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L’esprit des lieux : La photographie en tant qu’art (II) 

lundi 24 avril 2006, par Xavier Zimbardo

Il faut tordre le cou à une certaine dérive de l’art contemporain qui le conduit dans une impasse.
Quand le mouvement dada a levé l’étendard de la rébellion, quand Marcel Duchamp a exposé son « Urinoir », c’était en réaction à la gigantesque boucherie de la Grande Guerre. « La guerre mondiale dada et pas de fin. La révolution dada et pas de commencement. » Il s’agissait de s’attaquer à tout ce qui représentait le Capital fauteur de guerre et de malheur, d’abattre tout ce qui pouvait être considéré comme bourgeois. Le « beau » et le « décoratif » sont devenus suspects. L’art devait essentiellement faire réfléchir, il ne pouvait exister qu’en s’affirmant résolument critique. Nul souci alors de faire de l’argent, de briller : les meilleurs artistes étaient révoltés par ce qu’ils étaient en train de vivre, et cherchaient à ouvrir des issues, à abattre des murs, à bâtir des ponts pour un monde qui semblait au bord du vide. Le sentiment de l’horreur était au comble du tragique.
Tout ce qu’il y avait de révolutionnaire dans ce désir de bousculer par des provocations spectaculaires les idées dominantes s’est depuis érodé, ou plutôt a été galvaudé et récupéré. Sous prétexte de réflexion, l’œuvre est mise au rencard et le critique s’expose en lieu et place des artistes et de leurs œuvres. Il s’agit moins de faire descendre l’art dans la rue que de trouver le sésame pour pénétrer dans les salons friqués. Il s’agit moins de brûler ses vaisseaux que de s’ouvrir les portes des galeries et des musées en épatant le bourgeois, d’obtenir un passeport lucratif au pays du marché doll’art. En matière d’émotion visuelle, toutes ces galipettes se réduisent à peu près à ... néant.

Voir les propos élogieux d’André Rouillé qui résume malheureusement trop bien le climat actuel :
" L’une des expositions les plus intéressantes que l’on ait pu voir à Paris récemment vient de s’achever. (...) l’exposition de Rirkrit Tiravanija résiste à l’excès en concevant un dispositif d’une rigueur et d’une économie extrêmes : des murs de contreplaqué brut, nus, vides d’images et d’objets, seulement ponctués par les titres et dates d’œuvres passées de l’artiste, mais en l’absence de ces œuvres .
(...) De quoi s’agit-il ? (...) Rirkrit Tiravanija a fait construire une vague réplique en contreplaqué brut de l’agencement des salles de l’ARC. Et, au lieu de présenter un ensemble de ses œuvres passées comme il convient dans une rétrospective,
il en a seulement fait inscrire les titres sur les cimaises. Il n’y a donc rien à voir, ou si peu. Mais, pour le spectateur, beaucoup à entendre, à imaginer, à faire.
(...) Sous la conduite du guide-conférencier,
on passe d’une inscription (les titres des œuvres absentes) à une autre . Et à chaque arrêt, le guide décrit avec moult détails une œuvre dont la narration vient, par la fiction, combler l’absence.
Curieuse mais éloquente situation. On adopte la posture des visiteurs de musées qui contemplent des œuvres, mais
en regardant un mur vide ; on est surtout convié à imaginer une œuvre à partir d’une description verbale détaillée par quelqu’un qui ne l’a lui-même jamais vue  ! "
Une rétrospective inversée http://www.paris-art.com/edito_detail-96.html

C’est peut-être une bonne idée, mais l’art n’est pas d’abord fait de "bonnes idées", du nouveau pour le nouveau. Des expos de ce genre, il ne faudrait pas qu’on nous en fasse trop souvent : une fois et basta. Je n’irai pas la re-(ne-pas)-voir. A tous ces éminents bavardages je préfère le concert du silence. Voilà en tout cas les dérives et les impasses où ces brillantes réflexions conduisent.

Or, le propre des arts visuels est précisément non de gloser mais de travailler sur la puissance évocatrice des formes, de les porter à un tel niveau d’intensité, à un tel degré d’incandescence, qu’on perçoit soudain l’œuvre traversée par une impalpable présence, au-delà d’elle-même. Présence que l’on serait bien en peine d’expliquer, aussi spirituelle et aussi charnelle en son acmé que l’amour fou. En nous conduisant vers l’essentiel, vers ce meilleur de nous-mêmes par l’approche du cœur de l’Etre contre le consumérisme des dévots de l’Avoir, les œuvres d’art traversent notre époque tiède et blasée avec cette irréductible aura de mystère qui donne le frisson et l’espoir, qui soulève les belles colères ou éveille plaisir et passion.

Dans ce climat dominé par le primat de l’idée, le risque pour la photographie numérique est de privilégier le bidouillage habile et la subtilité des procédés techniques au détriment de l’œuvre elle-même en ses qualités formelles. De s’attacher au « Comment c’est fait » plutôt qu’à l’atmosphère que suscite l’œuvre. En octobre 2000, le magazine Beaux-Arts s’extasiait sur l’œuvre prodigieuse de l’artiste Wim Delvoye qui venait de mettre au point une machine à fabriquer de la merde humaine qu’on vendait en sachets plastique à la boutique du musée. Provocation intéressante ou découverte scientifique assurément, mais l’art est-il affaire de trouvaille, ou bien affaire de recherche, de trouble, de déroutes et d’émerveillements ?
Au-delà du débat actuel sur photo argentique et photo numérique que le chemin de l’art vivant se chargera de régler dans sa marche, il s’agit de s’intéresser à la photographie en ce qu’elle révèle d’obscur et de lumineux, à la photographie quelle qu’elle soit mais en tant qu’art et approche du numineux (du latin numen : divinité, puissance divine), du sacré. Qu’est-ce que le sacré, me dira-t-on ? C’est tout ce que je ne pourrais vous dire mais qu’au travers de l’œuvre on parviendra peut-être à sentir. « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or », écrivait Baudelaire. Et par « or », il faut bien sûr entendre la seule vraie richesse, notre poétique vérité, pas les lingots qu’on empile pour, à son dernier souffle, prononcer avec un ultime regret « Rosebud ». La tâche de l’artiste reste la même, celle d’un alchimiste qui dévoile et transcende.

" C’est venu...
c’est venu... un moment... alors que les yeux de cet enfant de cinq ans luisaient de leur éclat limpide...
C’est venu... quand cet arbre au lourd feuillage était immobile au soleil de midi, au centre du jardin...
C’est venu ...quand le rocher blanc a surgi au milieu des broussailles en haut de la montagne...tout près du ciel et des nuages...
C’est venu ...quand la goutte d’eau s’est gonflée au bout du robinet chromé... puis s’est détachée...
... Dans l’instant où elle tombait avant d’atteindre la cuve blanche du lavabo... tout cela s’est passé... tout cela... et bien d’autres choses encore...
L’infini... l’éternité qui étaient en moi ont fait explosion... ont avalé le monde qui les contenait... ont avalé le corps qui les portait...
" ( Le Clézio)

Pour les Anciens, certains lieux étaient sacrés, hantés par des êtres ou des forces venus d’ailleurs, d’un autre monde, de l’inconnu. Parfois, ces âmes, esprits bénéfiques ou inquiétants, apparaissaient aux vivants, comme le génie surgissant de la lampe d’Aladin.

Ces lieux sacrés ont perduré dans notre imaginaire, peuplant les rêves et les cauchemars des enfants que nous fûmes et que nous demeurons, au plus profond de nous. Tout est « habité ». En cachette, chaque lieu de notre monde moderne épris de rationalisation garde une âme furtive, un esprit imperceptible qui surgit soudain, lumière ou chaos, et disparaît.

Qui n’a jamais éprouvé l’angoisse de voir se fissurer et s’effriter les hautes tours des grands ensembles, qui n’a frémi au vrombissement d’un avion à l’approche, faisant trembler les fenêtres de l’immeuble ? Qui n’a jamais frissonné quand le tonnerre (ou quelque démon ?) gronde ?
Qui, dans une abbaye silencieuse, n’a pas cru un jour percevoir une Présence Invisible se glisser entre les pierres à la vitesse de la lumière ?
De nuit, qui n’a vu se mettre à danser et se réjouir les lumières multicolores des villes, qui n’a été troublé par le frémissement des reflets argentés, emportés par de sombres rivières prêtes à prendre leur envol ?

La photographie est à un immense tournant. Elle conserve son pouvoir de vérité et de conviction puisque apparemment liée au réel en sa qualité d’empreinte de celui-ci, de trace vraie du monde. Beaucoup de gens demeurent encore intimement persuadés que la photo conserve sinon valeur de preuve, du moins une part relative d’authenticité. Comme notre foi chancelle quant à la véracité de ce qui nous arrive, dans notre sommeil paradoxal.

Mais le doute s’installe et le doute est fécond. Il engendre ces univers vacillants et oniriques où les créateurs, jouant de ces ambiguïtés, font leurs nids. Les photographes continuent d’écrire avec la lumière mais, grâce au numérique, désormais ils peignent des lumières impossibles et des mondes improbables à l’existence desquels on pourrait croire. L’esprit des lieux, à la faveur de ces frontières qui s’effondrent, en profite pour ressurgir, ranimer les aires sacrées enfouies dans nos souvenirs, réveiller les échos fugitifs de nos terreurs et de nos extases enfantines.

Plus encore qu’au temps de Dada et de Duchamp, le monde est au bord du vide et la planète va dans le mur. Nous avons vu Auschwitz et Hiroshima. Nous devrions aujourd’hui savoir quel rôle a joué l’esclavage pour rendre possible cette civilisation dont nous sommes encore si fiers [1]. Selon de froides statistiques un enfant meurt de faim toutes les sept secondes et un être devient aveugle faute de vitamines toutes les quatre minutes. Et pourtant il ne faut pas désespérer, il ne faut pas se suicider, il faut faire mieux que survivre, il faut lutter, il faut aimer, il faut s’indigner et s’émerveiller, il faut vivre. Et l’artiste, pour autant qu’il mérite ce nom, n’est pas là pour « faire le beau » d’un air canin pour avoir l’air malin.

« Dans Le Voyageur Enchanté, l’écrivain russe Leskov raconte une fable sur les artistes que j’aime beaucoup. Six bûcherons essayaient de soulever un gros arbre sibérien qu’ils avaient abattu. Le tronc est énorme. Ils s’escriment mais ils sont incapables de le bouger. Tout à coup, l’un d’entre eux grimpe sur le tronc et commence à chanter. Et voilà qu’à cinq, comme portés par le chant du sixième, ils parviennent à bouger l’arbre. Telle est la condition de l’artiste. Il est un poids en plus pour l’humanité, il ne produit rien, et pourtant il donne de la force ». (Roberto Benigni)

À Bénarès, on ressent intensément la densité spirituelle d’une ville sainte. Puisse ce vagabondage, entre l’étrange et le fantastique, entre le certain et l’incertain, vous conduire en un voyage enchanté jusqu’à l’esprit des lieux. Malgré nos fascinants outils numériques, nous ne devrions jamais oublier que nous sommes les frères et les sœurs des peintres de Lascaux ou du Fayoum. L’outil n’est pas rien et l’auteur n’est pas tout. Ce dont il s’agit, au fond, c’est d’en faire « quelque chose » qui porte un nom : splendeur.

P.-S.

[1] Lire le très éclairant Sven Lindqvist : Exterminez toutes ces brutes, Traduction du suédois par Alain Gnaedig, Le Serpent à plumes, 1998, 234 pp. 15.1 €.

© Pour toutes les photos : Xavier Zimbardo

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