Kévin admirait le paysage, debout devant la porte de la cabane. Ils étaient arrivés hier, après des heures de mauvaise piste. Depuis qu’il séjournait en altitude, à une journée de marche du Refuge du Loup, Kévin se sentait plus loquace. Euphorique presque, était-ce un effet de l’altitude ? Il croyait plutôt à l’influence des magnifiques paysages qui les entouraient (la mer lui procurait des sentiments similaires) : cette vallée suspendue, les pentes couvertes de forêts de sapins et d’épicéas, parsemées de hêtres somptueux, qui laissaient progressivement la place à la prairie fleurie, au bord de laquelle la cabane avait été construite. A droite de la porte, une source sortait de terre. Canalisée par un tuyau de métal, elle coulait en continu dans un tronc de mélèze évidé. Le trop-plein filait dans la pente pour former un minuscule ruisseau qui serpentait entre les roches et rejoignait l’ombre des arbres. A l’ouest, des sommets dominaient, entourés du vol des corbeaux. On pouvait y observer aux jumelles des troupeaux de chamois qui arpentaient les flancs d’éboulis.
Cet emplacement en bordure de forêt était idéal, il rendait la cabane peu visible. Kévin aimait cette vie intrigante qu’ils menaient à présent, Mathilde et lui. Il s’imaginait tel un personnage de roman ; c’était comme s’il devenait le spectateur attentif de sa propre existence. Alors Kévin se voyait grandir, devenir important, non pas aux yeux de la société conventionnelle mais au seul regard, large, de son imagination. Depuis qu’il se sentait en accord avec sa mythologie personnelle, il se moquait des conséquences de ses actes, des années de prison qu’il risquait s’ils étaient pris. L’exaltation juvénile de vivre hors la loi compensait tous les risques. Il se sentait libre enfin, dégagé de son costume étriqué de Directeur des Ressources Humaines, costume acquis pourtant au prix de mille efforts, lui qui venait d’un milieu modeste d’ouvriers. Ses parents voyaient son ascension sociale comme une réussite, mais lui n’était pas dupe de la médiocrité de son sort, directeur ou pas. Cet enlèvement était à ses yeux la conquête de sa propre liberté, une revanche prise non seulement sur l’ordre de Dumenclin, mais sur l’ordre social tout entier.
Mais en lui de l’ombre montait. Il la sentait confusément mais il ne souhaitait pas s’attarder dans ses parages. Il les devinait tourmentés. A tout chambouler dans sa tête, à brûler chaque certitude, Kévin avait perdu ses repères. A part à ses désirs personnels, il ne croyait plus en rien. A ses yeux, le mot si commun de « morale » avait perdu la moindre signification. Disons qu’il noyait la morale parmi les tendances de son tempérament. Il était donc capable du meilleur comme du pire. Cette capacité décuplée se doublait d’une nature qui, dans certaines circonstances, devenait hermétique à toute sensibilité. Il n’avait pas seulement acquis le cynisme, il avait aussi trouvé l’indifférence.
Une caresse dans son dos interrompit sa réflexion, Mathilde sortait de l’intérieur sombre de la cabane. Dumenclin rongeait son frein dans la pièce du fond, visiblement en état de légère dépression.
Kévin en profita et prit l’initiative. Curieusement, il posa une question empreinte de gravité, au risque de briser son euphorie du moment : L’autre jour, vous m’avez demandé à quoi je pensais, vous souvenez-vous ? Mathilde acquiesça d’un geste léger du menton, esquissant un sourire. Une mèche de ses cheveux blonds agaçait sa bouche, elle la repoussa de l’index.
Kévin reprit la parole :
- Cette pensée, en fait, était davantage une question. Vous seule en possédez la réponse : Samuel, était-ce moi son père ?
Mathilde cilla des yeux, sa tête eut un brusque recul, puis elle reprit un port normal. On aurait dit qu’elle venait de recevoir une chiquenaude au visage, une énergique et minuscule chiquenaude. Il aurait pu ne rien voir, mais il était à l’affût des moindres remous du visage de Mathilde.
- Pourquoi cette question, si étrange ?
- Etrange peut-être, mais est-elle déplacée ? Répondez-moi. Son ton devenait plus insistant, il se méfiait des détournements de Mathilde, habile à mener les conversations à sa guise. Avec Kévin, la partie n’était pas facile.
S’ensuivit un silence, Mathilde était visiblement désarçonnée. Les mots ne franchissaient pas le seuil de ses lèvres, elle semblait chercher de l’air.
Puis elle jeta d’un coup :
-Oui, Kévin. Samuel était bien votre fils… Il était notre fils.