« Derrière tes pensées et tes sentiments, mon frère, se tient un puissant maître, un inconnu montreur de route – et qui se nomme : soi. En ton corps il habite, il est ton corps »
Friedrich Nietzsche
Entrer dans l’histoire des formes symboliques à partir du corps, c’est dégager une perspective spatio-temporelle immense et encore inexplorée à l’histoire de l’esprit. Depuis le XIXe siècle, l’évolutionnisme a donné à l’homme une nouvelle échelle pour se penser : une déferlante de formes vivantes s’engendrant depuis la nuit des temps, une spirale de complexification et de diversification matérielle l’obligeant à repenser sa place dans l’histoire étendue à la nature entière. Quelques explorateurs se sont engouffrés dans la brèche vertigineuse : ils ont découvert que la pensée de l’homme est une image de sa façon d’être au monde, que cette façon bouge et charrie avec elle une mémoire qui a pris au cours du temps de nombreuses formes, à la mesure de l’ingéniosité physique des corps qui les ont produites. La « mémoire moteur » qu’est le corps détermine son point de vue sur le monde : toutes les formes symboliques instituées, les philosophies, les économies, les existences, en découlent. Ce perspectivisme est à la fois une clé de compréhension et un motif de transformation des formes symboliques instituées. Le « renversement des valeurs » de Nietzsche, qui n’est pas une substitution positive et autoritaire d’un système par un autre mais une question destructrice des visions du monde en cours, commence là où a été pensé et expérimenté que changer d’état de corps revient à changer de monde. La paléontologie visionnaire d’André Leroi-Gourhan, l’acte de démolition du jugement de Dieu par Antonin Artaud, l’ « allogisme » décrit par Charles Duits ou encore la terrible « métaphysique expérimentale » de Roger-Gilbert Lecomte, sont autant de points d’entrée dans ce domaine d’accélération prodigieuse des formes qu’est l’évolution et autant de lieux de sortie d’un état du monde qui se juge lui-même irrespirable, dont la forme symbolique est le krach, la crise, l’effondrement, le jugement dernier [1]. Il s’agit d’en finir (encore une fois, et autant de fois qu’il sera nécessaire) avec ce jugement auto-saturant qui n’est qu’une forme, particulièrement insidieuse et élaborée, de l’exploitation de l’homme par l’homme.
La machine anthropologique
« L’équipement sensoriel [de l’homme], mis au service d’un merveilleux appareil à transformer les sensations en symboles, fonctionne comme celui des animaux ; si ces derniers mènent une vie mentale tronquée de l’appareillage symbolisant, il n’en reste pas moins que l’homme vit toute l’épaisseur de la vie sensitive, qu’il suit le mouvement de sa digestion, pour se repaître à heures fixes, qu’il subit dans la foule le rythme du pas collectif comme un mouton, que ses goûts alimentaires se fondent sur les mêmes organes que ceux des poissons, que ses muscles se tendent et se détendent sans que sa conscience soit à tout mouvement mobilisée, qu’en bref toute sa machine animale fonctionne sur plusieurs niveaux qui sont, jusqu’à celui de l’intégration intellectuelle, les mêmes que ceux des autres vivants »
« L’art le plus pur plonge toujours dans les profondeurs, il émerge tout juste par la pointe, du socle de chair et d’os sans lequel il ne serait pas »
André Leroi-Gourhan
André Leroi-Gourhan est parvenu à embrasser d’un coup d’œil génial l’organisation du vivant depuis le précambrien jusqu’aux sociétés humaines actuelles. C’est par le geste et la parole dans ce qu’ils impliquent d’ouverture de la mécanique anatomique des primates supérieurs à des « chaînes opératoires » de plus en plus complexes que s’ « engouffrent » le développement cérébral, l’élaboration du langage et tout l’appareil d’interactions symboliques qui va constituer le corps social. Il faut voir comme la libération de la main par la station debout entraîne avec elle le « déverrouillage » de la face permettant à l’hominien, pour la première fois, d’envisager le monde. Le dehors ouvert par le premier geste technique est gros d’une puissance symbolique que l’homme va progressivement investir en affinant ses savoir-faire et sa façon de les transmettre. Ses relations sont d’emblée complexifiées par une mémoire qui surplombe le groupe humain et survit au-delà des individus par des moyens de transmission toujours plus rapides et élaborés. La « pente anatomique » que constitue la lignée humaine depuis la libération de la main se prolonge dans une mémoire symbolique qui la lie aussi viscéralement au corps social qu’à son individualité biologique [2] : l’homme « exsude » ses outils, son langage, ses formes d’organisation sociale. Il n’y a pas de discontinuité entre l’animal et l’homme, entre la nature et la culture, mais des degrés plus ou moins libres d’élaboration symbolique qui tiennent en grande partie aux possibilités anatomiques.
Ce qui caractérise l’humanité depuis la « révolution » du Paléolithique supérieur [3], c’est l’exponentiel et fulgurant développement du corps symbolique – codifications sociales, appareil techno-économique, comportements esthétiques – par rapport à la « stagnation » paléontologique du corps physique de Sapiens Sapiens. Les variations de l’espèce deviennent des variations ethniques - ce qui ne veut pas dire qu’elles n’affectent pas le corps physique dans sa façon d’être au monde. Justement, Leroi-Gourhan souligne une disproportion dans le stade actuel de la méga-ethnie planétaire en voie de constitution, entre la vitesse des développements techno-économiques à l’œuvre et la façon dont les corps en sont inconsciemment affectés. A l’aune de quelle « mesure » Leroi-Gourhan peut-il juger d’une disproportion ? A celle de sa conception anthropologique de l’humanité comme équilibre évolutif d’au moins trois plans superposés : génétique, technique, social ou esthétique. L’homme est une machine où s’activent simultanément trois types de motricité : la motricité du corps, passant à travers celle des objets techniques et s’épanouissant dans la symbolique sociale ou esthétique. Or le méga-organisme social pour se développer efficacement a besoin d’instrumentaliser ses masses au profit d’une minorité qui seule a prise sur les chaînes opératoires complètes à l’œuvre dans les procédés techniques et esthétiques. Le degré d’extériorisation auquel aspire une société de plus en plus automatisée éloigne l’individu du point – c’est-à-dire son corps, avec son épaisseur anthropologique — à partir duquel il accède à toute la gamme de ses motricités. « Sous cet angle strict, écrit Leroi-Gourhan, le dilemme est entre l’individu moteur d’un microcosme social à sa mesure où il jouait lui-même toute la gamme de ses moyens esthétiques et techniques et l’individu élémentaire, pièce du mécanisme indéfiniment perfectible d’une société totalement socialisée ».
Seul un croyant comme Teilhard de Chardin (magnifique au demeurant) pouvait penser que l’automatisation croissante du corps de l’homme aboutirait à un phénomène de convergence spirituelle, libérant du temps pour la recherche et précipitant la rencontre de l’homme individuel avec l’homme collectif [4]. Aujourd’hui, seuls de dangereux positivistes sponsorisés et certaines sectes comme les « transhumanistes » s’assoient sur leur domination techno-économique du monde pour rêver de la prolonger le plus possible, via la modification génétique et l’intelligence artificielle. Mais depuis André Breton, Antonin Artaud, Guy Debord, pour ne citer qu’eux, il est évident que le mouvement d’extériorisation est surtout devenu celui de l’automatisation et du contrôle croissant du corps social planétaire par lui-même. Leroi-Gourhan nous a donné une clé en montrant que le corps renferme toute l’organisation symbolique déployée autour de lui, qu’à ce titre il a prise, par son geste et sa parole, sur l’ensemble du tissu mondain (aujourd’hui mondial) qui menace pourtant de l’étouffer. Une distance s’est creusée entre le corps individuel et sa mémoire collective, qu’il ne faut pas renoncer à parcourir. En nous incitant à jouer sur toute la gamme de nos motricités, Leroi-Gourhan nous conduit à rejouer [5] la totalité symbolique – sociale — dans les faits et gestes de nos corps singuliers.
En finir avec l’onto-théologie
Notes Pour en finir avec le Jugement de Dieu
« Le corps humain actuel est une géhenne que toutes les magies, toutes les religions et tous les rites se sont acharnés à scléroser, à ligoter, à pétrifier, à garrotter dans le module de ses stratifications actuelles qui sont le premier empêchement à toute véritable révolution »
« Je ne suis pas fou »
Antonin Artaud
Les organes sont les « animalcules » de l’automatisme. La fonction à laquelle ils ont été dressés, la répétition automatique de leurs mécanismes. Ils recèlent — mais recouverts de leur inconscience fonctionnelle – tous les mouvements qu’un corps produit sans y penser, tout ce que la conscience refuse – par avachissement ou sommeil – de penser.
Seul un « corps sans organes » peut retrouver la danse — les gestes de l’homme mis à nu et opéré. La danse ou l’appropriation par l’homme de son corps dans sa réalité unique et indubitable : souffrante.
Le corps sans organe est à l’opposé d’un corps mutilé, il consiste précisément à rendre l’organe au corps, dans l’élaboration de la danse et du cri par lesquels il va en reprendre conscience, et l’animer. Le corps sans organes est un corps avec organes incorporés — un corps auprès de lui-même, dans toute l’épaisseur inconsciente et stratifiée de sa réalité. Habité et fluidifié par la souffrance qui est la modalité première d’appréhension non idéalisante de lui-même. La souffrance pour Artaud est d’ailleurs le simple nom de la destruction des idées : le simple NON qui existe comme force négative, corrosive, aspirante, annihilante des questions et des réponses, de l’acharnement du dialogisme occidental comme forme épistémique dominante.
En finir avec le jugement de Dieu, c’est refaire l’anatomie de l’homme. Le reconstruire sans organes — sans automatisme – loin de l’absence de pensée du corps qui se manifeste dans l’idée. Un corps sans organes est un corps sans idée, autrement dit un corps qui devient pensée. Un corps qui décide de traverser la mémoire symbolique de son espèce pour se revisiter.
En quoi consiste cette opération ? A en finir avec l’homme, comme on en a fini avec Dieu. A en finir avec l’homme comme idée. A en finir avec les idées qui après avoir été délogées de Dieu se sont réfugiées dans l’Homme – humanisme qui conserve et nourrit le jugement de Dieu. L’idée de l’homme véhiculée par l’humanisme au sens dégonflé de ce mot signifie l’homme commun, semblable à tous les autres hommes, ressource humaine réparable, quantifiable, interchangeable [6]. Cette humanité inoffensive est universellement flattée dans son abstraction – puritanisme sourd, extrême de l’époque – de façon à ce qu’elle ne se voie pas vivre dans son corps, c’est-à-dire attachée à son expérience comme à quelque chose de sacré. Le sacre de ce sacré, c’est l’expérience crue et entière du corps. Sacre non pas institué, ni idéologique, mais vécu comme poussée, pressuration, exhortation, explosion, souffrance, décarcération, exultation, mantra, éructation, grognement, grimace – ouverture des organes du corps, corps ouvert sans extrémité ni fonction, sans prothèse. Le corps d’Artaud est cet excès-là, il est la pensée de ce qui ne se connaît que comme poussée, croissance, création. En deçà et au-delà, rien, nada, niente. Et comme ces gestes ne s’appuient sur rien d’objectivable, disons que c’est le rien, le vide, Nada, qui créé. La création du rien, la création pressurée par le néant (au sens de ce qui n’existe pas) ne signifie rien d’autre que l’effort d’exister. Faire l’effort d’exister, c’est ouvrir le corps aux nerfs de sa pensée, et n’y rencontrer rien d’autre qu’une expression de liberté.
En finir avec le jugement de Dieu : par une danse non objectivable de liberté.
La métaphysique expérimentale
« Les livres nous apprennent que les humains de la préhistoire adoraient la Déesse. Mais que signifie cette information ? La réponse est évidente : seuls les humains de la préhistoire pouvaient l’adorer, seuls les derniers singes pouvaient considérer leurs guenons comme des avatars du Grand Tout Vraiment Grand. »
Charles Duits
« Son Corps, le dégagement rêvé »
Arthur Rimbaud
Ce qui nous intéresse chez André Leroi-Gourhan et Antonin Artaud, c’est cette possibilité ouverte d’infléchir le mouvement d’extériorisation symbolique par réincorporation de la mémoire humaine. Si cette mémoire dans son exercice actuel n’est pas confisquée par une minorité ne délivrant que des modes d’emploi pour artefacts préconfigurés, le mouvement d’extériorisation symbolique peut être porté à l’autre extrémité de la « chaîne corporelle », par l’exploration minutieuse du corps singularisé, ouvert à la signification exponentielle de ses gestes, de sa respiration, de son organisme inconscient — à tous les jeux de reflets de la conscience sur la machine organique humaine : « ses intentions, ses passions, sa libido dominandi, sa mythomanie, sa nervosité, son désir d’avoir raison, de triompher, de séduire, d’étonner, de croire et de faire croire à ce qui lui plaît, de tromper, de se cacher, ses appétits et ses dégoûts, ses complexes, et toute sa vie harmonisée, sans qu’il le sache, aux organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à des déficiences physiques, tout lui est inconnu » [7], dit le corps d’Henri Michaux. Par de telles expériences, il est encore possible de mordre dans « l’énorme appareil symbolique qui s’est édifié par-dessus [l’appareil corporel] et qui occupe tout le fond de la perspective cartésienne » [8] en l’ouvrant à son geste de dégagement physique originaire, c’est-à-dire en polarisant le faisceau de la conscience à ses franges obscures, rythmiques, muettes. Soi, le corps propre devient un phénomène symbolique aux répercussions collectives, et même cosmiques. Si toute la puissance symbolique retourne à son foyer pour un déploiement à partir de lui – celui de notre corps tel qu’il se traite et se trouve traité — c’est toute la vie physique qui devient sacrée, tous les phénomènes que le corps divinise.
« Voici l’heure du choix nécessaire. Quiconque ne sera pas avec moi sera contre moi. Voici : le Ciel et l’Enfer descendent sur terre et malgré qu’elle en ait l’humanité totale se sépare et va, polarisée en deux immenses colonnes en marche, chacun émigrant vers la Maison que, de toute éternité, elle s’est choisie.
L’Enfer : c’est l’Insecte. Ris donc, monstre hominien, ris si tu en as encore le courage, tu n’as qu’à persévérer dans la voie que tu suis sur le globe en ces jours, et, réellement, cette ère ne passera pas que tu ne deviennes minuscule et coriace comme l’habitant des termitières qui est ton digne ancêtre et dont tu suis l’exemple. Contemple où tu en es et sache que ton progrès matériel n’est pas un vain mot. Perfectionne tes machines, rationalise ton travail. Spécialise-toi, ta physiologie suivra et te transformera bientôt en l’outil de tes vœux. Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai ; dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi et néanmoins fatalement directe tu perdras toute conscience individuelle. Tu deviendras une partie inconsciente, un engrenage de ta machine sociale et, sans sursaut, tu atteindras ton but suprême de cellule indivise d’un organisme rationnel comme les fourmis, comme les abeilles. Et comme elles tu raccourciras et tu durciras. Et tu seras insecte.
Le Ciel : c’est le Géant cosmique dont le chef a trois yeux. Va, au plus loin de toi, va retrouver l’espoir ancien qui sommeille dans les entrailles du dernier féticheur du dernier clan sauvage. Et tu te souviendras que l’homme des sorts lorsque, grand de plusieurs statures humaines, il se tient debout au sommet d’un haut lieu, se sait le Nœud-Des-Mondes. Selon la fascination des Influences, il sait que le Soleil est son œil droit, la Lune son œil gauche. Que les cavernes du Grand Espace sont aussi dans son corps, le Bélier dans sa tête, le Taureau dans son cou, les Gémeaux dans ses bras, le Cancer dans sa poitrine, le Lion dans son cœur, la Vierge dans ses reins, la Balance dans ses entrailles, le Scorpion dans sa queue, le Sagittaire dans ses cuisses, le Capricorne dans ses genoux, le Verseau dans ses jarrets, les Poissons dans ses pieds. » [9]
Tu ne rêveras plus. En effet, la menace de ne plus être capable de se souvenir même de nos états de rêve ou de demi-conscience est le signe d’une mémoire qui tend à s’évader vers un symbolisme social qui l’aura bientôt entièrement pulvérisée du faux jour du « sens commun ». Retrouver le bruissement d’entrailles qui accompagne tout geste pleinement conscient revient à élargir le spectre de cette conscience aux états de corps dit « seconds ». C’est ce à quoi se sont employés des poètes comme Charles Duits ou Roger Gilbert-Lecomte. La drogue a été un de leurs moyens privilégiés pour réinvestir les zones interdites du corps : « les articulations du corps, la pression et la chaleur des vêtements, le jeu des muscles, le sommeil des os, les souffles imperceptibles que soulevaient mes mouvements – toutes ces choses insignifiantes avaient acquis un singulier relief », ou encore : « je n’étais plus logé dans mon organisme comme dans une forteresse mobile et protégé contre la violence universelle par la densité de ma chair et la solidité de mes os. Les sons qui me frappaient l’oreille, les formes qui emplissaient ma vue ou fourmillaient sous mes doigts, les odeurs et les saveurs, ne paraissaient pas moins proches du centre de mon être que les organes par lesquels je les percevais. Je sentais un avion traverser le ciel comme je sentais mes globes oculaires se mouvoir dans mes orbites. Le grondement de son moteur m’affectait de la même façon que le battement de mes artères. Le peyotl unifiait le corps et le monde. » [10]
Cette extension du domaine de la chair est symétriquement une extension du domaine de l’esprit, puisque l’esprit du monde devient chair à consommer. Tous les états de corps, en particulier ceux auxquels accède la conscience la plus ténue (plus le fil est mince, plus le poids de ténèbres soulevé est immense) sont réappropriés dans une pensée qui a haussé le corps à une vie symbolique qui déchire la toile rationnelle dans laquelle elle est prise, pour trouver son impact élémentaire. Si William Blake est certainement le plus explicite et celui qui a poussé le plus loin cette plongée en innocence, tous les visionnaires la pratiquent. Est Vision, pour Blake, Voyance, pour Rimbaud et Gilbert-Lecomte, ou encore Allogisme [11], pour Duits, l’incorporation de l’esprit le plus abstrait, qui commence par la réappropriation des états de corps dits « seconds ». Cette pratique n’a rien à voir avec la fantaisie ou la rêverie – ces oripeaux de l’Imagination – mais consiste bel et bien en une expérimentation métaphysique [12].
« Tout Occidental bouleversé par la révélation du rêve est irrévocablement voué au désespoir, au supplice sans nom de l’image entrevue à la lueur d’une éclair, perpétuellement fuyante juste en-deçà, ou au-delà du champ de l’attention. Et pourtant cette image est immédiatement reconnue : car elle appelle le déchirant souvenir d’une partie de soi-même perdue depuis des millénaires. Notre conscience, par rapport au plan des mythes est toujours dans un état qui correspond à ce qu’est le sommeil par rapport au monde extérieur. Il ne nous arrive que des lueurs lointaines, déformées, aussitôt éteintes que nées. Quand Rimbaud écrit : « Nous ne sommes pas au monde » et « Mais je m’aperçois bien que mon esprit dort, s’il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt la vérité qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurants » il pense à cette surhumaine tentative de lucidité. La conscience de l’homme est un faisceau d’états. A l’état morne, tout végète si bien dans les grasses ténèbres, les habitudes nourricières, les ornières de la routine pensante ! Mais la torture, mais la chape de plomb d’angoisse, à l’état dévorateur quand l’esprit est à l’intérieur du four-à-chaux, qu’il fait blanc, qu’il fait très blanc et que c’est tout ! Pendant quel fragment de seconde l’esprit peut-il supporter sans être dévoré la température-fusion-des-contradictoires ? » [13]
L’homme actuel ne peut supporter longtemps ce renversement de perspective, faute de mémoire sociale susceptible d’épanouir plutôt que de brider son corps exploratoire en extension constante. Cela ne prend pas tant de temps que cela n’exige un autre rapport au temps. La réappropriation anthropologique du corps dans tous ses états n’est pas une nouvelle vision du monde mais une focale démultipliant les points de vue, qui embrasse moins qu’elle ne délivre, ne sourd, ne jaillit d’un temps sans direction, à savoir de l’instant. C’est en ce point du corps habité par une conscience enragée que le monde bascule en éclairant simultanément toutes ses faces.
Le (véritable) théâtre du monde
« Si l’intellect comprend tout ce qui existe, absolument tout,
à l’exception du présent,
cette proposition signifie que l’intellect ne comprend rien, absolument rien,
attendu que tout ce qui existe, absolument tout, existe dans le présent. »
Charles Duits
« Arrière ces superstitions, ces anciens âges, ces ménages et ces âges, c’est cette époque-ci qui a sombré ! »
Arthur Rimbaud
Quel dommage que nous ne créions pas plus souvent les occasions de prendre au pied de la lettre l’expression « théâtre du monde », qui convient si bien au point de vue que nous développons. Contrairement à ce qu’elle semble vouloir dire, elle n’a rien à voir avec le jeu de la vie sociale, elle ne réfère pas à cette « bascule » confortable et agréablement parodiée entre vie privée et vie publique. Le théâtre n’est pas un monde « chiqué », joué par des hommes appliqués et conscients de leurs personnages. J’entends Théâtre du monde sur le même plan que La vie est un songe, comme Calderón et Shakespeare [14], c’est-à-dire comme un monde où le double a tout à coup tout investi : un monde d’esprits, de génies, de fées, qui surgissent par surcroît par rapport au monde vrai, non pas pour réaffirmer la vérité de la réalité perçue par la conscience vigile mais bien pour l’habiter avec une puissance supplémentaire. Le théâtre du monde signifie être joué par ses propres génies, c’est-à-dire laisser être la mécanique inconsciente des faits et gestes de son corps dans tous ses états, y compris ceux qui nous semblent a priori le moins propres à l’action.
Il ne s’agit pas de s’avancer « masqué » comme Descartes, mais bel et bien nu, sachant que le monde est un théâtre – et non le théâtre un monde social qui se surimposerait à la réalité. Le théâtre signifie la multiplicité effective des mondes. Y être paré, c’est paradoxalement supprimer la loge, le maquillage et les costumes, car les personnages sont à l’intérieur. Depuis que l’homme a ouvert le monde des esprits – depuis qu’il a vu, en plus du monde, son miroir, c’est-à-dire l’infinité des degrés de sa réflexion, de ses reflets, de ses significations – son existence est gouvernée par des rites qui le font passer d’un monde symbolique constitué à un autre monde tout aussi symbolique. Il n’y a pas d’autre monde que celui des formes ou reflets que l’esprit de l’homme a conçus et incorporés. Le corps garde la mémoire de ces symboles, du premier anthropien jusqu’à l’homme d’aujourd’hui. Il y a tout lieu de penser que rester humain revient à cesser de croire au monde symbolique dans lequel nous vivons, celui qui sépare la réalité de son théâtre, celui qui a cessé de dépenser gratuitement ses reflets pour – non pas un mensonge, il est clair qu’il n’y a pas plus de mensonge que de vérité – le sérieux d’une image particulière : celle d’une réalité vraie. Il n’y a de réalité que dans le déchaînement des fictions qui habite la fabrique à miroirs du corps humain. Quelle que soit la technique utilisée, il s’agit de laisser venir les mondes. Ce principe civilisationnel revient à ne compter que sur la brèche effrayante de possibilités ouverte par l’instant.
J’ai trouvé la clé du monde qui vient. Elle est disséminée dans mon corps, elle n’est rien d’autre que cet instant, avec toutes les résurrections qu’il contient, tous les corps qu’il concentre, tous les cris de mes organes, tout le génie concentré dans mes mains. Si c’est le geste et la parole d’un corps qui constitue une civilisation, il est grand temps de changer de civilisation par ce corps. « Refaire l’anatomie de l’homme », c’est rendre le corps occidental perméable aux métamorphoses physiques de l’esprit. Sapiens ne sera plus Sapiens, ou plutôt sa sagesse résidera désormais dans son débordement, dans sa capacité à incorporer sa folie actuelle pour en faire une folie comme une autre. Avoir devant soi et être à la merci de l’éventail des folies, de la troupe des possessions, de la meute des génies, voilà ce qui s’appelle incorporer l’esprit. Cela implique de voir et de se laisser aborder par le non-sens, le mutique, l’incompris — de faire silence pour l’inconnu en laissant venir à soi les esprits. Ils habitent en foule dans chacune de nos cellules et se jouent de nous – à nous de les réjouir, en leur rendant coup pour coup, phrase pour phrase, extase pour extase, joie pour joie.
« Every Night & every Morn
Some to Misery are Born.
Every Morn & every Night
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to sweet delight.
Some are Born to Endless Night.
We are led to Believe a Lie
When we see not Thro the Eye,
Which was Born in a Night to perish in a Night,
When the Soul Slept in Beams of Light.
God Appears & God is Light
To those poor Souls who dwell in Night,
But does a Human Form Display
To those who Dwell in Realms of day. »
William Blake, Auguries of Innocence