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Le paradis de la traduction, de Jacqueline Risset 

jeudi 27 mars 2008, par Laurent Margantin

Traductrice de la Divine Comédie et poète elle-même, Jacqueline Risset aborde la traduction comme création poétique. Du poète fondateur de la langue et de la littérature italienne aux auteurs modernes Rimbaud et Proust, une même intensité du langage est en jeu.

Il est d’ abord question de la mémoire poétique à l’ œuvre dans la Divine comédie. Dante traduit des extraits de Virgile et d’ Ovide, mais aussi des auteurs médiévaux, et certains d’ entre eux sont des personnages de l’ œuvre. Risset montre combien la langue étrangère vit dans la langue de Dante, dans ce que celui-ci appelle un « lien musaïque » qui associe le sentiment de ne pas pouvoir accéder à l’ harmonie de la langue initiale (l’ hébreu de la Bible) et l’ expérience qu’ une « douceur originaire » passe toutefois à travers la traduction. Passant du latin à la langue vulgaire, il réalise en cela une traduction ou ce qu’ il appelle une « transmutation ». Premier appel à considérer la traduction comme autre chose qu’ une édulcoration du texte initial, mais plutôt comme un mode de passage à une langue nouvelle, inédite (« en mesure de transformer et d’ élever globalement la vie des hommes », peut-on lire).

Pour les poètes, le travail de traduction a lieu au cœur d’ un laboratoire où sont en jeu tous les mélanges, toutes les opérations chimiques de la mémoire. Maurice Scève est également évoqué, lui qui fit « l’ expérience traductive » en intégrant dans un chant du Microcosme une longue description des sciences qui doit tout à un ouvrage de l’ humaniste allemand Gregor Reisch, Margarita philosophica. La traduction est donc constitutive de son œuvre, c’ est essentiellement la mémoire poétique des œuvres anciennes qui permet l’ invention d’ une poétique nouvelle et le renouvellement radical du « sens de l’ opération d’ écriture », avec une insistance sur la répétition.
Mais c’ est avec Rimbaud que se produit un bouleversement sans pareil dans le rapport entre traduction et acte créateur. Au départ, il y a cette activité d’ un enfant écrivant de son propre chef des compositions latines qu’ il apporte à son professeur en même temps que leurs traductions françaises. Il ne s’ agit pas de travaux scolaires, le jeune Arthur Rimbaud produit librement ses étranges objets littéraires, qui sont à la fois des versions latines, mais aussi des thèmes, le texte initial étant écrit dans la langue étrangère. On a évoqué au sujet de ces textes leur rôle matriciel, puisqu’ à travers les nombreuses images empruntées à Virgile, on y trouve déjà le poète Rimbaud en puissance, notamment par certains thèmes, comme par exemple celui du printemps, qui reviendra constamment dans l’ œuvre, jusque dans les Illuminations. Risset signale ainsi qu’ « en traduisant ces textes, Alain Borer et Claudia Moatti étaient frappés de constater qu’ ils retrouvaient, en traduisant au plus près de l’ original, un grand nombre de cellules rimbaldiennes étaient déjà en activité dans le travail apparemment préparatoire, et apparemment extérieur ». Lors qu’ il s’ agit d’ un poète, la distinction entre ce qui est, vu du dehors, du domaine du travail de préparation, et l’ écriture proprement littéraire, doit être dépassée. Traduire, en ce que cette opération engage la mémoire et un certain rapport - actif, créateur - au langage, peut ne pas être fondamentalement distinct d’ écrire. C’ est ce que l’ on constate encore une fois lorsqu’ on lit les traductions de Ruskin réalisées par Proust avant la composition de la Recherche. Un critique (Albert Sorel dans Le Temps en juillet 1904) ne s’ y trompe, qui fait l’ éloge de cette Bible d’ Amiens traduite par Proust : « Il a reçu la grâce, que dis-je, il a traversé le miracle (...). Cet esthète pénétré ne traduit pas ses pensées en prose décadente, il écrit, quand il médite ou rêve, un français flexible, flottant, enveloppant, en échappements infinis de couleurs et de couleurs, mais toujours translucide ». C’ est ici le style de la Recherche qui est repéré et annoncé.

Dans sa préface, Yves Bonnefoy fait le point sur cette question en insistant sur la présence de la conscience poétique autant dans l’ œuvre traduite que dans celle du poète-traducteur. On songe aussi bien sûr au Baudelaire traducteur de Poe, à Nerval recréant le Faust de Goethe en prose française (au point que Goethe lui-même confia à la fin de sa vie relire de préférence cette version !). « Une mémoire revient, en poésie, qui est mémoire de la présence par opposition à l’ incessante pratique des représentations qui est le lot de l’ adulte ». Mais, somme toute, Risset va plus loin lorsqu’ elle met en lumière l’ opération d’ écriture qui est celle de Dante, créateur et traducteur dans un même geste. Est en jeu plus qu’ une présence qui nous ramènerait selon Bonnefoy à une profondeur antérieure à l’ âge de la conceptualisation, mais une énergie de la parole. Citons pour finir et donner envie de lire cet essai ces lignes sur Dante : « La mémoire poétique de Dante est foudroyante. Elle agit avec la souveraineté du rêve, s’ empare des matériaux étrangers, de textes innombrables, avec une sorte d’ avidité enfantine qui les modèle et les incorpore à grande vitesse, avec une volupté silencieuse dont l’ exemple est la transformation d’ homme en serpent et de serpent en homme ».

P.-S.

"Traduction et mémoire poétique", de Jacqueline Risset, précéde de "Le paradoxe du traducteur" d’ Yves Bonnefoy, publié chez Hermann.

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