Rock, car Alice Munro, qui affirme malicieusement n’avoir "aucun talent", a celui de nous ravir, dans la double acception durassienne du terme.

Les histoires que nous raconte Alice Munro puisent toutes leur puissance d’évocation dans la justesse du trait et l’importance du détail. Cette fois, elle a choisi de retracer le destin de ses ancêtres, partis d’Ecosse au XVIIIème siècle pour rejoindre l’Amérique, terre de tous les possibles. Mais Du côté de Castle Rock, en dépit des apparences, n’est pas un livre de mémoires. Dans son avant-propos, Alice Munro précise en ces termes la façon dont elle conçoit cet ouvrage, singulier à plus d’un titre : « Ce sont des histoires. On pourrait dire que de telles histoires accordent plus d’attention à la vérité d’une vie que ne le fait d’ordinaire la fiction. Mais pas assez pour en faire un témoignage sous serment. Quant à la partie de ce livre qu’on pourrait appeler histoires familiales, elle s’est élargie pour donner de la fiction, mais sans jamais sortir du cadre d’un récit véridique. Avec cette double évolution, les deux courants se sont suffisamment rapprochés pour me donner l’impression de pouvoir se rejoindre en un seul canal, ainsi qu’ils le font dans le présent livre. »

D’abord, l’Ecosse, et plus précisément la vallée de l’Ettrick, domaine de hautes terres pierreuses où les ancêtres de l’auteure furent, pendant des générations, des bergers. Alice Munro mène l’enquête et se rend pour commencer sur la tombe de son quatre fois arrière-grand-père. Sous la pluie, elle se trouve dès lors confrontée à des interrogations concernant la rédaction de ses histoires et éprouve un étrange sentiment, celui que « le passé et le présent amalgamés là formaient une réalité banale et pourtant troublante » au-delà de tout ce qu’elle avait pu imaginer.

Dès le début du roman, le lecteur est saisi par la solitude d’êtres maladroits en amour qui ne savent transmettre qu’une excessive pudeur. Un vieil homme s’épanche aux oreilles de son petit-fils, précoce ou idiot, sur le bateau qui les conduit en Amérique. Un père profite de la nuit pour se confier à sa fille. Les sentiments sont tus ou chuchotés à la faveur des circonstances.
En choisissant de se perdre dans les dédales de son passé familial, Alice Munro traque, à travers les membres qui le composent, non seulement la route semée d’embûches de la conquête de la terre promise, l’Amérique, mais surtout l’itinéraire compliqué qui mène droit au sentiment. En effet, les protagonistes s’épanouissent davantage à chaque génération.

Dans l’Ecosse du XVIIIème siècle, l’existence que mènent les bergers de la vallée de l’Ettrick est rude et étriquée, c’est celle de ceux qui travaillent la terre sous le poids de dictats sociaux et religieux très lourds. Pourtant, quelques-uns, déjà, se distinguent et se marginalisent. Certains vivent même des aventures incroyables qui seront ensuite transmises de génération en génération. La plus connue est sans conteste celle de Will O’Phaup qui, la veille de la Toussaint, entend un pépiement étrange qui semble venir du fond d’un vallon et voit de bien curieuses créatures : « Ce sont de petites femmes, toutes mignonnes et vêtues de vert. Et affairées autant qu’on peut l’être. Certaines à cuire du pain dans un four minuscule, et d’autres à verser à boire de tonnelets dans des pichets de verre, d’autres encore à en coiffer certaines et toutes fredonnant et babillant sans cesse et sans jamais lever les yeux, ni la tête, mais gardant le regard fixé sur leur travail. Et plus il les écoute, plus il croit entendre quelque chose de familier, et cela devient de plus en plus clair – ce petit gazouillis qu’elles font. » Certes, le facteur « eau-de-vie » n’était pas moindre dans toute cette histoire mais les gens croyaient à ses contes comme nous croyons aujourd’hui à ceux de sa descendante…

Et puis, la terre écossaise s’éloigne et c’est la traversée vers l’Amérique. L’installation. Et, plus près de nous, les grands-parents qui poursuivent l’émancipation et affirment un peu plus que leurs ancêtres des sentiments qui déplaisent et des aspirations différentes : « Mon grand-père s’écarta un peu de la norme – il avait appris à jouer du violon, épousé la grande Irlandaise fantasque aux yeux vairons » et enfin, les parents. Un père qui déçoit les espérances maternelles, préférant élever des renards plutôt que reprendre la ferme, et une mère décrite comme une aventurière : « Une jeune femme vint en visite. Une cousine du côté irlandais – maîtresse d’école, vive, décidée et jolie (…). Elle fut d’emblée intéressée par les renards et, contrairement à ce que crut sa mère, cet intérêt n’était pas feint dans le but d’aguicher mon père. (…). C’était une institutrice aimée, qui travaillait dur, mais certains dons qu’elle savait posséder étaient inemployés. Ces dons avaient à voir avec la prise de risques, le gain d’argent. Ces dons-là n’avaient pas leur place chez mon père comme ils ne l’avaient pas eue chez elle, on les regardait de travers dans les deux maisons, alors que c’étaient les dons mêmes (moins souvent mentionnés que le labeur, la persévérance) qui avaient bâti le pays. Dans les renards elle ne vit aucun lien romanesque avec la vie sauvage ; mais bien une industrie nouvelle, la possibilité de richesses. Elle avait quelques économies qui permettraient d’acheter une terre où tout cela pourrait commencer pour de bon. Elle devint ma mère. »

Et, pour finir, nous rencontrons Alice. Quand vient le moment de parler d’elle, elle le fait sans complaisance et s’observe en jeune fille effrayée à la curiosité encombrante. Jeune fille passionnée autant qu’entravée, découvrant avec stupéfaction lors d’un déjeuner chez une jeune camarade de lycée que les sentiments peuvent se dire et se montrer. Honteuse de ce qu’elle vient de découvrir, elle préférera ne rien raconter de retour à la maison à cause de toutes ces choses qu’elle ne pouvait pas décrire, qui la laissaient interloquée et soulevaient chez elle une vague nausée. Devant des adultes qui rient et s’embrassent ouvertement, éberluée des attentions que des adultes prodiguent à des enfants, elle sent comme une menace : « Quelle était donc cette menace ? Etait-ce seulement celle de l’amour, ou de l’affection ? Si tel était le cas, il fallait bien reconnaître que je faisais sa connaissance trop tard. Devant un tel débordement d’attentions, je me sentais prise au piège et humiliée, presque comme si quelqu’un lorgnait dans ma culotte. Même les merveilleux mets que je ne connaissais pas devenaient suspects dans mon souvenir. »

Belle entreprise généalogique et autobiographique dans laquelle le réel et la fable s’emmêlent avec un rare bonheur, Du côté de Castle Rock révèle une Alice Munro plus ensorceleuse et magicienne que jamais, capable de réinventer son passé, de recolorer des figures mortes des décennies avant elle à la faveur d’une vivante évocation, tout cela en une douzaine de chapitres rythmés, précis et d’une enivrante vivacité.

P.-S.

Alice Munro, Du côté de Castle Rock, Editions de l’Olivier, 2009.

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