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La reine de l’adjectif : à propos de Tous mes amis de Marie Ndiaye 

dimanche 1er novembre 2009, par Jean-Patrice Dupin (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

Le Prix Goncourt 2009 sera attribué lundi à 12h45. Quatre candidats sont encore en lice pour obtenir la plus prestigieuse récompense littéraire de la francophonie. Parmi eux, deux femmes, Marie Ndiaye et Delphine de Vigan, et deux hommes, Laurent Mauvignier et Jean-Philippe Toussaint. Il y a 10 ans que le Goncourt n’a plus récompensé une écriture féminine. Et au total, depuis son lancement en 1903, seules huit femmes ont été distinguées par l’Académie. La revue pense à Marie Ndiaye et vous propose de relire cet article de Jean-Patrice Dupin.

Après pas moins de sept romans et trois pièces de théâtre, Marie Ndiaye nous propose un recueil de nouvelles qui, certes, n’est pas son meilleur livre, loin s’en faut, mais n’en présente pas moins l’essentiel des qualités qui font de son écriture et de son univers des éléments à part dans le paysage littéraire contemporain. Comme toujours à la frontière entre le réalisme le plus quotidien et la plus pure des fantasmagories, Marie Ndiaye reprend les thèmes qu’elle affectionne, soit en particulier la notion de famille, la difficulté des relations familiales, l’interrogation sans cesse qu’un individu peut se formuler quant à sa position exacte au sein des mécanismes compliqués qui peuvent régir la vie avec - et même souvent sans - des êtres supposés proches. Mais qu’est-ce qu’un proche ? Les personnages principaux de l’auteur sont presque toujours des âmes non pas véritablement seules (on croise beaucoup de monde dans les livres de Marie Ndiaye), mais isolées, incomprises, ignorées, délaissées, des personnages qui un jour ont représenté quelque chose dans le cœur des autres, dans leurs préoccupations, dans leur affectivité, mais qui aujourd’hui, en quelque sorte destitués, figés dans une incrédulité vague, se voient bien obligés de constater qu’ils sont perdus au milieu de cette nouvelle donne à laquelle ils ne sont en général pour rien, cherchant sans trop savoir comment s’y prendre à retrouver sinon leur place, du moins ne serait-ce qu’une place où être réintégrés. Thèmes assez classiques, il faut bien le dire, mais c’est précisément là qu’intervient le talent de Marie Ndiaye et son originalité foncière, mettant au service de récits volontiers retors une écriture remarquable de précision et de justesse.

Car le style de Marie Ndiaye mériterait un article à lui tout seul. Un professeur totalement ignoré de l’une de ses anciennes élèves, deux ex-amies qui n’ont jamais digéré la mort de Claude François, un coin de campagne pauvre où l’on n’hésite pas à vendre ses enfants les plus réussis, une femme enfuie de chez elle à la rencontre du bonheur et poursuivie par son passé, une mère qui va se débarrasser d’un enfant qu’elle ne supporte plus, croit-elle, tout ça n’est pas bien grave, n’était cette écriture qui transfigure tout et offre à ces récits une dimension qui les transcende.

En effet la phrase de Marie Ndiaye, du moins lorsqu’elle est longue - et ceci est vrai aussi pour tous les autres livres de l’auteur - , la phrase de Marie Ndiaye, donc, est souple et sinueuse. Elle s’enroule autour de ce qu’elle veut dire et tourne autour et rectifie sa trajectoire et ne lâche pas son sujet avant d’avoir totalement exprimé ce qu’il y avait à exprimer, quitte à se prolonger encore, quitte à employer des tournures syntaxiques aventureuses (pour ne pas dire acrobatiques), quitte à chercher sans cesse un vocabulaire plus juste, plus précis, et particulièrement en ce qui concerne les adjectifs, voire les séries d’adjectifs (Marie Ndiaye est véritablement la reine de l’adjectif). De telles phrases sont complexes à l’image de ce qu’elles veulent saisir, et limpides cependant. Un exemple : " Le souvenir de soirées récentes où l’argent d’un autre avait été dépensé sans compter pour son plaisir à elle, repas fins, sorties à l’opéra, dans des bars sophistiqués, en vue non pas de la séduire, car séduite et amoureuse elle l’était depuis longtemps déjà, mais de sertir ce bel ornement de l’amour et de la séduction dans une monture d’usages, d’agréments convenus, - surgit dans la mémoire de Brulard comme les faits d’un passé très ancien et irrattrapable, et si tout cela était désirable, délicieux, s’y attachait aussi maintenant que Jimmy était là (ce sempiternel pauvre Jimmy) quelque chose de vaguement et bêtement déloyal, même si l’autre homme lui avait plu bien avant qu’elle ait eu connaissance de ce qu’il possédait. " On peut dire d’une telle phrase qu’elle a une amplitude, comme on dirait d’une onde. Un autre exemple : " Il regardait Mour le père pour tenter de se convaincre que la position d’Anthony n’était pas désirable, n’était pas méritoire, Mour le père que le déshonneur dans sa maison pétrifiait de dégoût, mais qu’importait, se disait René, qu’importait puisque ce n’était pas lui, René, qui s’enfonçait maintenant dans la cour ardente, qui s’éloignait à jamais, lui semblait-il, de la cuisine misérable des Mour, puisque ce n’était pas lui mais le bel Anthony qu’une femme nommée E. Blaye, venant de la ville, de l’âge de madame Mour quoique paraissant moins, suivait de très près dans la poussière de la cour en contemplant certainement sa nuque noire, ses épaules douces, en enveloppant le cou d’Anthony de la tiédeur impatiente de son propre souffle. " C’est une phrase à laquelle on pourrait pour ainsi dire prendre le pouls.

Et c’est précisément parce que cette complexité est abordable que des idées, des sentiments complexes eux aussi se laissent aborder, qui seraient autrement restés enfouis, indécelables. Ce qui donne lieu à de fulgurantes intuitions psychologiques : " Quel était le point à partir duquel l’ébranlement de la déconvenue vous fait tomber de l’espoir dans la détresse ? ", ou encore " Il sait de quoi il s’agit ou il le devine à partir de ce qu’il sait et que j’ignore, et il sait que je l’ignore, pensa-t-elle avec une tranquille pénétration, l’esprit soudain dégagé, se sentant presque froide, impassible, capable d’accepter le pire et non pas l’appelant mais le pressant, si cela devait être, de se révéler. ", sans oublier " Il lui semblait, malgré le vertige, avoir tout compris, cependant elle ignorait encore ce qu’elle avait compris, tout en sachant que ce n’était qu’une question d’heures, de minutes peut-être, avant d’en avoir l’élucidation. Elle avait compris mais, mon dieu, comme elle redoutait d’apprendre ce qu’elle avait compris. " Voilà typiquement des sentiments qu’on ne peut sinon découvrir, du moins explorer, qu’en les écrivant, en les saisissant dans une forme - celle de la phrase en l’occurrence.

Nous disions que Tous mes amis n’est pas, loin s’en faut, le meilleur livre de l’auteur. Ce qui est une bonne nouvelle, finalement, car en lisant le livre on s’accompagne de l’enthousiasmante arrière-pensée que Marie Ndiaye peut faire beaucoup mieux, qu’elle l’a déjà fait (qu’on lise seulement Rosie Carpe), et que selon toute probabilité elle le fera encore. Le genre de la nouvelle est un genre réputé difficile ; il permet néanmoins à Marie Ndiaye de nous prouver, s’il en était encore besoin, toute l’étendue de son talent.

P.-S.

Marie Ndiaye : Tous mes amis, Les Éditions de Minuit, 176 p.

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