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La confession d’un français de gauche en Algérie 

(Journal Combat 8 juin 1965)

mardi 22 juin 2010, par André Laude (1936-1995)

André Laude a passé plus d’un an dans l’Algérie de Ben Bella. Il a connu comme rédacteur à l’agence Algérie-Presse-Service les débuts du nouvel état. Partisan, depuis l’origine, de l’indépendance algérienne, il a, en métropole, durant les années de guerre, apporté son soutien aux militants du Front de Libération Nationale. Il explique avec sincérité les cheminements passionnels et intellectuels qui l’ont amené à cette attitude, et il décrit les espoirs qui l’habitaient lorsqu’il s’envola en 1962 vers l’Algérie révolutionnaire de ses rêves. De l’Algérie qu’il découvrit, des hommes qu’il rencontra, il dresse un portrait où frémissent et alternent l’espoir et l’amertume.

L’envol vers une révolution éblouissante

Près d’une année et demie, j’ai vécu en Algérie « socialiste ». Près d’une année et demie, j’ai appartenu à ce groupe d’hommes que la presse française d’extrême droite ou fascisante, a baptisé les « mercenaires de Ben Bella » et les nouveaux collabos.

À partir de l’automne 1962, beaucoup de jeunes hommes sont arrivés sur la terre algérienne. Pour la plupart leurs motivations ont été les miennes, et cet exil hors de France marquait l’aboutissement d’un itinéraire plus ou moins long, commencé plus ou moins tôt.

Pour nombre d’entre eux, tout aura commencé à partir du 2 novembre 1954, lorsque les français apprirent par leurs quotidiens habituels, sans y porter grande attention, sans pouvoir mesurer l’événement que, que la violence avait déchiré la douce paix de la nuit maghrébine, au pays d’Abd-el-Kader. Pour moi, puisqu’il s’agit ici, moins d’écrire une étude sociologique avec chiffres et statistiques à l’appui sur l’Algérie, que de rapporter le plus fidèlement possible une aventure intérieure personnelle et de la confronter aux réalités, l’aventure avait commencé beaucoup plus tôt.

Je puis dire que le problème algérien a été le mien dès le commencement de mon engagement dans la lutte sociale. Il faut remonter à mes 15 ou 16 ans. Nous sommes dans la banlieue ouvrière de Paris, dans une cité dortoir, plus précisément à Aulnay-sous-Bois. C’est une ville d’ouvriers et d’employés de bureau, avec des rues bordées de petits pavillons qui respirent le confort petit-bourgeois, et d’immeubles (depuis les HLM ont poussé comme des champignons sur les pourtours).
C’est alors que je fais deux rencontres capitales, qui vont orienter de façon décisive mon existence. Je leur dois d’être, pour une énorme part, l’homme que je suis aujourd’hui. Je ne parlerai pas de mon amitié nouée avec le poète Serge Wellens, qui mit à la disposition du jeune homme que j’étais, sa bibliothèque, sa discothèque et me révéla d’un seul coup : Rimbaud, André Breton, Sade, Picasso, Duke Ellington, Miro, Eluard, Faulkner, etc. Toutes les richesses de la terre, plus la chaleur humaine, la confiance et l’attention qui me faisaient défaut entre un père plombier zingueur et une mère ménagère, gens incultes, rudes, mais aimants.

J’essayais douloureusement d’y voir clair au sein d’une nuit ponctuée d’éclairs : beauté d’un poème, d’un carré d’herbe rase sur un talus de chemin de fer, d’un train déchirant une soirée d’hiver de sa plainte aiguë. Les difficultés matérielles, la souffrance qu’il m’était donné de découvrir, ici et là, plantée comme une griffe sur les visages d’un couple de vieillards m’avaient sensibilisé. J’ignorais tout bien entendu des mécanismes sociaux, mais j’éprouvais la confuse certitude que quelque chose « clochait » et que le monde dans lequel je vivais était loin d’être parfait, que quelque part les responsables étaient cachés, qu’on pouvait et qu’il fallait faire quelque chose. Je bouillais d’impatience. Face à ce quotidien terne, étriqué, j’écrivais des poèmes « solaires » dans lesquels il était question de nomades libres, d’hommes réconciliés avec eux-mêmes, d’amants nus sur des plages bourdonnantes d’abeilles, de peuples en proie à la danse, à l’ivresse, de matins vers lesquels montaient, comme des marées, des foules d’hommes et de femmes simples, s’aimant lesuns les autres, et rompant le pain blanc comme la pureté et l’innocence.

C’est alors qu’arriva Michel Donnet. Je l’accueillis comme un enfant ignorant accueille le voyageur venu de loin et qui sait les secrets, des paysages, des villes. Michel Donnet était un instituteur, un de ces hommes qui aimaient passionnément leur métier, qui en savait les responsabilités. Enseigner n’était pour lui qu’une partie d’un programme dont l’autre partie consistait à éveiller les consciences, à former les esprits sans les déformer, à préparer les jeunes gens à devenir des hommes réels, lucides, complets, responsables. Ma dette envers lui est immense et bien que de nombreuses années soient déjà passées depuis qu’un stupide accident l’arracha aussi au monde des hommes qu’il aimait, l’arracha aussi à une épouse modèle et à de nombreux amis, il ne se passe guère de jours sans que son visage et le son de sa voix ne reviennent me visiter.

Un conteur kabyle

Michel Donnet était un militant révolutionnaire, un combattant dont le combat occupait toute la vie et donnait à celle-ci un rayonnement intense. Militant libertaire, il avait quitté la vieille fédération anarchiste à la pensée inconsistante, occupée surtout à remuer les cendres refroidies d’un passé disparu, à ressasser de vieilles espérances, à murmurer comme à l’église les noms de Kropotkine et de Durutti. Le mouvement libertaire avait connu sa dernière grande défaite en Espagne et des hommes, conscients comme Michel Donnet , des transformations du monde, des triomphes du fascisme à l’apogée du communisme stalinien, ne pouvait se satisfaire d’une imagerie d’Epinal, aussi brillante était-elle. Il fallait repenser l’idéologie, il fallait être modernes, actuels. De cette prise de conscience naquit la Fédération communiste libertaire qui comme son nom l’indique, luttait pour un communisme authentique qu’elle refusait de trouver dans le régime à la tête duquel régnait « le petit père des peuples », « chef génial ». Très vite je le rejoignis dans le combat et occupais des postes de responsabilités, devenant rédacteur attitré et productif (les pseudonymes ne faisaient pas défaut) de l’organe du mouvement le Libertaire.

C’était l’époque aussi où André Breton et ses amis, qui ne renonçaient pas à « changer le monde », selon le mot d’ordre célèbre, collaborèrent avec nous. Je garderai toujours le souvenir de ces heures brûlantes où dans un local étroit, bourré de livres, nous confectionnons avec de maigres ressources, avatar de notre totale indépendance, le Libertaire.

Parfois arrivait un camarade échappé de Cuba, d’Espagne, d’Afrique. Les dimensions quotidiennes éclataient. Quelque part, des hommes nourrissaient les mêmes espérances que nous, souffraient et mourraient souvent pour elles. On parlait déjà de révolution à Cuba, nous nous passionnions pour le moindre écho venu de ce que de graves professeurs et sociologues n’avaient pas encore baptisé « le tiers monde ». Nous étions indiens au Pérou, nègres en Afrique du Sud, coolies en Asie.

Notre révolution n’était pas seulement économique et je me suis vu par exemple discutant avec un dirigeant clandestin espagnol de Saint-Jean-de-la-Croix et des baroques chez Gongora, au sein d’une nuit tachée d’encre d’imprimerie, dont la première partie avait été consacrée, et avec tout le sérieux requis, à la lutte antifranquiste, aux problèmes de l’unité avec les autres mouvements, aux douloureuses questions financières, aux projets d’actions. Jamais dans nulle organisation je n’ai rencontré autant d’hommes, non intellectuels à proprement parler, qui possédait cette conscience aiguë que la révolution, si elle est la destruction de l’exploitation sociale capitaliste, est aussi la destruction de l’ignorance, de l’aliénation mentale, des formes de vie de pensée réactionnaires.

Michel Donnet et moi militions donc dans la ville où nous habitions. Grâce à la présence de
mon ami, notre groupe était puissant et la section du P.C. devait compter avec nous. Parfois, il y avait des heurts entre les uns et les autres, comme la semaine qui suivit la mort de Staline, où nous publiâmes et vendîmes dans la rue un numéro du Libertaire dont la première page, si ma mémoire ne me fait pas défaut, était parée d’un titre provocateur en gros caractères : « Staline est mort, vive le communisme ! ».

Dans notre groupe militait un vieil algérien, acharné, un Kabyle dont le nom m’échappe1. C’était un étonnant personnage, pauvre mais joyeux, doué d’un talent de conteur inépuisable. Il évoquait pour moi ces poètes du Maghreb voyageant le long des pistes, s’arrêtant dans les villages, accueilli avec déférence et comblé de dattes et de lait de chèvre.

Parfois attablé avec lui autour d’un couscous ou d’un verre de thé, nous l’écoutions en silence, saisis par une obscure magie totale, verbale, évoquer les paysages, les coutumes, les figures légendaires comme la vaillante Kahéna qui résista à l’invasion arabe, les figures légendaires d’un passé qui continuait tel Messali Hadj. Il nous racontait la misère des siens, la morgue et l’aveuglement des colons, le cynisme, les enfants mendiant quelque nourriture, nos poings se serraient de rage et de révolte. Il nous disait encore le fier courage du peuple qui n’avait jamais renoncé à l’espoir de recouvrer une liberté confisquée, et la trahison de certains qui jouaient le jeu – grassement rétribué – du colonialisme.

Ce fût mon apprentissage de l’Algérie, apprentissage que la lecture d’ouvrages historiques, économiques ou consacrés au mouvement national consolida. A l’époque, au Libertaire, nous étions tous messalistes. Nous ignorions les tenants et aboutissants des crises qui ravageaient déjà le mouvement nationaliste. Nous soutenions la lutte de Messali, en dépit d’une censure à l’affût, impitoyable. La nuit de la Toussaint 54 nous trouva prêts, encore qu’assez décontenancé par la rupture survenue dans le parti de Messali.
De toute façon, la lutte armée avait commencé en Algérie, le temps n’était pas à la réflexion d’autant plus que l’opinion en France, à l’exception de quelques groupuscules, ignorante du problème, faisait sienne la version gouvernementale, laissait faire la police de répression, continuait sa petite existence quotidienne et bornée.

La classe ouvrière ne bougeait pas. Où était l’internationalisme prolétarien ? Où était l’anticolonialisme de jadis ? Il était loin le jour où Maurice Thorez allait porter aux riffains insurgés le salut fraternel des travailleurs de France. Le P.C. avait troqué un anticolonialisme militant contre un anticolonialisme verbal, suffisamment confus pour ne pas entraîner à l’action.
L’Algérie et la France commençaient à payer le lourd tribut imposé par l’assujettissement du P.C.F. aux visées et aux délires nationalistes à outrance de Joseph Staline, à qui il importait moins de libérer les travailleurs d’ici des chaînes de l’impérialisme et du capitalisme que de consolider l’édifice soviétique.

A la F.C.L., nous jetâmes – sans trop d’espoir – toutes nos forces dans la lutte pour entraîner les masses dans un soutien actif au combat des Algériens. Le Libertaire vint en tête des organes de presse saisis, ce qui, ajouté aux tracasseries policières de toutes sortes et à nos crises, allait bientôt amener à la disparition de la F.C.L. Des embryons de réseaux de soutien révolutionnaire s’organisèrent bien avant que Francis Jeanson ne s’en souciât.
La F.C.L. défunte, nous rejoignîmes les organisations de masse : P.C.F., Nouvelle Gauche où nous occupâmes l’aile radicale... manifestations, distributions de tracts, meetings...

A la frontière de la clandestinité

1956 : l’armée m’appelle. Que faire ? Vais-je devenir un bourreau du peuple algérien ? Vais- je me laisser convaincre par mon chef de cellule qu’il faut y aller malgré tout, afin de « travailler » les jeunes soldats, sachant bien que sur le terrain, je n’aurais aucun moyen d’agir ? Vais-je succomber à la vague de chauvinisme qui entraîne pêle-mêle ouvriers et patrons exploiteurs et exploités ? Vais-je déserter ?

Cette solution me tente, mais alors elle m’apparaît plus comme une fuite que comme un acte créateur. Le contact entre les combattants algériens et la poignée de Français non hypnotisés n’est pas encore bien établi, et puis, en dépit de mon adhésion totale, je ne me vois pas dans un maquis tirant sur des garçons ave qui j’ai pu sympathiser, puisque la désertion à Bruxelles ou à Lausanne et l’attentisme ne sont pas ma solution.

Je décide de répondre à l’appel, d’agir en militant aussi longtemps qu’une action de cette sorte me sera possible à l’intérieur, et de déserter dès que je figurerais sur les listes de départ.

Je ne suis jamais parti. Comment ai-je été oublié ? Mystère. A-t-on préféré me laisser croupir dans mon coin ? J’ignore. Dix-huit mois ont passé. Me voici redevenu civil. La guerre continue avec son cortège de morts, de hideurs, de tortures. Les bourreaux nagent dans le sang. Les réseaux fonctionnent et se sont multipliés. Des jeunes gens anonymes portent des valises à travers la France, j’en suis,, je vis à la frontière de la clandestinité, prêt à disparaître dans l’ombre au moindre signe inquiétant.

Les mois succèdent aux mois dans ce Paris où rodent policiers et harkis. Peu à peu s’élargissent les actions de masses, la classe ouvrière bouge, mais pas suffisamment pour imposer la paix, une paix révolutionnaire. La classe ouvrière française est fatiguée de la guerre mais le sang de ses jeunes morts, au soleil des Aurès ne l’écœure pas assez pour qu’elle s’empare des rues et arrache les pavés !

1960, 1961, 1962 : on parle de paix. De Gaulle qui a pris le pouvoir par un coup d’état sans violence, s’apprête à devenir l’ennemi N°1, des nostalgiques de la « grandeur française ». Le sang commence à recouvrir la sueur des burnous dans les rues algériennes. La paix est signée. Le déchaînement O.A.S. est écrasé. Ben Bella rentre en vainqueur dans la capitale d’où nous
parviennent les You-You des femmes voilées.

Me voici démobilisé, moi, aussi comme soldat. Que vais-je devenir ? J’ai trop vécu la lutte des algériens pour retourner à mon train-train quotidien, poétique et alimentaire, alors que tout va commencer là-bas, sous le soleil, au milieu des pierres. Car je ne doute pas de la révolution. Ce serait trop triste qu’un peuple ait combattu huit années pour s’arrêter à cette victoire. Tout se mêle dans ma tête : la barbe de Fidel Castro , les maquisards des Aurès, Zapata et Mao-Tsé-toung, les parfums de l’Arabie et la chair brune des femmes. Il faut que je parte . Le socialisme n’aura pas trop de bras, de bonnes volontés. Il me faudra trois mois pour trouver la bonne porte, faire mes adieux à mes amours, respirer une dernière fois l’air de Paris, caresser les berges de la Seine.

Je suis dans un avion, la voix de l’hôtesse me parvient : « Nous commençons les manœuvres d’atterrissage. – Attachez vos ceintures – Eteignez vos cigarettes. » Est-ce possible ? Non je ne rêve pas. « L’ancien » et le « nouveau monde » ne sont qu’à 1 h 30 l’un de l’autre. Le soleil perce les hublots, la mer est d’un bleu paisible, en dessous, loin, très loin, frangée d’écume.

Des masses éblouissantes se détachent à l’horizon. Bonjour l’Afrique. Bonjour, de tout cœur. Bonjour. Je suis jeune, jeune, jeune.

Un socialisme à l’abri du Coran

Etait-ce l’écho des chants révolutionnaires qui m’étaient parvenus de Cuba en marche sur la voie du socialisme. Etaient-ce les couleurs violentes de l’île du sucre en proie au travail intensif des hommes, enthousiastes et barbus et des jeunes femmes belles comme la révolution, s’engouffrant à perdre cœur dans l’énorme conflit, sans cesse approfondi, au sein duquel s’empoignent l’ancien et le nouveau ? Je fus quelque peu déçu en arrivant à Alger. L’aérodrome, qui ne s’appelle plus Maison Blanche, mais comme chaque intellectuel de gauche ne l’ignore pas Dar El-Beïda, est assez distant
de la capitale. Dans l’euphorie de l’instant je décidai de mépriser l’autocar et d’emprunter un taxi. Quand j’écris, je « décidai » je ne dis pas tout à fait la vérité. Il conviendrait mieux d’avouer que je fus entraîner vers un taxi par un Algérien d’une trentaine d’années qui s’empara de mon léger bagage (trois ou quatre chemises, quelques paires de chaussettes, mes brouillons poétique, des livres de Breton, d’Eluard, de Frantz Fanon etc.), sans presque me demander avis.

Le chauffeur de taxi conduisait bien mais vite et nerveusement. J’allais devoir m’habituer à cette façon typiquement algérienne de conduire qui se solde par de perpétuels ennuis mécaniques et des accidents de la circulation mortels. Les embarras de Paris sont presque préférables aux embarras d’Alger.
Mon conducteur entama la discussion, m’interrogeant avec politesse et précaution. Quand il apprit les motifs qui m’avaient fait déserter la vieille Europe, il se dérida et nous nous tutoyâmes aussitôt. Il connaissait Paris un Paris bien particulier, pas celui de l’avenue de l’Opéra ou de la rue de la Paix, mais celui des taudis épars entre Pigalle et Stalingrad, somptueusement baptisés « chambres », le Paris du couvre-feu, des harkis et des ratonnades.

Dans la grotte de la révolution

Nous roulions entre deux rangées de palmiers qui étincelaient, ruisselant d’une clarté matinale. Il faisait chaud, une petite brise fraîche caressait mon front. Par la vitre abaissée, j’apercevais des groupes d’hommes d’où jaillissait parfois la note claire d’un burnous. Des femmes voilées, la tête chargée d’un fardeau en miraculeux équilibre, marchaient le long des bas-côtés.
J’entrais dans Alger, fasciné à l’avance par une blancheur que les livres du passé m’avaient promis. Mon regard cherchait dans les failles de la hideuse architecture de la colonisation, la couleur espérée, symbole de pureté islamique, glissant vite sur la grisaille des murs, les enseignes sombres des magasins. J’entrais dans une capitale saisie par le Ramadan. Mon ami le chauffeur, à qui je demandais l’adresse d’un hôtel en rapport avec ma bourse me dit qu’il avait ce qu’il me fallait.

Nous nous retrouvâmes sur une avenue bordée d’arcades sous lesquelles sommeillaient ( ?), pêle-mêle, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants vêtus, si l’on peut dire, de haillons. J’aperçus deux ou trois vieillards, les fesses affaissées sur les talons, le dos collé au mur : leurs lèvres bougeaient tandis que leurs mains qui surgissaient du burnous triturait un chapelet.

Le temps de déposer mes bagages, de remplir ma fiche, de faire un brin de toilette, et je partais à l’aventure, à la découverte d’une ville, les yeux écarquillés jusqu’à la douleur pour absorber le plus de formes, de couleurs, les oreilles à l’affût. Je m’accordais un jour de liberté. Demain, je nouerais le contact. Dans mon portefeuille, j’avais serré la lettre de mes amis, Algériens de Paris, le sésame magique pour pénétrer dans la grotte merveilleuse d’une révolution dont pour l’instant, je cherchais à déchiffrer les signes de vie, parmi les rues.

Sur les visages d’une foule étrangement close sur elle-même et disciplinée, accoudé à un parapet, face au port d’Alger, à la hauteur du square Port-Saïd (l’ancien nom m’échappe), tandis qu’un timide soleil brillait au-dessus des bâtiments maritimes, j’observais à la dérobée, éprouvant une curieuse sensation d’irréalité.

Les êtres me paraissaient à la fois proches et lointains. Etait-ce à cause de ces visages qu’on aurait dit être figés dans une méditation dont les racines plongeaient au plus secret de la chair, était- ce parce que les voix ne m’arrivait plus que comme un murmure sourd, prenant parfois des allures de mélopée ou de litanie. Etait-ce le vertige qui saisit tout visiteur, vacant et disponible, dans les minutes qui suivent le moment où il a posé le pied sur une terre pour la première fois abordée. Je ne sais.

Une revanche

Cette coïncidence entre mon arrivée et le Ramadan allait me permettre de découvrir cet élément mystérieux dont est composé l’homme algérien : l’Islam. Les cafés fermés me génèrent plus qu’ils me surprirent. Je connaissais le virulent de Mohammed Khider, alors secrétaire général du parti, qui avait brandi, sur les antennes de la radio, la foudre d’un obscur châtiment au-dessus de la tête de ceux à qui l’envie pouvait venir de ne point respecter intégralement les devoirs qui incombent à tout bon musulman, en cette période de l’année. Les pelotons d’exécutions étaient presque promis à ceux qui auraient pu songer à jouer les briseurs de jeûne. « Casser le Ramadan », vous aurait relégué en ce mois de janvier, en Algérie nouvelle, au rang de déicide.

Certes, tout le monde n’était pas de l’avis du secrétaire général du parti. Le spectacle me fut donné à plusieurs reprises, dans le secret d’appartements, d’Algériens qui trouvait dans l’acte d’absorber quelque nourriture ou boisson, avant le traditionnel signal du muezzin, annonçant la rupture du jeûne, une jouissance égale à celle que pût trouver chez nous un marquis de Sade, lorsqu’il blasphème et profane, dans son Dialogue entre un prêtre et un moribond, par exemple.

Mais c’était là actes isolés, d’intellectuels, de bourgeois ou de militants évolués, d’une jeunesse qui appréhendait dans la révolution l’espoir de voir un vieux monde mené solennellement au tombeau au son des flûtes et des derboukas de la révolution.

Rapport de l’islam et de l’homme algérien : certains, qui n’ont jamais mis les pieds en Algérie, qu’en songe, m’accuseront de m’attarder à des banalités, au lieu d’en venir à l’essentiel, qui est planification, socialisme, Etat ouvrier. Mais le jeu diront-nous en vaut la chandelle car ne pas tenir compte de l’Islam, si l’on évoque les chances et les espoirs d’un socialisme algérien, serait commettre une grave faute et partir sur des bases erronées.
En effet on ne saurait nier qu’à l’heure actuelle, l’Islam constitue un des freins les plus puissants à une évolution des masses vers une société socialiste. Je sais qu’une telle affirmation va à l’encontre de l’opinion de certaines têtes pensantes en Algérie, au premier rang desquels il convient de situer Amar Ouzegane, l’ancien premier ministre de l’Agriculture et actuel directeur de Révolution Africaine revue et corrigée depuis le départ de Mohammed Harbi.

Dans cette publication, l’ancien secrétaire du Parti communiste algérien publie de vigoureux éditoriaux au long desquels il s’applique à démontrer que la vocation socialiste de l’Algérie et des algériens est toute entière explicable par le Coran, dont, si certains ont pu trahir dans le passé la lettre, afin de faire triompher certaines conceptions sociales, l’esprit demeure à la pointe de l’avant- garde. Il faut bien avouer que ce subtil distinguo n’est fait qu’au niveau d’un petit carré d’intellectuels qui vont chercher chez les promoteurs de la Renaissance (la nadha) islamique, et pour ce qui est de l’Algérie, chez les travaux des ulémas entraînés par l’exemple du cheikh Ben Badis, des preuves, qui selon eux justifieraient leurs théories. Pour ces intellectuels, il y a sans doute, plus ou moins volontairement ressenti, plus ou moins clairement énoncé, un désir obscur de revanche sur la pensée occidentale, de fonder l’esprit nouveau sur les bases qui renoueraient avec le passé.
La condition de colonisé qui n’a pas pris fin avec la proclamation de l’indépendance, ajoutée peut-être à la nostalgie de l’âge culturel du monde arabe ce rejet de tout recours à la pensée socialiste « extérieure », telle qu’elle a été façonnée en Europe, sous prétexte de « spécificité algérienne », expliquent ce culte chez un Amar Ouzegane par exemple d’un Maghreb de rêves, d’un Maghreb de pâtres et de bergers, restitué dans sa pureté et sa blancheur originelle.

Certes ce sont là des thèmes hautement valables du point de vue lyrisme et poésie, mais cela ne fait pas sérieux du point de vue idéologique et socialiste.

Les femmes et la révolution

Quoi qu’il en soit, s’il y a un « Islam de gauche » au sommet, l’Islam, tel que le conçoivent et l’assument les masses algériennes, est bel et bien un Islam réactionnaire, abâtardi, pétrifié, légué par les dirigeants religieux qui, soumis à la colonisation, devenus ses esclaves et ses valets, le castrèrent de toute sa vigueur dynamique. Grâce à cet Islam, entre autres conséquences néfastes et multiples, se perpétue en Algérie la domination de l’homme sur la femme, domination que ne peut imaginer une femme française.

La femme algérienne, qui, par des moyens divers, a largement contribué au triomphe de la lutte pour l’indépendance du pays, soit en servant d’agent de liaisons, soit en cachant des moudjahidines, soit en aidant à la réalisation d’attentats, soit, même en rejoignant les maquis où elle combattait, soignait, préparait la nourriture, soit en descendant dans la rue lors des mémorables journées de décembre où elle prit parfois la tête des cortèges et montra un courage inouï, un attachement absolu aux idéaux du combat entrepris, cette femme ne participe plus à grand chose aujourd’hui.

Maintenant que se sont tues les clameurs, les portes de la maison se sont refermées sur elle, elle a repris sa place séculaire auprès du foyer, elle est redevenue cette figure muette qui ne s’échauffe qu’au passage des cortèges officiels, où elle apporte aux visiteurs un peu de folkore en poussant ces « you-you » qui parvinrent aux Français à travers les ondes de la radio.
La révolution l’avait en quelque sorte dévoilée, révélée à elle-même. L’éclatement des structures sociales traditionnelles, les nécessités de la lutte, cette certaine égalité qui naît de la fraternité des luttes l’avaient livrée à elle-même, dégagée du carcan, lui avait permis de humer une liberté dont, pour les besoins de la cause la plupart du temps, les dirigeants démagogiques lui promettaient les fruits futurs.

Les hommes des villes et des maquis, violentés à l’intérieur, ne pouvaient opposer une résistance aussi forte que leurs instincts et leurs conceptions leur imposaient. La femme algérienne trouvait dans cette résistance affaiblie des encouragements. Mais le retour des choses à l’ordre, cet ordre auquel il n’est jamais cessé de faire référence, d’en appeler, fut aussi le reflux des femmes.
Inorganisées, incultes politiquement, illettrées, elles ne pouvaient faire face à la situation. La révolution est affaires d’hommes, les grossesses et la cuisine sont des occupations de femmes. Situation tragique dans un pays où l’élément féminin constitue plus de la moitié de la population, élément qui ne participe que faiblement à l’activité économique du pays et qui est pour tout dire, exclu de l’activité politique.

Certes, il existe bien une « Union nationale des femmes algériennes » mais cet organisme est animé par des femmes « évoluées » des villes dont la bonne volonté n’est pas à nier, mais dont la difficulté à créer un dialogue avec leurs sœurs défavorisées des bidonvilles, des quartiers surpeuplés, et avec leurs sœurs de la campagne, n’est pas à nier non plus.

L’appareil existe mais il est sclérosé, paralysé, et manque de troupes.
« L’Union nationale des femmes algériennes » est une excroissance du régime, du F.L.N. En conséquence il souffre des mêmes contradictions dont souffrent le régime et le parti.

Il est condamné à agir dans le sens déterminé par le « sommet », selon les intérêts de l’Etat et de la nation et non selon les intérêts spécifiques des femmes. De plus, et comme cela fut presque toujours
le cas, les hommes considèrent que les problèmes de la femme doivent être réglés par les femmes elles-mêmes, dans un cadre dessiné par les hommes, alors que pour l’Algérie plus particulièrement, ainsi qu’en témoigne encore l’ouvrage publié chez F. Maspéro, l’émancipation de la femme ne peut se faire qu’au prix de l’émancipation de l’homme, ces deux émancipations devant se nourrir, l’une l’autre pour surmonter les obstacles hérités du passé, de la mentalité féodale, qui fait de l’homme un oppresseur et de la femme une complice inconsciente de son seigneur et maître, lequel trouve dans cette acceptation de la soumission, et dans le fait que ses parents et ses grands-parents agissaient ainsi, la justification de mâle.

Seul un homme algérien désaliéné, capable de comprendre que mentalités sont aussi des produits sociaux, des produits de la lutte des classes
Pourra soutenir la femme aliénée dans son effort vers la liberté. Mais, il est vrai si nous en croyons Amar Ouzegane, que l’Algérie n’a rien à voir avec la lutte des classes et qu’il n’y a dans ce pays que deux genres d’individus : les masses travailleuses installées au pouvoir en la personne des équipes gouvernementales, et la « bourgeoisie » vivante encore mais impuissante, et reléguée loin des leviers de commande ! Schéma intéressant mais qui pourrait ne pas résister à une analyse scientifique des plus élémentaires.

Quand la révolution triomphait à la terrasse du Berry

En ces premiers mois de l’année 1963, en dépit des ombres inscrites au tableau, en dépit des faiblesses idéologiques du pouvoir révolutionnaire, conglomérat de diverses tendances contradictoires à propos desquelles mon ami Gérard Chaliand a écrit des pages pertinentes dans son ouvrage « l’Algérie est-elle socialiste » ? (éd. Maspéro), tout paraissait possible en Algérie. La révolution flottait dans l’air, les étudiants aux terrasses du « cercle Taïeb » et de la « Cafeteria » discutaient chaleureusement marxisme, culture révolutionnaire, Islam et nécessité des milices ouvrières.

Il y avait un autre haut-lieu de la révolution : le « Berry », situé en bas des escaliers de l’ex- Forum rebaptisé « Esplanade de l’Afrique », à peu de distance du port que le regard découvrait en contrebas, il était un peu une annexe de Révolution Africaine. Entre deux articles, on y venait se désaltérer, bière pour les européens et jus de fruits pour les frères algériens. Des projets prenaient forme dans le tumulte des allées et venues, le fracas des voix et la fumée des cigarettes.

C’était le lieu de rendez-vous préféré de la petite colonie, turbulente et échauffée des « Français de gauche » qui avaient déserté Saint-Germain-des-Prés et les quais de la Seine, préférant aux charmes de Paris, capitale du royaume gaulliste, les charmes de la révolution, charmes auxquels venaient s’ajouter les plaisirs de la baignade quotidienne et du dépaysement. Au Berry, on était sûr de retrouver ce cher Georges Arnaud, le « français le plus anti-français » comme l’a baptisé « Minute ». L’auteur du « Salaire de la peur » avait trouvé place dans les services de l’information. Derrière son verre il tempêtait et pestait contre tel ou tel. Arnaud brûlait d’impatience, ses yeux profondément incrustés, cloués au fond d’orbites étroites, scintillaient, pétillaient d’intelligence, de malice. Il était bien l’homme de ses bouquins, charriant le sexe et le sang, l’or et l’excrément. tripes au soleil, Arnaud dressait sa révolution, la vivait intensément, en cherchait les traces sur les visages, le long d’un mur. Baroudeur, il se sentait à l’aise partout. Il appelait, si je puis m’exprimer ainsi, le feu de Dieu et le tonnerre de Brest. J’espère qu’il écrira tout cela un de ces jours, entre deux franches bordées, avec les copains.

Sa femme charmante et rieuse qui répondait, si ma mémoire est bonne, au doux surnom de « Quat’ Pattes » apparaissait parfois lorsque ses devoirs de mère, d’épouse et de combattante de la révolution lui laissaient quelque liberté.

Au Berry, on rencontrait aussi le doux Hervé Bourges, celui de Témoignage chrétien, pour qui le chemin de l’Algérie avait été un peu le chemin de Damas, un chemin de lumière. Bourges adorait la révolution algérienne, Ben Bella, les fellahs et les ouvriers, en bloc. A la terrasse du Berry venait parfois s’asseoir Jacques Vergès qu’avec malice nous appelions Mansour. En effet, sans doute pour s’intégrer plus à sa nouvelle patrie, Jacques Vergès avait arabisé son patronyme. Tout comme Maurice Maschino, l’auteur de Refus et de l’Engagement qu’on appelait plus que Tarik tandis que sa délicieuse épouse avait opté pour Fadéla.

L’étrange Soliman

Il n’était pas rare que vienne s’asseoir, au milieu d’un groupe, Annette Roger, la doctoresse de Marseille, l’ancienne militante des réseaux de soutien.
Comme chacun sait, là où ça barde, là où le coq de la révolution chante, il y a des trotskystes. Les trotskystes étaient donc à Alger, en la personne d’une poignée de militants actifs, dévoués et sincères. Un homme se détachait du groupe, Michel Raptis, plus célèbre sous le nom de Pablo, animateur de la Quatrième internationale et rédacteur de la revue du même nom dans laquelle il publia plusieurs textes consacrés à cette révolution dont il prenait la température, qu’il flairait avant de décider du soutien et de la publicité à lui apporter.

Je me souviens d’une de nos premières rencontres ans cet immense palais du gouvernement, non encore installé entièrement pour ses nouvelles fonctions. Dans un petit bureau orné d’un portrait d’Ahmed Ben Bella, Michel Raptis, grec d’origine et révolutionnaire de profession, me confiait d’une voix lente qui modelait les sons, ses espoirs, ses craintes. Il était rattaché au « Bureau national d’animation du secteur socialiste » (BNASS) où oeuvraient des européens, frères ennemis (communistes orthodoxes et trotskystes) aux cotés de militants algériens d’avant-garde.

Avec Révolution africaine, le BNASS fut un laboratoire de la révolution algérienne qui, s’il avait des amis, ne manquait pas non plus d’ennemis disposant de moyens et d’appuis.

Au Berry encore on croisait Lotfallah Soliman, étrange personnage. Il était lié d’amitié avec Ben Bella qui l’avait ramené dans ses fourgons. Bourgeois d’origine, éditeur d’ouvrages marxistes au Caire, activité qui lui avait valu les foudres nassériennes, précédé d’une certaine légende, Soliman était un homme au regard inquiet caché derrière de grosses lunettes d’écailles Symbole de « l’intellectuel de gauche », il me rappelait vaguement Arthur Miller (même calvitie, mêmes lunettes, même visage clos sur une pensée sans cesse en mouvement). Plus ou moins conseiller privé de Ben Bella, il devait publier quelques articles virulents où il pourfendait « El Ghoul », masque sous lequel se cachait à la première page du quotidien « Alger Républicain », organe non- officiel d’un parti communiste alors dissous, l’auteur de La Question, Henry Alleg, petit bonhomme au crâne surmonté d’une petite houppette, pétulant de vie et d’humour, que j’étais sûr de rencontrer sur le coup de minuit au comptoir du bar, face à l’imprimerie, où les journalistes algériens pouvaient boire de la bière « sous le manteau ».
Les duels oratoires d’El Ghoul et de l’anthropophage (Soliman signait ainsi ses billets brûlants où l’écriture incendiaire ne cachait pas toujours la confusion de l’esprit) eurent leur heure de gloire au sein de l’intelligentsia à Alger. Bientôt Lotfallah Soliman allait prendre la direction des « Libraires du Tiers-Monde » dans les vitrines desquelles se côtoyaient Fanon et Marx, Rosa Luxembourg et Lénine, Daniel Guérin et René Dumont, les voix de l’Afrique et de Cuba, les portraits de Mao Tsé Toung et d’Ernesto « che » Guevara. C’était du moins, à ce niveau, le règne de la liberté de discussion et de critique la plus totale. Le Berry retentissait de discussions. A haute voix on légiférait et condamnait, tandis qu’un jeune homme, les yeux myopes derrière de fines lunettes, qui ne faisait pas son âge (il était grave, austère, et riait peu, songeait aux destinées de la culture algérienne. Mourad Bourboune, dont Julliard avait publié le premier livre « Le Mont des Genêts », poète et écrivain de talent, rongeait son frein dans son bureau froid de chef de cabinet du ministre de l’Economie, Bachir Bouzama, occupation qu’il abandonna bientôt pour les postes de Commissaire national à la culture, puis de président de la Commission culturelle du F.L.N., enfin de directeur d’El Moudjahid, l’organe central du Parti. Mourad Bourboune allait s’illustrer dans une mémorable discussion, au fil des numéros de Révolution africaine avec Mostefa Lacheraf, esprit scientifique, méthodique, homme chaleureux, discussion du plus haut intérêt puisqu’elle concernait le contenu et la forme d’une culture populaire révolutionnaire en Algérie, ses rapports avec le passé, l’héritage musulman et l’influence occidentale.

On singeait Paris...

Si à Alger Républicain le vent soufflait en faveur d’un réalisme socialiste algérien dont les poèmes de Bachir Hadj Ali et de Boualem Khalfa, mettaient et mettent en évidence le pernicieux (point ne suffit « d’arabiser » Aragon et Eluard pour créer la culture algérienne socialiste)

Mostefa Lacheraf, homme de culture universelle, conscience lucide et menant une vivante analyse critique des rapports entre culture et société, tentait de dégager des fondations saines. L’exemple des poètes et artistes cubains, la foi en un art qui fut à la fois témoignage et facteur d’émancipation mentale et d’émancipation sociale enflammaient la jeunesse intellectuelle qui, plus qu’à un Mohamed Dib ou un Mouloud Ferraoun se référait à un Kateb Yacine, dont le génie libre, empêchait et empêche encore certains pinceurs de lyre officiels de dormir en paix sur leurs pauvres lauriers.

A Alger, c’était la course aux places. La vanité et les ambitions de certains éclataient au grand jour. Dans le petit monde des poètes et des peintres on singeait Paris, on rêvait de cocktails littéraires et de vernissages – on était charmant, bavard, confus, ennuyeux – Jean Sénac, ancien disciple de René Char, tentait d’organiser tout ce petit monde, futile et grave, sérieux et aliéné. « Pied-Noir dont les ancêtres étaient venus en Algérie il y a bien longtemps, poète dont le grand talent indéniable avait donné plusieurs recueils d’importance, enthousiaste et naïf comme seuls les poètes savent l’être, se voulant et se sentant profondément algérien, comme Camus, mais comme celui-ci séparé, Jean Sénac allait se fourvoyer dans des poètes « engagés ». Nous sommes nombreux encore à nous souvenir d’une certaine femme « belle comme un comité de gestion ». Révolution surréalo-surréaliste au Maghreb !

Dans ce milieu intellectuel un autre poète jouissait d’une certaine gloire : c’était et c’est encore car il n’est pas mort que je sache, Mohamed Aoun. Etait-il illuminé, était-il malin et rusé comme un fellah, toujours est-il qu’il paradait sur les boulevards d’Alger en uniforme de L’A.N.P. les poches bourrées de poèmes où l’on retrouvait les souvenirs de lecture qu’un jeune homme sans doute autodidacte avait fait, pêle-mêle, lors de ses quelques séjours à Paris et à travers les livres rapportés. Mohamed Aoun chantait avec un lyrisme tonitruant et généreux les cataclysmes de la révolution. Rêvait-il d’être un nouveau Maïakovski maghrébin ?

Il publiait dans El Djeïch, journal de l’armée nationale populaire. Il était la voix profonde du peuple, un peu prophète, un peu sorcier, un peu redresseur de torts, un peu comédien. On m’avait raconté que dans les désordres des lendemains de l’indépendance il s’était retrouvé aux postes de commande d’une des chaînes d’émissions de radio, dans le Sud. Il y fit des ravages. Chaque jour durant de longues heures, les fellahs pouvaient communier avec André Breton, Benjamin Perret, Tristan Tzara et... Mohamed Aoun. Quelque obscure conspiration mit bientôt fin à ces exploits. La révolution surréalo-surréaliste, comme la guerre de Troie n’aurait pas lieu.

Chez les peintres les choses paraissaient nettement plus sérieuses. Déjà une génération qu’il conviendra d’appeler la « génération de 54 » se mettait à l’ouvrage tandis que quelques aînés, entraînés par les perspectives exaltantes d’une révolution « des fellahs et des ouvriers » partaient à la quête d’une expression renouvelée. Ils trouvaient réconfort et espoir dans les déclarations publiques d’Ahmed Ben Bella qui faisaient écho aux « Paroles aux Intellectuels » de Fidel Castro, tenues à La Havane.
Figuration, abstraction, rien n’était proscrit. L’art devait marcher parallèlement à la révolution sociale faite « par et pour le peuple » selon le slogan célèbre.
De son côté, le théâtre national algérien, dont l’acte de naissance avait été une curieuse adaptation de « En attendant Godot » cherchant sa voie entre Brecht et Lorca, fasciné par la réussite du T.N.P. mais freiné par des problèmes d’expression linguistique, le manque de répertoire en langue arabe répondant aux, aux nécessités et aux données sociales psychologiques nouvelles. Kateb Yacine un des rares auteurs de théâtre algérien moderne, (bien qu’il écrive en français) avec le Cadavre encerclé et le Ravin de la femme sauvage, Kateb Yacine qui, après une longue errance à travers l’Europe, devait traverser en météore l’Algérie, s’y heurter à une maffia de petits intellectuels bureaucratiques, bien en place, avides de gloire, de prébendes, avant de repartir vers d’autres errances, ne reste qu’un cas solitaire et le théâtre algérien moderne est encore à naître.

Son apparition et son existence dépendront non seulement de la présence d’auteurs mais aussi de la volonté réelle ou non des dirigeants d’arracher les masses algériennes à leurs ténèbres mentales, de combler ce fossé creusé par la colonisation, de leur capacité d’accepter ou non une culture libre, réellement révolutionnaire, de leur refus de répandre des sous-produits tout juste bons à la consommation du peuple, tels qu’en a fabriqués le stalinisme culturel, sous la houlette du camarade Jdanov.
André Laude

P.-S.

(Journal Combat 8 juin 1965)

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