Un.
Mathilde ferma la porte à clefs. Dehors le vent soufflait dru et l’on imaginait l’océan gronder. Gronder si fort que le bruit montait jusqu’ici. Je n’aimerais pas être un marin au large cette nuit, dit-elle. Il faut penser à eux.
Il imaginait l’anxiété dans sa voix, neutre pourtant. Il imaginait le passé qui pointait dans les mots. Il imaginait la tristesse, ensuite la solitude.
Il ne parvenait pas à imaginer la vie au large dans les navires : l’étroitesse des habitacles, le silence anxieux des hommes et la furie dehors qui tabassait les tripes, dedans. Les épaules des marins se cognaient aux angles, les mains cherchaient des appuis pour tenir les corps debout. Elles s’agrippaient, les tendons comme des cordes, les muscles des avant-bras noués. Dans les bannettes, les yeux des hommes à l’estomac solide couraient sur les lettres lues et relues.
Son esprit était ailleurs.
Par instant, des soufflées de pluie battaient les vitres. Les regards cherchaient à l’extérieur, à l’affût de quelque chose qui pourrait survenir. Soudain sonna l’horloge, d’un bruit rond d’intérieur, profond, un bruit domestique, rassurant comme une porte fermée sur le mauvais temps. Vingt-deux heures. Que diriez-vous d’une tisane ? Il acquiesça de la tête puis se dit que ce n’était pas assez. Il devait l’accompagner davantage, pas seulement par politesse : volontiers, merci.
Déjà l’eau bouillait dans la cuisine. Mathilde n’avait pas attendu sa réponse, elle connaissait par cœur le rituel. Tout était prêt. Elle se leva, lissa sa robe puis disparut derrière la porte.
Il connaissait l’histoire de cette double disparition. Il ne la connaissait que trop bien. Elle avait creusé un trou dans l’existence de cette femme, un morceau de matière vivante s’en était définitivement allé. En mer, par le fond de l’océan. Pourtant il avait bien fallu vivre, disait-elle souvent, comme pour s’encourager. Il l’entendait prononcer ces mots, la phrase résonnait en lui. Dans la cuisine des bruits de tasses en porcelaine secondaient ses souvenirs.
Huit années s’étaient écoulées depuis. Leur bateau avait sombré brusquement, éventré sur un récif tandis qu’ils auscultaient l’épave du Vengeur. C’était du moins l’explication officielle. Louis et Samuel étaient à bord, ils eurent juste le temps d’alerter les secours. Lui, il était en plongée, il planait en nageant, légèrement au-dessus de l’épave. Voici ce qui l’avait sauvé : il était déjà dans l’eau ce jour-là, palmes aux pieds, de l’air en bouteille dans le dos. Tranquille, tout était réglé comme du papier à musique. Il nageait dans un océan de sérénité. Il ne se souciait presque plus, déjà, de ce qui se passait en surface, avant qu’il perçoive les ondes et les remous d’une masse qui voulait rejoindre le fond. Devenir épave à son tour. L’arrière du navire s’était enfoncé le premier, puis tout le reste avait suivi.
Il n’avait pas bronché. Il avait senti une onde froide l’envahir, une froideur immobile de profondeur, un remugle de tombe, un mélange de sous terre et de sous l’eau.
Rien, il n’avait rien fait pour les sauver. Pas même deux brasses dans leur direction, l’une pour le père, l’autre pour le fils. Il était resté immobile, immuable comme le Saint-Esprit.
Deux êtres enlevés d’un coup, un père et un fils, une coupure de ciseaux dans une lignée. Mathilde restait avec ses yeux pour pleurer. Et c’était tout. Tout le reste avait coulé, presque tout. Car un homme restait à ses côtés, qui, à cet instant, s’apprêtait à boire une tisane avec elle.
Depuis le drame, leur liaison n’avait plus nécessité le secret. A cause d’une passion pour l’histoire et d’une frégate de la seconde guerre mondiale, coulée au large de la côte.
Ce jour-là, la passion de l’histoire avait mené au pire. C’était un six juin.