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New York, seize mois après 

(ET LA GUERRE EN IRAK)

dimanche 26 janvier 2003, par Eliot Weinberger

Les Etats-Unis sont les « garants de la défense de l’ordre de la sécurité mondiale en notre temps ». Les alliés ne sont d’aucune nécessité, l’opinion du monde n’a aucun intérêt, les concurrents éventuels doivent être réduits au plus tôt. Dans son passage le plus inquiétant, le rapport Rebuilding America’s Defences : Stratégies, Forces And Resources For A New Century imagine « un événement catastrophique », un « nouveau Pearl Harbor », qui sera le catalyseur qui permettra aux Etats-Unis de mettre sur orbite de façon décisive sa nouvelle Pax. (Pas étonnant si, le 12 septembre 2001, Donald Rumsfeld insistait pour que nous envahissions immédiatement l’Irak et si, peu après, Condoleeza Rice réunissait les hauts dignitaires du Conseil National de Sécurité pour leur demander de « penser à la manière de "faire fructifier ces opportunités" »)

11 janvier 2003 - Pendant des années, ils vont discuter de l’avenir de la fosse vide où autrefois se trouvait le World Trade Center : propositions fantastiques ou hideuses de jardins dans le ciel, de lacs couverts, de menaçantes forteresses morpionisées. Pour le moment cependant, la seule chose certaine est le destin des tours réelles elles-mêmes. L’acier au rebut va être emmené par bateau de la décharge de Fresh Kills à Staten Island jusqu’au chantier naval Grumman dans le fief de Tent Lott à Pascagoula, Mississippi. Là, il sera fondu et deviendra le " New York ", un " chef-d’œuvre " de destroyer amphibie de 800 millions de $. Dans l’Amérique de Bush, tout soc de charrue se doit d’être transformé en épée.

Guerre, guerre, guerre. 150 000 hommes de troupe sont massés aux alentours de l’Irak, beaucoup de réservistes qu’on a arrachés à leur vie normale, se préparant à ce que le Pentagone déclare déjà être " la plus grande attaque de bombardement aérien de précision de l’histoire ", laquelle sera suivie d’une invasion qui, selon les estimations des Nations Unies fera 500 000 victimes. Il y a des troupes et des " conseillers " en Inde, au Pakistan, en Ouzbékistan, au Kirghizistan, en Géorgie, aux Philippines, en Colombie... et on spécule sur le fait que l’Irak n’est qu’une étape sur la route de l’Iran. Les opérations militaires d’Afghanistan se poursuivent, au prix d’un milliard de dollars par mois - en comparaison des 25 millions de $ par mois que dépensent les Etats-Unis là-bas pour l’aide humanitaire, la plus grande partie de cette somme en paiement des bureaux et de l’entretien du personnel de l’aide, ou disparaissant dans les crevasses de la corruption locale. Les troupes des Forces Spéciales, en armes et casquées, continuent à traverser les villages à la manière de Robocop, devant les centaines de milliers de paysans déplacés qui tentent de survivre à l’hiver.

Cette année, le budget du Pentagone va augmenter de 38 milliards de $ jusqu’à environ 400 milliards. Cette augmentation à elle seule équivaut pratiquement au budget du second plus grand gaspilleur militaire, la Chine. Pendant ce temps, des millions d’Américains ont perdu leur travail ou bien ont vu énormément réduire leur salaire. Il existe des écoles dans le pays çà et là, qui vont fermer un mois plus tôt cette année, pour cause de coupes budgétaires, preuve s’il en est que la théorie selon laquelle les Républicains n’accordent jamais de crédit à l’éducation, dans le but de conserver à flot la stupidité de l’électeur, afin qu’il vote Républicain.

Tout va à la guerre et à la guerre, on ne parle que de guerre, alors qu’en réalité la guerre déclarée - la Guerre contre le Terrorisme - est un ratage absolu. Il ne pouvait pas en être autrement : on ne peut pas, par définition, faire une guerre militaire (et non pas métaphorique) contre le terrorisme, car les terroristes eux-mêmes ne sont pas en train de faire une guerre. Les guerres sont engagées pour contraindre l’ennemi à accepter une politique ou une souveraineté. Même quand elles impliquent le massacre de masse des civils - comme cela a été de plus en plus le cas depuis la Première Guerre mondiale - ce n’est pas du terrorisme. (Un Palestinien qui se suicide en portant une bombe, voilà qui est certes monstrueux, mais c’est l’acte d’un combattant civil dans une guerre d’indépendance.) Le terrorisme se commet en petits groupes, clandestins, indépendants - ce sont les jumeaux maléfiques des ONG - et c’est une tentative de persuasion à l’adresse des sympathisants pour qu’ils rejoignent le parti, que ce soit physiquement ou intellectuellement. Le massacre du World Trade Center a été, pour les Etats-Unis, un moyen sans fin déclarée. Il n’existe aucun fondement possible sur lequel les Etats-Unis pourraient admettre une " défaite " ; et la seule " victoire " possible pour Al-Qaïda a été de trouver une réponse de sympathie venue du monde musulman.

Dans l’optique de la vengeance et tout en confondant délibérément Taliban et Al-Qaïda, les militaires US ont facilement renversé le régime des Taliban, qui ne possédait absolument pas d’armes, pour laisser des vastes régions du pays aux mains des seigneurs de guerre, et en restaurant partiellement les libertés (musique et télévision, femmes sans bourka, et filles à l’école, hommes rasés) dont les Afghans avaient joui sous cette occupation soviétique que les Etats-Unis, par l’intermédiaire de leurs succédanés fondamentalistes, les Taliban, avaient combattue si longtemps. [La liberté, toutefois, a des limites : un dessinateur satirique, il y a quelques jours, a été jeté en prison pour avoir légèrement égratigné le président Karzaï.] Le pays est en ruines, mais le pipeline du Kazakhstan est devenu une réalité, et les plans en sont tirés, c’est la réalisation d’un vieux rêve des suiveurs de Bush. Comme disait Dick Cheney lorsqu’il était au service de Halliburton : " A mon avis, nous n’avons jamais fait émerger aussi vite une région que la Caspienne pour lui donner une telle importance en termes stratégiques. Nous avons vu naître les opportunités presque en un temps record. Le Seigneur n’a pas fait en sorte de mettre du pétrole et du gaz uniquement là où se trouvent des régimes démocratiquement élus pour faire plaisir aux Etats-Unis. A l’occasion, il nous faut intervenir dans des lieux où, tout bien considéré, on n’irait pas volontiers se promener. Mais nous allons où il y a des affaires à faire. "
La Guerre contre le Terrorisme a été bonne pour les affaires, mais n’a pas fait de mal aux terroristes. Une seule exception peut-être : un stratège égyptien - sinon, aucun membre important d’Al-Qaïda n’a été tué ou capturé. George Bush n’a pas prononcé le nom d’Oussama Ben Laden depuis six à huit mois, et inutile de s’en étonner : c’est qu’il se voit en Wyatt Earl, mais ces fauteurs de mal de Frères Clanton ne respectent pas les règles du jeu et ils n’ont jamais mis les pieds à OK Corral. Et donc tout ce que peut faire Bush, c’est de tirer sur quiconque a l’air méchant.

Après tout, Al-Qaïda - une fois qu’on a mis la propagande de côté - semble être un groupe de, tout au plus, quelques centaines de fanatiques de la classe moyenne, ayant fait des études, qui ont monté des actions terroristes, surtout en Afrique, une tous les dix-huit mois. Ils dirigent aussi des camps en Afghanistan pour des milliers de jeunes paysans attirés par les djihads locaux, dont 5000 entraînés par l’espionnage pakistanais en vue d’incursions au Cachemire, et 3000 Ouzbeks qui tentent de renverser la dictature d’Ouzbékistan (laquelle reçoit des centaines de millions de dollars d’aide militaire américaine). Ce sont ces paysans afghans et étrangers, des combattants taliban et djihadi, que l’Equipe Bush a étiqueté "terroristes d’Al-Qaïda " et mis à pourrir à Guantanamo Bay (dans des cages, entre parenthèses, identiques à celle où fut mis Ezra Pound à Pise en 1945). Al-Qaïda, comme le montrent les récents attentats à la bombe au Kenya, continue comme avant. Ecarté d’Afghanistan, elle est seulement moins visible.

Il y a bien sûr une malveillante " cellule dormante " aux Etats-Unis, mais ce n’est pas celle qui niche dans l’imagination apocalyptique de l’Attorney General John Ashcroft. Elle a été constituée dans les années 70, sous l’administration Ford, par Donald Rumsfeld, qui était alors comme aujourd’hui Secrétaire à la défense, et son jeune disciple, Dick Cheney, que Rumsfeld appointait en tant que Chef du Personnel de la Maison Blanche. Pendant les années Reagan, ils se sont attaché de jeunes et brillants idéologues extrémistes : Paul Wolfowitz, Richard Perle, Eliott Abrams, Zalmay Khazilzad, entre autres. En 1992, la dernière année de l’administration Bush Senior, convaincus, comme l’était tout le monde, que Bush serait réélu, et espérant une purge, lors du second mandat, des multilatéralistes qui entouraient le Président, ils avaient lancé leur premier manifeste secret : Guide pour les Plans de Défense pour les années fiscales 1994-1999, écrit par Wolfowitz et Khalilzad, sous la direction du Secrétaire à la Défense Cheney.
Selon leur " Guide ", avec l’effondrement de l’Union Soviétique, le " premier objectif " des Etats-Unis étaient maintenant de " prévenir la ré-émergence [sic !] d’un nouveau rival " :
" Les Etats-Unis doivent montrer la nécessité d’établir une nouveau leadership et de protéger un nouvel ordre qui fasse fermement comprendre à d’éventuels compétiteurs qu’ils ne leur est pas permis d’aspirer à une rôle plus important. "
Nous devons " décourager " les " nations industriellement avancées " de " défier notre leadership ".
" Il nous faut maintenir les mécanismes de dissuasion à l’égard des compétiteurs éventuels qui aspireraient à un rôle régional plus étendu ou à un rôle mondial. "
" Nous nous réservons, de façon souveraine, la responsabilité de faire une adresse... à ceux qui s’aviseraient, à tort, de léser nos intérêts. [...] Différentes catégories d’intérêts US peuvent être impliqués, entre autres exemples : l’accès aux matières brutes de nécessité vitale, principalement le pétrole du Golfe Persique ; la prolifération des armes de destruction de masse et les missiles balistiques ; les menaces terroristes à l’encontre des citoyens US... "
Le rapport, qui ne mentionnaient aucun allié dans ces efforts à faire à l’échelle mondiale, gêna Bush Senior et ses conseillers spécialistes en consensus, et il fut rapidement mis à l’écart après qu’il eut paru dans le New York Times. Et puis Bush fut battu par Clinton, et la cellule est passé à la clandestinité dans les conseils d’administration des sociétés, des fondations de droite et des think tanks - des boîtes à idées.

En 1997, "consternés par la politique incohérente de l’administration Clinton ", ils ont constitué un groupe du nom de PNAC (soit, Projet pour le Nouveau Siècle Américain), " afin de faire appel et rallier des soutiens au leadership mondial des Américains ", et afin de restaurer " la puissance militaire et la rectitude morale ". Leur déclaration liminaire était signée, entre d’autres, par Rumsfeld, Cheney, Wolfowitz, Khalilzad, Lewis Libby et Jeb Bush (à l’époque l’Héritier Apparent), en compagnie d’imams du conservatisme tels que Francis Fukuyama, William Bennett et Norman Podhoretz.

En septembre 2000 - au moment où l’élection de Gore semblait une certitude - le PNAC a fait paraître ce qui devait devenir le Code d’Hammourabi de l’administration Bush Junior : Rebuilding America’s Defences : Stratégies, Forces And Resources For A New Century. (soit, Reconstruction du système de défense de l’Amérique : possibilités stratégiques, forces en présence et ressources pour le siècle qui vient). Le document, qui n’en finit pas, parle ouvertement d’une " Pax Americana " : développement des bases militaires US existantes à l’étranger, et construction de nouvelles bases au Moyen Orient, en Europe du Sud, en Amérique Latine, et au Sud-Est Asiatique. Cela, dans le mépris des Nations Unies. Il recommande des " frappes préventives " et mentionne en particulier l’Irak, l’Iran, et la Corée du Nord. Pour combattre ces pays, il nous faut, d’après lui, de petites têtes nucléaires afin de viser des " bunkers enfouis profondément dans le sol ". (De telles armes, appelées Robust Nuclear Earth Penetrators, sont en cours de déploiement.) Il parle de se battre, et de " gagner de façon décisive sur le terrain de théâtres majeurs d’opérations de guerre ". (D’où l’obsession constante de Rumsfeld de sauter sur l’Irak et la Corée en même temps.) Il est à l’origine de la bizarre expression, quasi teutonne, de homeland security - " sécurité de la patrie " (Il plaide, comme cela a été fait depuis, pour le retrait du traité Missiles Anti-missiles et de tous les autres traités de défense internationaux - dans la Pax Americana nous n’en avons pas besoin. Il recommande l’augmentation des dépenses consacrées la défense jusqu’à 3,8 % du Produit National Brut (le montant du budget 2003, au centime près). Il ne parle pas seulement de contrôler l’espace extérieur grâce à l’armement de la Guerre des Etoiles, mais aussi de contrôler le cyberespace, de combattre les " ennemis " (de l’étranger ou de l’intérieur ?) sur Internet. Une de ses nombreuses chartes dit ceci :

Guerre Froide /21ème Siècle

Système de Sécurité : Bipolaire / Unipolaire

Objectif Stratégique : Contenir Union Soviétique /Préserver Pax Americana

Principale(s) Mission(s) Militaire(s) : Dissuader Expansion Soviétique / Sécuriser et étendre zones de paix démocratique ; dissuader apparition nouveaux compétiteurs à forte puissance ; défendre régions clés ; exploiter transformation due à la guerre.

Principale(s) Menace(s) Militaire(s) : Possible guerre globale et théâtres d’opérations possibles / Nombreux théâtres d’opération dispersés sur le globe

Foyer de Compétition Stratégique : Europe/Asie Orientale

Les Etats-Unis, en bref, sont les " garants de la défense de l’ordre de la sécurité mondiale en notre temps". Les alliés ne sont d’aucune nécessité, l’opinion du monde n’a aucun intérêt, les concurrents éventuels doivent être réduits au plus tôt. Et, dans son passage le plus inquiétant, le rapport imagine " un événement catastrophique ", un " nouveau Pearl Harbor ", qui sera le catalyseur qui permettra aux Etats-Unis de mettre sur orbite de façon décisive sa nouvelle Pax. (Pas étonnant si, le 12 septembre 2001, Donald Rumsfeld insistait pour que nous envahissions immédiatement l’Irak et si, peu après, Condoleeza Rice réunissait les hauts dignitaires du Conseil National de Sécurité pour leur demander de " penser à la manière de "faire fructifier ces opportunités" ".

La Cellule Dormante s’était réveillée. Après avoir monté avec succès un coup d’état judiciaire pour installer leur géniale tête de proue à la Présidence, ils contrôlaient maintenant le gouvernement. Emmenés par Cheney et Rumsfeld, Wolfowitz est représentant du Secrétaire à la Défense, Khalilzad est ambassadeur en Afghanistan, Libby est chef du personnel de Cheney, Abrams (après avoir été mis en disgrâce suite au scandale de l’Iran-contra, et après des années de campagne pour une loi demandant que soient inscrits les Dix Commandements sur tous les bâtiments du gouvernement) est à présent conseiller en chef à la Maison Blanche pour le Moyen Orient. Une demi-douzaine d’autres du PNAC tiennent des postes importants dans les départements d’Etat et de la Défense. C’est Condoleeza Rice (laquelle croit que Bush est " quelqu’un d’une intelligence fantastique ") qui a décrit leur but avec enjouement : " La politique étrangère américaine sous l’administration républicaine doit recentrer les Etats-Unis sur l’intérêt national. Il n’y a pas de mal à faire quelque chose qui bénéficie à toute l’humanité, mais c’est, en un sens, une conséquence de second ordre. " Richard Perle, président du Conseil pour la Politique de Défense, est plus honnête : "C’est la guerre totale. Pour peu que nous fassions que notre vision du monde aille de l’avant, et que notre regard l’embrasse en son entier et que nous n’essayions pas de constituer une habile diplomatie, mais que nous nous contentions de faire une guerre totale, nos enfants chanteront dans l’avenir nos louanges à foison. "

Selon des voies que Ronald Reagan envieraient, la Cellule Dormante est passée maîtresse dans la manipulation des nouvelles formes de mass media, en particulier les actualités hyperboliques à la télévision et les débats à la radio. On a ainsi commencé l’invasion rhétorique de l’Irak précisément le 1er septembre (dans le langage d’Andrew Card, Chef du personnel de la Maison Blanche : " On ne lance pas un nouveau produit au mois d’août. ") et on s’est montré implacable dans la création d’histoires horrifiantes jusqu’aux élections de novembre. Des rapports interminables d’atrocités commises par Saddam Hussein (bien entendu, certaines sont avérées) entraient en combinaison avec des assertions selon lesquelles, comme Rumsfeld le déclare, il existe une " preuve à l’épreuve des balles " des liens entre Saddam et Al-Qaïda (aucune n’en a jamais été produite), qui à leur tour étaient combinés avec de fréquentes avertissements d’Ashcroft et du FBI et de la CIA concernant des " attentats spectaculaires " d’Al-Qaïda " qui réunissent plusieurs critères : haute valeur symbolique, victimes en masse, dommages sévères infligés à l’économie américaine et traumatisme psychologique maximum. "

On a le vertige, à essayer de suivre les nouvelles, se souvenir de ce qui est arrivé la veille - c’est tout à fait intentionnel -, mais deux exemples peuvent suffire. En décembre, quelques jours après l’envoi par l’Irak aux Nations Unies d’une liste de 12000 pages de leurs armes - un acte que la Maison Blanche avait sollicité tout d’abord et qu’elle a tourné en ridicule quand l’Irak s’est exécuté - les médias ont été tout d’un coup submergés par une histoire selon laquelle l’Irak avait fourni à Al-Qaïda du gaz innervant VX, un produit inodore, incolore, qui cause la mort en quelques minutes. Cette fable, inutile de le dire, met en branle toutes les caractéristiques d’une nouvelle à sensation : connexion Irak/Al-Qaïda, mort épouvantable, et menace terroriste. Quelques jours plus tard, ces " officiers supérieurs " omniprésents et anonymes racontaient à CNN qu’il n’y avait " absolument aucun renseignement " sur cette affaire, " zéro confirmation de preuve " . A l’évidence, l’histoire était directement issue du gouvernement, et elle suivait le schéma classique de ce qui fut, dans les années de la guerre du Vietnam, appelé la " désinformation " : fuites de fausses informations, attente de leur effet, et ensuite dénégation, tout en sachant que ces allégations font leur chemin dans la mémoire collective plus longtemps que leur négation.

Beaucoup plus sérieuse est la frénésie couramment répandue concernant la possibilité qu’aura l’Irak de déclencher une épidémie de variole, soit parmi les troupes américaines dans la guerre en projet, soit aux Etats-Unis même par l’intermédiaire de ses succédanés terroristes imaginaires. Cela a mené à une production massive de vaccin contre la variole - pour le plus grand plaisir des dirigeants de sociétés pharmaceutiques qui gravitent autour de Bush - , à des plans ambitieux de vaccination pour le pays entier et aux prévisibles débats "sauve-qui-peut " télévisés sur qui serait vacciné en premier.

La panique concernant la variole vient en grande partie des affirmations de Judith Miller, une journaliste du New York Times, selon qui des " sources de renseignement " non précisées sont en train de " mener une enquête " pour savoir si une scientifique du nom de Nelja Maltseva de l’Institut Russe de Médicaments Viraux a visité Bagdad en 1990 et vendu à l’Irak une fiole de la souche de variole qui avait causé une épidémie au Kazakhstan en 1972. Le Docteur Maltseva est mort il y a deux ans. Sa fille ainsi qu’un assistant de laboratoire affirment qu’elle n’a visité l’Irak qu’une seule fois, en 1971, en tant que participante à une expérience d’éradication mondiale de la variole, et que son dernier voyage à l’étranger s’est déroulé en Finlande en 1982. De plus, les Russes ont toujours affirmé que l’épidémie du Kazakhstan n’a en fait jamais eu lieu, et qu’elle n’était qu’un effet de propagande de la Guerre Froide. Edward Said a attaqué Miller il y a des années pour sa " thèse sur l’odieuse valeur militante du monde arabe ". Parmi de nombreux livres, elle est co-auteur d’un Saddam Hussein et la crise du Golfe, avec Laurie Mylroie, qui elle, est l’auteur de La Guerre inachevée de Saddam Hussein contre l’Amérique, qui expose la théorie selon laquelle Saddam a personnellement orchestré l’attentat à la bombe de 1993 contre le World Trade Center - théorie que Richard Perle est le seul, semble-t-il, à croire " brillante et convaincante"). Comme presque tout le monde dans l’Equipe de la Maison Blanche, Miller est associée avec deux groupes de réflexion de droite, l’American Entreprise Institute for Public Policy Research (dont la revue dans son dernier numéro fait l’éloge d’Oriana Fallaci à propos de la " supériorité morale de la civilisation occidentale ") et le Middle East Forum, qui a affiché sur son site Internet le nom des professeurs d’université qui ont une position critique vis à vis de Bush. Le Forum est dirigé par Daniel Pipes, qui est célèbre pour ses commentaires sur " l’immigration massive des peuples à peau foncée, qui cuisinent des nourritures bizarres et ne suivent pas exactement les canons germaniques de l’hygiène ".
L’hystérie générale à propos de la variole, en d’autres termes, et la très réelle possibilité de vaccinations de masse avec son lot de morts statistiquement inévitable, est tout entière le résultat de rumeurs inconsistantes publiées par une personne précise avec un ordre du jour déterminé.

Pendant ce temps, coiffant le Pentagone, Rumsfeld a créé, pour 7 milliards de $, le 2POG, le Proactive Pre-emptive Operations Group, dont " l’activité de soutien au super-renseignement " va combiner " CIA et action militaire en sous-main, guerre de l’information, et falsification délibérée ". Concurremment avec les habituelles fantaisies de magazines de gosses sur l’espionnage high-tech (parmi lesquelles une baliverne concernant le " tagage " des vêtements des terroristes avec des prélèvements d’ADN perceptibles par rayon laser depuis satellites) la composante " proactive " consiste à "pousser Al-Qaïda à entreprendre des opérations pour lesquelles elle n’est pas préparée et par là même exposer son personnel ". Ce qui signifie encourager des actes terroristes qui provoqueront une réponse américaine. Au cas où cela paraîtrait inimaginable, ou paranoïaque, il vaut la peine de se souvenir de l’Opération Northwoods, que le Pentagone proposa à Kennedy quelques mois avant son assassinat. L’idée alors était de projeter des attentats à la bombe, des détournements et des crashes d’avion qui tueraient des citoyens américains et conduiraient à créer un sentiment populaire favorable à l’invasion de Cuba. (Kennedy - même le Kennedy accro à James Bond - avait rejeté ce projet.)

Autre virage du Pentagone : la Defense Research Projects Agency a créé l’Information Awareness Office, dont la mission consiste en la " Total Information Awareness (TIA) ". Ce Bureau de Sensibilisation à l’Information est dirigé par l’Amiral John Poindexter, qui, en 1990, fut convaincu de cinq chefs d’accusation de félonie pour avoir menti au Congrès dans l’affaire de l’Iran-contra. La TIA, selon Poindexter, va créer des " technologies à très grande échelle, sémantiquement riche, et comportant des bases de données aisément utilisables ", qui permettront au Pentagone d’accéder aux " bases de données permanentes distribuées dans le monde entier, comme s’il n’y avait qu’une seule base de données centralisée ". Ce qui veut dire que tout enregistrement fait par ordinateur aux U.S.A., dans lequel un nom d’individu apparaît, sera recopié et collationné par le Pentagone : achats par carte de crédit, emprunts de livres en bibliothèque, enregistrements recueillis par la police, paiements automatiques aux péages de pont, listes de cours en université, listes de membres d’associations, etc. etc. - et bien sûr e-mails et relevés de navigation sur Internet. Ils ont reçu 200 millions de $ pour un programme-pilote. Au-dessus de la porte du bureau de Poindexter on lit la devise : " Scientia Est Potentia ", Connaissance Est Pouvoir (George Bush étant sans doute l’exception qui confirme la règle).

La Cellule Dormante s’est réveillée, et rien ne pourra l’arrêter. Le Parti Démocrate, effrayé à l’idée d’être taxé de " non-patriotisme " par les Républicains, s’est mis en état d’hibernation. Les lambeaux restants de la Gauche - suivant en ceci les habitudes de la Gauche - sont plus préoccupés de se livrer combat entre eux . A part quelques exceptions, il n’existe presque plus d’opposition dans les grands médias. (Des articles anti-Bush très violents, par, entre autres, Gore Vidal, Harold Pinter et John Berger, sont publiés en Angleterre, mais pas ici.) Le seul forum critique est l’Internet, qui, bien que n’étant pas encore sous contrôle, reste le seul endroit dans le programme du PNAC qui n’a pas encore été (ouvertement) consigné par l’Equipe Bush. Au moment où nous entrons dans Bush II Anno III, l’angoisse s’est transformée en une sorte de morne résignation.

Peut-être le problème est-il qu’il n’y a pas de mots pour décrire cette Administration. Tous les péjoratifs, bien qu’exacts, qui pourraient lui être appliqués - " bellicistes" et " impérialistes ", " corrompus " et " sanguinaires ", " fanatiques " et " criminels " ont été vidés de leur signification par des décennies de propagande. Ils sont devenus aussi banals que la rhétorique des think tanks, des boîtes de réflexion. Pas étonnant si les écrivains américains sont restés généralement silencieux ou pathétiques (" le 11 septembre m’a fait penser au jour de la mort de mon père ") en ce qui concerne les deux dernières années. Nous n’avons plus de mots pour penser, même, à ce qui est en train d’arriver, à cette violence qui n’est pas " comme dans les films ", à ces gens, les Cheney, Rumsfeld, Perle, Wolfowitz, Rice, Ashcroft et Bush, qui ne sont ni Pol Pot ni Staline ni Hitler, qui sont des formes inférieures du mal, mais le mal néanmoins. Vouloir parler d’eux, c’est revivre le vieux cauchemar du cri qui reste dans la gorge.

Traduction : Auxeméry

P.-S.

Note supplémentaire sur l’auteur :

La liberté de parole d’Eliot Weinberger s’est affirmée dès ses premiers essais :

 dans Works on Paper (New Directions, 1986) il a rassemblé le travail de plusieurs années, qui se concentre essentiellement sur la vision que l’Occident a de l’Orient (vues de l’Inde à l’époque de Christophe Colomb ; missions chrétiennes en Chine au XVIème siècle ; prostituées de Bombay ; théocratie tibétaine, ; bureaucratie confucéenne ; poésie des Tang...) et sur une analyse serrée des grandes figures de la poésie nord-américaine au XXème siècle (Charles Reznikoff, Ezra Pound, George Oppen, Clayton Eshleman, Langston Hughes...) en conjonction avec les grands problèmes de l’heure (antisémitisme, bombe atomique etc.)...

 dans Outsides Stories (New Directions, 1992), ses préoccupations vont de la fatwa lancée par le régime islamique d’Iran contre Rushdie à la considération du mythe de l’Atlantide, de l’histoire des Pélerins qui ont fondé la Nouvelle-Angleterre aux étudiants de la Place Tien An-Men. Son souci permanent est de lire les poètes (du Mexique au Japon) Sa méthode consiste à rapprocher le vieux fonds des mythes et des textes anciens avec les réalités parfois étranges autant qu’étrangères de notre temps.

 dans son troisième recueil d’essais, toujours chez le même éditeur, Karmic Traces (2000), son regard continue à scruter les horizons les plus divers : rêves Viking, rituels aztèques, mémoire hindoue etc. , dans une optique où la poésie comme l’histoire ont leur mot à dire, et où l’acuité de la vue de l’essayiste le dispute à la largeur de son compas mental...

L’effondrement des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, a été pour lui le facteur déclenchant d’une féroce et claire analyse de la décadence américaine, qu’à lui seul résume le personnage de Bush Jr., bavard inculte entouré de " faucons " bornés, à la solde des groupes financiers et des grandes compagnies, arrivé sur un coup d’état judiciaire, à la tête de la nation la plus puissante et peut-être la plus dangereuse du monde actuel...
Eliot Weinberger sait de quoi il parle : il voit le désastre de sa fenêtre tous les jours...

Un critique a dit de lui : " On dirait qu’il a tout lu, ou vu de première main, pratiquement tout sur la surface de la planète. " (Multicultural Review) ; un autre : " L’angle de vue de Weinberger est perspicace et iconoclaste à la fois, son écriture passionnée et claire, et les questions qu’il soulève méritent l’attention de tous. .. " (Nan Levinson, Boston Review)

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