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La maison des ténèbres de Tarjei Vesaas 

jeudi 12 janvier 2006, par Jean-Patrice Dupin

Couloirs obscurs, portes infranchissables, craquements sinistres, La Maison dans les ténèbres est le lieu d’un inquiétant huis-clos, le théâtre d’un combat sans merci qui oppose les tenants, clandestins, du Bien, à ceux, tout-puissants, du Mal.

Écrit en pleine période d’occupation allemande de la Norvège, ce roman s’affirme évidemment d’emblée comme une allégorie de la situation politique de l’époque. Les symboles y sont aussi transparents que l’atmosphère est étouffante.

L’action se déroule entièrement à l’intérieur d’une immense maison, qui représente à n’en pas douter la Norvège de l’époque. Pas de fenêtres, pas de ciel visible ; l’obscurité partout régnante n’est qu’à peine - et encore de façon sinistre - atténuée par la présence, au long d’interminables et effrayants couloirs, de flèches lumineuses et presque vivantes, toutes pointées vers un centre hors d’atteinte, d’où se pense, se régule et se perpétue l’oppression. Disparitions, enlèvements, assassinats ; la population terrifiée vit dans la soumission et l’indigence, n’osant même plus rêver à des jours meilleurs. Seuls quelques courageux retranchés dans des caves organisent la résistance, risquant leur vie dans d’hasardeuses opérations d’espionnage ou de sabotage, sévèrement réprimées, mais assez peu efficaces.

L’aspect schématique de la situation de départ, la lourdeur et l’évidence de la symbolique utilisée, peuvent laisser craindre l’écueil d’un trop grossier manichéisme. Il n’en est rien. Le camp du Bien et le camp du Mal sont certes désignés sans nuances ni ambiguïtés : rien à sauver chez celui-ci, toutes les vertus possibles et imaginables pour celui-là. Mais à ces deux pôles opposés ne sont pas attachés de personnages qui en incarneraient les différentes caractéristiques : ce sont des repères, des bornes abstraites entre lesquelles les acteurs du roman se positionnent chacun selon sa personnalité propre, son caractère, sa situation matérielle ou familiale, sa position sociale, etc.

Les personnages de Vesaas sont complexes, ambigus, vulnérables : ils sont vivants. Ainsi Stig, héros clandestin au courage apparemment indéniable, est-il constamment harcelé de scrupules, de doutes, au point de ne plus vraiment savoir lui-même quels objectifs exacts il veut atteindre par son action. L’un de ses plus grands admirateurs est un homme qui, dans le but de gagner de quoi élever décemment ses enfants, travaille pour le Pouvoir en place, en entretenant dans les couloirs les flèches dorées qui symbolisent celui-ci. Il caresse le rêve de rejoindre un jour la clandestinité, jusqu’à ce que, simplement déçu et vexé que Stig ne lui accorde aucune attention, il fasse volte-face et le dénonce purement et simplement aux autorités.

Nombreux sont ainsi les personnages dont Vesaas, au long de son roman, nous brosse le portrait. Sur les motivations de chacun d’entre eux est montrée de façon habile et convaincante la pression qu’exercent les convictions, les sentiments, les circonstances. Mais en dernière analyse, et quel que soit le camp dans lequel chacun finit par se trouver, le ressort le plus puissant qui meut ces personnages apparaît comme n’étant autre que la peur.

Cette peur est présente à chaque page du livre, et le lecteur ne peut que la ressentir lui aussi. Il y a dans l’atmosphère une menace constante, souvent difficile à identifier, mais en tout cas épuisante. Le style de l’auteur, rugueux, servi par ce présent de narration qui ressemble fort au présent perpétuel sur l’illusion duquel les régimes totalitaires essaient toujours d’asseoir leur pérennité, sait rendre cette menace presque tangible. Mais aussi, au-delà des circonstances historiques et géographiques au milieu desquelles le livre a été conçu, La Maison dans les ténèbres impose un univers onirique et fantastique, une écriture efficace et une profondeur psychologique qui lui confèrent une inquiétante actualité.

P.-S.

Tarjei Vesaas : La Maison dans les ténèbres, trad. du norvégien par Elisabeth et Éric Seydoux, Flammarion, 1994.

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