Introduction
Nous ne reviendrons pas sur le débat qui entoure les littératures francophones, ou de la place du français dans les programmes scolaires. Mais une chose est sûre, c’est que chaque communauté, dans l’espace francophone, avait une langue particulière. Et qu’à la rencontre d’une autre, elle a perdu ou s’est enrichie.
L’objectif de cet article est de voir comment, à l’intérieur de ce moule francophone, les écrivains gabonais se positionnent et se créent un style spécifique. Parce que si la littérature gabonaise (Ndemby Mamfoumby 2011) est jeune, il n’empêche que ces écrivains intègrent aussi rapidement en eux l’idée de la sauvegarde des cultures endogènes. Rien à voir avec le développement d’une littérature nationale ou un désir de protectionnisme culturel, mais le besoin d’exister sans être l’Autre.
L’évolution tumultueuse historique du français voudrait d’abord qu’on s’arrête sur la situation de la langue française dans les pays qui la pratiquent. Ce regard nous amène à comprendre la situation gabonaise dans ce contexte universel de partage des savoirs. Si la langue française tient une place importante dans les échanges entre les sujets-parlants, l’inquiétude est de savoir si la présence écrasante du français peut entraîner la disparition des langues d’origine.
Une idée historique de la perception du français dans le monde francophone
Le caractère oxymorique Peau noire, masques blancs de Franz Fanon (1952 : 30) posait déjà, à l’époque de la Négritude, le problème de langue. S’il définissait la langue comme une façon « d’assumer une culture » [1], il n’est pas étonnant de percevoir la langue française, en tant que culture, corps ou mode d’emploi, comme une pratique suscitant soupçon et inquiétude. Car, au-delà de la langue, vue comme cet outil de communication, le français a été fondamentalement perçu comme la voie de colonisation et de domination culturelle. Le roman de l’Afrique Subsaharienne a été matinalement confronté à ce qui était perçu comme la voie du salut lorsqu’on avait appris la langue et la culture françaises.
De nombreux titres vont acter ce conflit. On peut noter l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Les Soleils des indépendances (1970) d’Ahmadou Kourouma. Dans tous ces romans, l’action des personnages est généralement mal reçue par la communauté, surtout par le chef du clan ou de famille. Sur le plan critique, des textes et travaux de recherche montrent qu’il y a toujours une querelle interminable entre les cultures d’Afrique (Noire et du Maghreb) et d’Occident, parce que les traditions linguistiques sont différentes : société dite orale et écrite. Nora-Alexandra Kazi-Tani (1995 : 14) consacre un ouvrage critique sur cette question entre l’oral et l’écrit montrant que la frontière entre les deux est transgressée. C’est dans la volonté d’aller chercher dans la tradition que réside l’originalité du roman africain, en ce sens que « l’écriture réalise la double performance de donner l’illusion de la chaleur de la voix humaine et celle d’impliquer le lecteur ».
Le centre de recherche d’études francophones va organiser un colloque sur la question des littératures francophones. L’intérêt sur ce phénomène de diglossie dans le monde francophone est exprimé à travers de nombreuses théories pour essayer de donner une nouvelle définition de la littérature française vue de l’Afrique et d’ailleurs. Jean Claude Blachère (1993 : 129-233), Dominique Combe, Papa Samba Diop, Mwatha Mussadji Ngalasso, Pierre Halen, Bernard Mouralis vont développer, dans leurs différents travaux, l’évolution et la situation de la langue française et l’idée de la parler, l’expression plurielle des littératures francophones et pour ne plus parler de littérature française, afin de tenir compte des réalités locales et éviter cette opposition permanente, puisque les pays d’accueil avaient déjà des langues parlées et structurées.
La résistance de ces structures linguistiques locales, pour ne pas parler de conflit, montre qu’au bout du compte la tâche d’imposer totalement le français pouvait s’avérer très difficile, d’où les stratégies utilisées par les uns et les autres pour essayer de valoriser leur identité. La coopération française multiplie par exemple des actions de soutien à la langue française en apportant une contribution financière ou morale aux structures et associations qui se mobilisent autour de la langue de Molière. Elle soutient par ailleurs des revues pour la promotion de la langue française dans des régions à connotation fortement anglophone. La revue French Studies in Southern Africa, dont le numéro spécial 40 (2010), dirigée par Francesca Balladon et Céline Peigné, avait pour titre : « le français en Afrique du Sud : une francophonie émergente ? »
Il faut donc dire que le voyage du français, depuis la colonisation jusqu’à nos jours, a été toujours jalonné par de nombreuses zones de turbulences. En effet, l’opération séduction de parler, écrire et vivre en français a été toujours considérée comme une marque de continuité de la colonisation, donc une volonté d’afficher une supériorité linguistique de la France sur les pays colonisés. Les débats autour de la place du français et de son étude dans les pays africains seront parfois houleux, au point qu’un compromis semble être né de cette querelle. Certains pays comme le Sénégal, voire le Mali et autres pays de l’Afrique de l’Ouest vont faire cohabiter leurs langues locales comme le wolof (langue quotidienne) avec le français (langue administrative). Si des pays comme le Congo Kinshasa et le Congo Brazzaville parlent toujours lingala, le Gabon reste le maillon faible de cette lutte linguistique affichée et lancée dès les indépendances.
Evidemment notre intérêt n’est pas de nous positionner en qualité de juge pour dire si l’apprentissage du français s’impose ou pas. Mais l’intérêt est plutôt de voir comment ce conflit de langue aboutit à une sorte de complémentarité positive [2]. Ce devoir d’exister fait que dans les textes littéraires par exemple, il y a de plus en plus une idiomatisation du discours. Les langues d’origine interfèrent dans la langue importée ou d’emprunt. Des mots, des noms, des expressions ou même des chansons et mythes de la culture de l’auteur participent de cette stratégie d’écriture que les écrivains mettent en place. Les plus en vue dans ces cas sont : Ahmadou Kourouma (Les soleils des indépendances), Sony Labou Tansi (La vie et demie 1978), Olympe Bêly Quenum (Le chant du lac), Alain Mabanckou (Verre cassé). Certains écrivains comme Sami Tchak ont même franchi la ligne rouge en traduisant son texte en tem sa langue maternelle, puis en mina, la langue la plus parlée au Togo. C’est Femme infidèle, paru en 1988 aux NEA, repris par les éditions Graines de pensées (2011) qui fait l’objet de cette traduction.
Stratégies narratives ou quête identitaire dans le roman gabonais
Si le problème d’une langue nationale parlée semble toujours se poser au Gabon [3], il faut tout de même dire qu’il y a une prise de conscience qui se développe chez les romanciers gabonais. Une certaine réappropriation de la langue est plus qu’évidente dans de nombreux textes. On peut citer Moussirou Mouyama avec Parole de vivant (1992), dont les noms des personnages et quelques idiomes relèvent directement de sa langue d’origine : la langue punu. Jean Divassa Nyama met au cœur de sa philosophie d’écriture une stratégie qui consiste à coloniser la langue française, d’autant plus que ces textes sont noyés par les expressions de sa langue culturelle, relevant de la même catégorie ethnique que le premier cité. Tout le travail onomastique et toponymique est fait à partir de ses sources culturelles. Il suffit de parcourir La vocation de Dignité (1997), Le Bruit de l’héritage (2001) ou L’Amère saveur de la liberté (2013) pour voir qu’il y a un vrai rapport entre l’écrivain et ses origines. L’implication de sa langue d’origine est telle qu’on a l’impression que Jean Divassa Nyama écrit d’abord en langue Punu, la langue française se manifestant ici comme un palimpseste. Certains critiques s’accordent à dire qu’il est le romancier gabonais dont l’œuvre s’enracine plus que d’autres dans la culture du terroir. Clément Moupoumbou (2013 : 115) montre dans ce sens qu’il y a finalement chez cet auteur une conscience d’écriture qui s’entend comme un « projet d’une œuvre qui se voue à rendre manifeste une culture par ailleurs vivante, et à partir de laquelle l’écriture se nourrit, ne résist[ant] pas à recueillir le moindre fait social, comme dans une fusion de l’or où la moindre particule d’une pépite est un joyau inestimable »
La culture et les traditions demeurent ainsi des éléments essentiels dans le conflit qu’on pointe chaque jour dans les textes, parce que leur inscription constitue aussi pour les écrivains, comme le souligne Grégoire Biyogo (2001 : 246), un « exercice de jubilation dont le jeu ouvre sur l’extase ». Dans le roman gabonais, la lutte existentielle est menée surtout par une génération qui a grandi dans ses valeurs. Outre Jean Divassa Nyama, on peut aussi convoquer Honorine Ngou avec Féminin interdit (2007) ou Justine Mintsa pour son Histoire d’Awu (2007). Ce sont des textes qui portent des expressions et des noms issus de leur langue maternelle qu’est le fang. Entre écrire en français pour véhiculer ou diffuser leurs valeurs, ces auteurs mènent un combat farouche contre la disparition de ces traditions qui ont fait d’eux des hommes et des femmes de culture.
Nous pouvons aussi clairement observer un écart de visions entre les première et deuxième générations d’écrivains. Car là où Nazi boni (Crépuscule des temps anciens) craignait la disparition du temps des anciens, Cheikh Hamidou Kane, dénonçait l’impérialisme et la colonisation de la langue française, Divassa Nyama, Honorine Ngou et des écrivains d’autres horizons prennent ce même français comme un outil de combat et de sauvegarde des traditions.
Il y a une déterritorialisation (Derrida) du phénomène linguistique avec les effets qui s’ensuivent. Puisque l’appropriation de la langue française se pose au locuteur comme une double peine au niveau de la conscience, c’est à l’intégration des mots locaux dans le texte que l’on s’en tient. L’irrépressible conscience de se sentir exister se manifeste aussi dans les éléments de la culture endogène qui apparaissent dans la production fictionnelle.
L’évolution de la langue française, dans son appropriation par les auteurs non français, montre qu’elle se renouvelle au fil du temps. La littérature se caractérise, depuis des années 2000, par non seulement un renouvellement de générations d’écrivains [4] mais aussi par l’importance que ces derniers accordent au travail de la langue. En effet, le combat n’est plus le même, parce que le français, en tant qu’outil de communication, s’est tropicalisé depuis un temps. Autrement dit, il y a un français écrit et en partage sous les tropiques.
Les romanciers gabonais ont adopté une oralisation de l’écriture pour faire passer un message ou pour se faire entendre par le plus grand nombre. Il y a donc un changement de cap puisque le destinataire est désormais différent. Quand Janis Otsiémi intitule son œuvre La bouche qui mange ne parle pas (2010), le public visé est d’abord gabonais plutôt que français. Ce titre peut susciter un enrichissant conflit d’interprétation, selon qu’on est dans l’un ou l’autre espace linguistique. La fécondité de cette réappropriation de la langue est présentée comme un trophée de guerre si l’on s’en tient à ce passage accompagnant le titre principal du roman Le chasseur de lucioles (2013) : « l’écrivain qui fait des bébés à la langue française ».
Même s’il faut avouer que cette volonté d’écrire comme on parle peut altérer le sens (puis qu’il n’y a pas d’explication en note de bas de page), il n’empêche qu’une expérience langagière rend compte d’un imaginaire gabonais. Dans cette volonté d’écrire « un autre dire », Charline Effah avec Percées et chimères (2011) intègre des onomatopées « Kié kié kié » ou des injonctions comme « A mouf là-bas ! » (p30), acceptant d’assumer sa culture fang à laquelle s’ajoute un discours commun propre à la communauté linguistique gabonaise : « il faudra que tu songes à laver le corps » (p.13), traduisant le dialogue que Mélina tient avec son double.
Cette phrase de Mélina pose un problème d’interprétation parce qu’elle laisse apparaître une ambiguïté phonique et même sémantique. L’idiome « laver le corps » prendrait une connotation différente selon qu’on serait à Paris ou à Libreville. Là-bas, l’expression s’assimilerait plutôt à laver les morts, ou effectivement « laver le corps » si celui-ci est sale. En revanche dans le champ linguistique national et sous régional pour lequel il se construit, le sens de ce discours n’est guère altéré ; dans sa compréhension et son interprétation, le destinataire vivant à Libreville voire à Yaoundé, parce qu’ils partagent les même schèmes de représentation et présupposés culturels, se comprennent. Dans leur entendement « laver le corps » prend un virage à 180°, puisque le sens et la signification diffèrent de la compréhension hexagonale. Cela suppose en effet de faire une cure mystique ou traditionnelle, qui consiste à aller voir un marabout ou un nganga qui est supposé avoir le pouvoir d’extirper tout le mauvais sort du corps du malade. C’est de la guérison à la médicine traditionnelle et africaine dont il est question ici.
Ce décentrement du destinataire est encore plus manifeste chez Joseph Tonda (2013) qui, dans une déconstruction du langage, embraye le pas des autres écrivains du même espace littéraire. Il ne s’attarde pas à donner des explications aux termes locaux qu’il emploie. Pour lui, écrire c’est créer et non s’expliquer ou se justifier sur le choix lexical ou/et sémantique. C’est à travers les mots « kala-kala », des expressions idiomatiques comme « on est ensemble, Jérôme ! » (p.141) ; ou « qui a fait tomber cette terrible pluie », expression qui nous rappelle le procès (de la langue ?) du père Lékibi (dans Jazz et vin de palme) qui va sceller sa peine. Toutes ces expressions sont maintenant à recueillir dans le quotidien de l’auteur et non dans le Larousse ou le micro Robert. Si « kala-kala » renvoie à autrefois ou à depuis longtemps, pour exprimer la durée de l’événement ou de l’action, « Faire tomber » exprime par contre une relation de l’homme avec les esprits supérieurs, c’est-à-dire cette capacité qu’a un sujet de dialoguer avec les êtres invisibles.
Nous constatons, au même titre que Lise Gauvin (1997 : 8), que la langue française dans l’espace littéraire gabonais est refaite, défaite, recomposée et devenue imparfaite, du fait qu’une tentative de symbiose s’opère malgré elle. C’est ce principe qui amène Madeleine Borgomano (1998) à présenter le système linguistique francophone comme cette « somme de toutes les appartenances » de l’écrivain.
Conclusion
La langue française rassemble un public hétérogène autour des représentations, des valeurs qu’elle véhicule et façonne des interactions sociales. La cohabitation entre les différentes langues n’est peut-être pas à craindre. C’est le métissage culturel auquel on assiste à tous les niveaux de la société, celui-là même qui propose des possibles aux locuteurs. Ce partage d’une langue commune dans ses formes diverses « permet aux individus de manifester leur adhésion à un groupe, d’assurer un lien social et de contribuer à son renforcement » (Ruth de Oliveira : 103).
Les écrivains gabonais participent, à leur manière, de l’enrichissement à la fois de la langue française en lui imprimant un imaginaire qui leur est propre. Il subsiste dans leur expérience linguistique, les éléments essentiels de leur culture que leur langue d’origine a façonnés. C’est un regard de choses qui corrobore l’idée de Roland Barthes (1972 : 16) selon laquelle « l’écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir », donc se voulant ainsi être cet outil qui assure la transmission des savoirs et le partage des cultures à un moment donné de l’histoire.
L’usage du français n’éradique en rien, chez les écrivains gabonais, la revendication leur africanité et inscrit dans l’histoire une part de leur créativité. Sewanou Dabla (1986 : 236) avait déjà clairement annoncé cette « novation et signification » lorsqu’il soulignait que « la novation dans le roman africain francophone d’aujourd’hui apparaît donc comme une réponse plausible à la modernité la plus récente ». Il s’agit d’une adaptation à la conjoncture historique qui sauvegarde la créativité. Elle prend en compte des pratiques littéraires actuelles, des nouvelles habitudes sociales, donc des personnages et de l’évolution de la vie quotidienne.
Bibliographie sélective
Balladon, Francesca & Peigné, Céline. 2010. « Eléments sociolinguistiques pour une réflexion didactique du FLE en milieu universitaire plurilingue » In : French Studies in Southern Africa. Pietermaritzburg. AFSSA : 103
Barthes, Roland. 1972. Le Degré zéro de l’écriture. Paris : Le Seuil.
Blachère, Jean-Claude. 1993. Négritude. Les Ecrivains d’Afrique Noire et la langue française. Paris : L’Harmattan.
Dabla, Séwanou. 1986. Nouvelles écritures africaines. Paris : L’Harmattan.
Biyogo, Grégoire. 2001. « Grammaire de la littérature francophone : vers un modèle transversal ? In : Littératures francophones : langues et styles. Paris : L’Harmattan.
Borgomano, Madeleine. 1998. Ahmadou Kourouma, Le « Guerrier » Griot. Paris : L’Harmattan.
Effah, Charline. 2011. Percées et Chimères. Paris : Jets D’encre.
Fanon, Franz. 1952. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil.
Gauvin, Lise. 1997. L’Ecrivain francophone à la croisée des langues, entretien. Paris : Karthala.
Kazi-Tani, Nora-Alexandra.1995. Roman Africain de langue française au carrefour de l’oral et de l’écrit. Paris : L’Harmattan.
Moupoumbou, Clément. 2013. « littérature et peinture : le traitement de la légende du perroquet chez Divassa Nyama et Antonio Maria Esquivel (1806-1857) ». In : Les Grands auteurs Gabonais N°1. Jean Divassa Nyama. Libreville : CRELAF
Ndemby Mamfoumby, Pierre. 2011. « Le roman gabonais en question : histoire, critiques et éléments d’analyse ». In : Les Ecritures gabonaises : histoire, thèmes et langues. Tome 1, rééd. Libreville : Odette Maganga.
Otsiémi, Janis. 2010. La bouche qui mange ne parle pas. Marseille : Jigal.
Otsiémi, Janis. 2013. Le chasseur de Lucioles. Marseille : Jigal.
Tonda, Joseph. 2013. Chiens de foudre. Libreville : Odette Maganga.