Simone Dumenclin vivait à proximité de son calendrier. La première chose qu’elle faisait en se levant, c’était d’aller vérifier la date du jour. Elle l’auscultait avec nervosité, y revenait même plusieurs fois dans la journée, songeuse. La date du 13 juin figurait cerclée de rouge. Il était troublant de songer que cette date fatidique pouvait passer, aux yeux d’un étranger qui aurait aperçu la marque sur le calendrier, pour un simple rendez-vous à ne pas manquer. Et rien de plus. Pourtant ce cercle rouge était semblable à un œil sur la carte des jours, un œil au mur qui observait Simone à chaque fois qu’elle y revenait, subjuguée, hypnotisée par son pouvoir de fixation, tel un judas vrillé sur sa roublardise et sa capacité d’attachement. Les deux pesaient sur la balance.
Elle avait pris sa décision et s’en trouvait plus sereine. Elle avait pour cela procédé de la manière la plus rationnelle possible, elle qui détestait les horoscopes et la médecine non conventionnelle, ne voyant dans ces pratiques que charlatanisme et relents de sorcellerie. Seulement voilà, sa capacité à évaluer clairement la situation était dépassée. Sa cupidité se voyait régulièrement troublée par un soupçon de scrupule, mais surtout par ce qu’il est convenu d’appeler la peur du gendarme.
Elle connaissait le vice de son amant. A ses yeux il s’agissait bien d’un vice : une mauvaise habitude dont le sérieux Georges Dufour ne parvenait pas à s’affranchir. Georges entretenait une addiction parfaite à ce qu’il appelait la décision pendulaire. Si d’ordinaire il restait discret sur ce point, Simone l’avait surpris à plusieurs reprises questionnant son pendule, attendant de cet objet un éclairage sur une situation. Toutes sortes de situations : l’attitude à avoir avec un collègue agressif ou face à la revendication d’un subordonné ; quel costume revêtir avant une réunion importante ; la destination des congés de la semaine prochaine… La liste était infinie. Georges ne délaissait jamais son pendule, lequel restait toujours dans la poche droite de son pantalon. Il ne doutait pas de l’efficacité de ce porte-bonheur, c’était en outre une manière pour lui de se trouver un don particulier, à proprement parler extraordinaire. Du moins en allait-il ainsi à ses yeux. Cela lui suffisait. Georges Dufour éprouvait un penchant affirmé pour la suffisance.
La démarche de sa maîtresse avait été d’une extrême simplicité : J’ai une question à te poser, Georges, c’est oui ou c’est non ? Il s’agissait entre eux d’un rituel parfaitement rôdé. Le devin n’avait pas cherché à en savoir davantage : Simone utilisait toujours cette formulation de manière à signifier sa volonté de rester secrète. Heureux d’être sollicité pour cet outil fumeux, Georges avait sorti son pendule puis exigé le silence. Il se rengorgeait, bombait le torse, faisait l’important en fronçant les sourcils. Il tenait son pendule entre le pouce et l’index, concentré, calme ; au bout d’une minute le pendule commença sa légère rotation. Georges attendit que le sens de celle-ci se confirmât pour déclarer, sûr de lui : c’est oui.
Alors Simone décida : ce serait non. Elle devait agir et notamment trouver le matériel nécessaire. Elle avait déjà son idée sur la question. Elle consulta sa montre. Elle avait tout juste le temps.
Ainsi se rendit-elle sans tarder au siège de la Compagnie Dumenclin. L’heure de la fermeture des locaux approchait mais la secrétaire pouvait bien rester encore quelques minutes. Elle n’en avait pas pour longtemps. Il n’y aurait pas de quoi faire une histoire, ni réclamer des heures supplémentaires. Elle put ainsi la rassurer au passage, car si Hector n’était guère transparent sur la gestion de son agenda, il ne lui était jamais arrivé de s’absenter plusieurs jours sans prévenir ses plus proches collaborateurs. Elle expliqua à l’assistante que son mari avait dû se rendre en urgence à Paris pour une affaire importante, et qu’occupé comme il était, il avait omis de la prévenir. Il lui avait demandé un papier important resté dans son bureau. Simone s’était alors enfermée une dizaine de minutes, le temps de trouver ce qu’elle cherchait. Avant de partir, Simone manifesta son souhait de descendre dans l’atelier afin de prélever un échantillon de granulés. Hector en aurait besoin dès son retour, pour des tests de qualité.