Le lecteur familier des romans de John Burnside comprendra l’excitation et la terreur qui me saisirent lorsque je tins entre mes mains le dernier livre de l’écrivain écossais, Scintillation, avant même de l’avoir ouvert. Je pressentais des puits de noirceur et des abîmes de cruauté. Je ne fus pas déçue…
Le personnage principal du roman est une friche industrielle côtière d’Ecosse, dominée par une usine chimique abandonnée, au milieu de bois empoisonnés, où des générations d’habitants ont travaillé. Aujourd’hui, ils sont tous morts, malades ou lâches et s’entassent dans de tristes immeubles, des « ghettos pour ouvriers ». Autour des bâtiments esseulés de l’usine, la nature prolifère et dégénère, monstrueusement nourrie de poison et de maléfices. Ce lieu sordide et purulent, c’est l’Intraville.
Depuis plusieurs années, on a constaté des disparitions d’adolescents. Cinq garçons que personne n’a jamais retrouvés. D’ailleurs, qui s’en soucie ? Tout le monde se moque éperdument de ce qui arrive aux enfants de l’Intraville, surtout les gens de l’Extraville, qui vivent dans des villas cossues, loin des émanations mortifères. « Les familles elles-mêmes renoncent au bout d’un moment et sombrent dans une stupeur muette, ou dans un triste mélange d’apathie et de sherry britannique. » Les gens sont devenus fatalistes, résignés et certains choisissent de croire (ou de faire semblant de croire) la version officielle, largement diffusée par les autorités locales. Les cinq garçons seraient partis de leur propre gré, des jeunes d’une quinzaine d’années ayant famille et amis, sans prévenir, pour tenter leur chance dans le vaste monde ! L’invraisemblance de cette thèse est criante mais la plupart des résidents de l’Intraville n’ont plus la force de crier. Il s’en trouve quand même quelques-uns, un petit groupe d’irréductibles qui entre en effervescence après chaque nouvelle disparition et qui soutiennent que les cinq garçons ont en fait été assassinés et qu’ils sont sans doute « enterrés quelque part dans les ruines de l’ancienne usine chimique, entre l’Intraville et la mer, où leurs corps mutilés se décomposeront vite, sans laisser de traces qu’on puisse différencier des animaux morts et des restes non identifiables que les gens trouvent sans arrêt là-bas. » La ville poursuit le but qui lui a été assigné : un lent pourrissement qui suit son chemin, s’infiltrant dans les moindres interstices des bâtiments, dans chaque broussaille, au creux des pierres et dans les corps. L’usine avait réussi son entreprise de mort : « Où qu’on regarde, on découvrait des preuves des effets de l’usine sur l’environnement : allées d’arbres morts, noirs et squelettiques, le long de l’ancienne voie ferrée et des routes d’accès ; énormes amas de rocs sulfureux dont on avait laissé les effluents s’évaporer au soleil. Quelques pêcheurs acharnés trouvaient des créatures marines mutantes échouées sur la grève, là où les grands navires étaient jadis chargés de milliers et de milliers de barils contenant on ne savait quoi, et certaines personnes affirmaient avoir vu des animaux bizarres dans les parcelles de forêt restantes, ni malades ni mourants, mais pas bien non plus, la gueule hypertrophiée et le corps enflé, difforme. » Les humains non plus, depuis l’implantation de l’usine, n’allaient pas bien. Des formes rares de cancers se manifestaient inexplicablement en série. On constatait un nombre effrayant de dépressions, un nombre incroyable d’affections incurables et des troubles du comportement chez les enfants. Ce scandale écologique va immanquablement de pair avec la corruption de la police locale, soumise à l’oligarchie de l’Extraville. Tout est donc (ou sera) soumis à la décomposition.
Au milieu de toute cette horreur, contaminés par cette atmosphère irrespirable, on finirait par manquer d’air si l’un des narrateurs (le roman est polyphonique), un adolescent de quinze ans, ne venait pas insuffler des bouffées d’oxygène et d’optimisme dans cet univers glauque. Leonard est un garçon de l’Intraville mais il fait figure d’exception tant son appétit de vivre confine à l’incongruité devant tant d’apathie. Il pense que si on veut rester en vie, « ce qui n’a rien de facile dans un endroit comme celui-ci, il faut aimer quelque chose (…) ». Leonard aime l’usine chimique, les filles et surtout les livres, ceux de la bibliothèque car il n’a pas les moyens de s’en acheter. Pas n’importe lesquels, pas des « bouquins débiles qui parlent de cow-boys, d’infirmières et d’espions » et encore moins « des manuels d’autoperfectionnement à la con et des romans pleins de gens riches qui ont des liaisons follement passionnées avec leur prof de tennis et tout le merdier », sans parler de ces livres qui sont destinés aux « débiles » de l’Intraville, ceux où l’on explique « Comment je ne sais quel milliardaire à la con a amassé son pognon. Comment tel ministre en place s’est battu pour sortir des quartiers défavorisés afin de mieux s’adonner à la corruption avec tout un chacun ». Leonard lit Dostoïevski, Virginia Woolf, Proust, Conrad, Dickens, Fitzgerald et « ce foutu Hemingway » dont il s’était demandé « pourquoi personne n’avait jamais acheté de dictionnaire à ce mec » ! En dépit d’un cadre de vie pathogène, Leonard, grâce à la littérature, mais aussi à sa capacité de voir la beauté dans l’horreur, échappe à la morosité ambiante. Il reste persuadé qu’une société peut être purgée de ses vices, qu’il est possible de tout effacer et de repartir à zéro : « C’était la ville qu’il fallait démolir, l’Intraville et l’Extraville, les alignements d’immeubles et les villas, les pauvres et les riches, tout. Il fallait tout abattre et tout recommencer. Alors les gens pourraient commencer à s’en aller plus loin, à s’en aller dans le monde pour éduquer les autres, allant de place en place, ramenant le plaisir d’être en vie. » Son enthousiasme salvateur, même s’il fait sourire, ne peut que séduire puisqu’il est capable de garder une confiance dans l’humain. Il n’hésite pas à secouer et éveiller les consciences : "Je ne suis pas en train de dire qu’il faut essayer d’aider les gens en Somalie ou d’arrêter le massacre des forêts tropicales, simplement on n’éprouve absolument plus rien si ce n’est un vague sentiment d’inconfort ou de gêne quand on voit les arbres déchiquetés et les coulées de boue, ou les enfants amputés dans les hôpitaux de campagne - et c’est impardonnable de poursuivre sa vie pendant que ces choses-là arrivent quelque part. C’est impardonnable. Tout devrait changer quand on voit ça." Pourtant, Leonard sera également confronté au crime et à la bêtise crasse. Une rencontre changera finalement sa vie et l’emmènera ailleurs, là où il aura toujours quelque chose à aimer.
Scintillation est un roman qui explore des possibilités et à ce titre il est inclassable. Certes, il tient du roman d’anticipation, du roman policier, du thriller voire du roman d’apprentissage, mais on ne saurait l’enfermer dans une catégorie alors qu’il est foisonnant et ouvert. Scintillation est aussi une réflexion sur la littérature et notre capacité d’espérer dans un monde en voie de destruction, l’Intraville étant une métaphore du principe de mort à l’œuvre dans nos sociétés.
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