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Oublier Avignon 

vendredi 31 octobre 2014, par Mohamed Kacimi

« La culture, c’est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur la terre. » André Malraux — extrait du discours inaugural de la Maison de la culture d’Amiens (la première à avoir été construite dans le cadre du projet créé par son ministère en charge de la culture), le 19 mars 1966.


Aujourd’hui : qu’est-ce que le théâtre, les arts vivants, les arts populaires ? Qu’est-ce que vivre avec le théâtre, exister, écrire, — « être-là » parmi le monde ? Qu’est-ce que la scène, mettre en scène ? Qu’est-ce que vivre en société, qu’est-ce que la culture dans la société, la politique, — une activité communicationnelle : mais encore, cela ne suffirait pas pour faire le théâtre (ni la politique) ? Qu’est-ce que ça vaut (comment cela vaut-il) ?


Mohamed Kacimi prévient qu’en ce texte est un « Petit discours sur le théâtre prononcé sous le chapiteau du OFF lors de la rencontre avec le candidat François Hollande le 19 juillet 2011. »

À l’automne 2014, le lyrisme de sa voix et sa révolte ironique prennent une nuance d’actualité particulièrement philosophique, peut-être plus audible encore : la question symbolique à laquelle nulle réponse pourrait signifier la mortification d’une société finale ? (L. D.)


Je m’étais pourtant juré de ne plus remettre les pieds à Avignon. J’ai pris mon TGV ce matin, j’ai lu les journaux, le monde brûle, l’Europe est au bord de la faillite. À Tripoli [1], Ubu roi des sables pilonne encore son peuple. Au Caire, des millions de jeunes sont dans la rue. À Tunis, des Islamistes menacent chaque jour des artistes et des intellectuels. L’Irlande explose, Israël se barricade, je pensais trouver à Avignon un écho de cette fureur du monde. Mais rien. La cité des Papes est comme étanche à jamais aux révolutions qui secouent le Monde.
Je me suis demandé si le programme du In consacrait un temps, un événement à cette actualité. Je l’ai fouillé longuement avant de tomber, page, 77 sur une notule, c’est bien le mot, qui annonce, avec des accents presque mallarméens ; « Une rencontre autour des révolutions méditerranéennes ». Diantre, les foules manifestent-elles en pleine mer désormais ? Puis j’ai fini par comprendre qu’il s’agissait en fait d’une périphrase et que la fureur de la mer renvoie en fait au Printemps arabe. Mais comme le mot arabe ce n’est pas assez « in » pour le In, on lui offre un cache misère : la Méditerranée.
La Méditerranée, un mot si poétique et tellement vague qu’on le prend souvent pour une galéjade.
On est bien loin du Festival de 1997 où les artistes et le public vivaient au rythme des bombardements de Sarajevo. Je ne pense pas que les gens soient devenus moins solidaires. Mais je crois que depuis la misère de la France est telle qu’elle nous fait oublier parfois toutes les misères du Monde.
Dans la Tragédie grecque antique, les comédiens lisaient au public les nouvelles de la cité, avant l’entrée du chœur. On ne concevait pas de représentation qui ne soient en lien avec le quotidien de la Cité. Mais depuis plus de trente ans, le théâtre français se méfie du politique comme de la Peste, et c’est justement cette peste qui lui a donné le jour. Le mot politique sur scène est devenu synonyme du syphilitique dans les bordels d’antan.
On me dira, mais si ! La violence du monde est au cœur du théâtre ! Regarde le nombre de Sarah Kane, de Bond ou Rodrigo Garcia qu’on monte chaque année. Ce n’est plus une programmation, c’est une hécatombe. Justement, tous ces textes viennent d’ailleurs, ils parlent d’autres réalités. Même s’il en abuse parfois, le théâtre met en scène la violence comme un spectacle exotique. Comme si cette violence des autres masque et nous fait oublier la nôtre. Cette violence n’est acceptée que parce qu’elle porte en elle, les marques de son altérité. La nausée est plus facile à Liverpool qu’à Garges-lès-Gonesse.


Je m’étais juré de ne plus jamais mettre les pieds au Festival d’Avignon.
Je sortais l’an dernier d’un spectacle dans la Cour d’honneur, en larmes ; la gorge nouée, avec cette impression de m’être fait avoir, une fois de plus.
Depuis des années, je sors de la Cour d’honneur comme beaucoup de joueurs sortent du PMU : avec les boules et des hémorroïdes.
— Et là, je tombe sur une amie, parisienne, Marie Ange, en extase, style équipée chez Stark, habillée chez Max Mara, et abonnée ad vitam æternam à la Colline :
— T’as pas aimé ?
— Arrête, Marie Ange, j’ai très mal.
— T’as pas aimé ? Le mec, il te fait quatre heures avec deux répliques, t’as déjà vu ça dans ta vie ?
— Oui, il a dit au début, Papa, ca va, et au dernier acte : Maman, ca va pas.
— Ca te fait rire ? Moi, j’étais en larmes, ces paroles dérisoires après tant de silences, cette fragilité, cette insignifiance des mots face à cette éternité muette des corps, cette faillite de la langue face au poids de la chair, on dirait du Derrida réécrit par Anna Gavalda. C’est l’indicible qui se fond dans le réel.
— Quand même, j’ai repris, il aurait pu faire un effort le metteur en scène, une phrase, même courte, au mois une syllabe par euros, 38 syllabes, c’est par la mer à boire.
— Mais qu’est ce que tu peux être ringard, mais le texte c’est fini au théâtre, comme la deudeuche, comme les polaroïds, comme les 45 tours, comme l’ORTF, le texte c’est fini comme Hervé Vilard, comme Boulogne-Billancourt, comme Léon Zitrone. Le texte c’est fini comme les mines du Nord Pas-de-Calais, c’est fini comme Nanterre la Folie, fini comme les bigoudis. L’écriture au théâtre c’est fini, comme Capri c’est fini.
— Mais tu ne peux pas me dire ça, Marie Ange, à moi, je suis auteur.
— Là, je suis morte de rire, tu veux que je te dise, vous les auteurs, vous êtes au théâtre ce que les Teppaz [2] étaient à la musique ou les stencils à l’imprimerie.
— Mais, Marie-Ange, tu penses vraiment que je suis un stencil ?
— Mon Chéri, tu veux que je te dise, tu es déjà périmé ! Je me souviens de ton code barre.
— Tu imagines le Philharmonique de France, trois cent exécutants. Le chef d’orchestre interdit aux violonistes de toucher les cordes, aux pianistes de bouger les doigts, et aux trompettistes de bouger les lèvres durant le concert. A la fin, le public se lève pour une standing ovation pour saluer deux heures de silence et d’immobilité.
— T’es sur la bonne voie, mon chou, continue comme ça, tu finiras dans le IN.
Ce que je veux dire, c’est pourquoi l’écriture, pourquoi tout ce qui fait sens, comme on dit, est considéré aujourd’hui comme quelque chose d’obsolète, de caduc et de ringard. Déjà qu’en France, le travail des auteurs n’est pas reconnu. Ils sont payés en droits d’auteurs, c’est à dire légalement au noir. Souvent, ils se tapent 500 bornes pour signer 5 ou 6 ouvrages ans des clubs du troisième âge qui leur rapporteront dans le meilleur des cas, 6 ou 7 euros si l’éditeur est honnête. On leur dit que c’est pour leur promotion. 6 euros, par jour, voilà ce que gagne un auteur qui se déplace pour parler des livres. Des fois il peut avoir en prime un kir et des chips, quand son horoscope est favorable.
A ce sujet, camarades, si demain vous reprenez le pouvoir, et c’est ce qu’on souhaite, on ne vous demandera pas de faire la révolution, nous avons déjà donné et vous aussi, mais de faire des choses raisonnables. Les français n’attendent plus de grand soir, ils espèrent juste quelques nuits sans Exomil. C’est vous dire à quel point votre responsabilité est lourde. Vous pourrez par exemple légiférer pour que l’on considère les interventions des écrivains comme un travail à part entière, et qu’ils aient le droit d’être payés comme le sont les plombiers, les jardiniers, les cordonniers où les putes. L’écriture n’a rien de transcendant, nous voulons juste que notre travail soit considéré comme celui de n’importe quel artisan. Écrire c’est comme poser correctement un joint ou un boulon, rien de plus, rien de moins.
Le théâtre est né pour dire non pour taire, et au delà des choix esthétiques des uns et des autres, il est l’espace de la vocifération, non de l’apnée.
Mais il n’y a pas que l’aphasie qui menace le Théâtre. Grace à la RGPP [3] il risque de tomber dans un coma irréversible. Dans peu de temps on dira d’untel, tu te rends compte, l’an dernier, il a monté Coriolan avec un comédien et un tabouret. Cette année, il revient, avec juste le tabouret. Et une Voix Off qui dit au loin la réplique de Ménenius : « j’ai plus l’habitude de converser avec les fesses de la nuit que le front de l’aube ». Et comme il n’y a plus un sou pour la prod, il n’ y a personne dans la salle, c’est d’une beauté, à tomber par terre, c’est de l’« Indicible », dirait Marie Ange. Plateau nu, texte nu, comédien nu, salle nue, caisses vides. C’est ça l’avenir du théâtre public mis à nu par ce gouvernement pyromane.
Ce que je crains c’est qu’on ait un jour une Loi Évin [4] de — et sur — l’écriture et la parole sur scène et qu’elles soient prohibées dans cette France de plus en plus phobique. Il y aura à l’entrée de chaque théâtre un panneau où figureront une bouche et un stylo barrés d’une croix rouge. Alors on profitera des entractes pour courir à l’extérieur, griffonner un mot à la hâte, ou se griller une parole sur le trottoir, avant de revenir vite fait dans la salle noire et vide pour goûter l’odeur du propre, du silence et de la mort.


M. K.


Avec l’aimable autorisation de l’auteur © Mohamed Kacimi


P.-S.

Maisons de la culture, Théâtre National Populaire, Festival d’Avignon — quelques repères :

Jean Vilar créa le Festival d’Avignon en 1947 qu’il dirigea jusqu’en 1971, et tout en poursuivant il reprit en 1951 jusqu’en 1963 la direction du Théâtre National Populaire, au Palais de Chaillot à Paris, qui perpétuait une idée du théâtre pour tous venue de l’avant-guerre, l’informant auprès des syndicats et des comités d’entreprise. Huit ans après, André Malraux fut nommé Ministre des Affaires culturelles (de 1959 à 1969), mission dans le cadre de laquelle il développa la réalisation des Maisons de la culture, reprenant un projet qu’il avait partagé avec Gaëtan Picon pour lutter culturellement contre le fascisme, dans les années 30 (particulièrement pendant le Front populaire). Telle une Maison de la culture dirigée par Albert Camus à Alger, en 1937. Ces établissements, parfois intégrées à des théâtres nationaux populaires, étaient sous l’autorité administrative d’artistes dramatiques en activité ou d’écrivains socialement engagés ; anti-bureaucratiques, elles signifiaient le pouvoir donné aux artistes, avec des budgets nationaux, et des troupes de théâtre — dont certaines devinrent célèbres après s’être faites connaître partout en France, tel le groupe de Roger Planchon, metteur en scène, dramaturge, cinéaste et acteur attaché au Théâtre de la Cité (ouvrière) de Lyon Villeurbanne, qu’il administrait — ainsi que des animateurs intégrés ; leurs programmes comportaient des œuvres classiques et des œuvres émergentes ; elles échangeaient leurs spectacles lors de tournées ; elles comportaient des foyers ouverts pour la jeunesse populaire environnante, avec des bibliothèques, des photothèques, des discothèques, des ciné-clubs, l’organisation de concerts et de performances chorégraphiques, coordonnés avec les Jeunesses musicales de France, qui étaient informées et auxquelles on pouvait souscrire dans les établissements scolaires (pas seulement les lycées).
Le Off du Festival d’Avignon, performances éparses en ville et dans les environs, naquit de la contestation du Festival durant l’été 1968, qui avait lieu traditionnellement dans la Cour d’honneur du Palais des papes — où depuis il continue d’avoir lieu comme auparavant : c’est le In (dans le Palais des papes intramuros) ; le Off, en partie alternatif et aujourd’hui en partie officiel, pour certains spectacles expérimentaux, est toujours et de toutes façons : extramuros (à l’extérieur des murs du Palais). 

Notes

[1Tripoli, Libye.

[2Une marque fameuse d’électrophone à bon marché, fabriqué en série en France, où il devint l’accessoire musical général de la jeunesse festive des années 50 et 60, et donc un signe de ces années.

[3« RGPP : « Réforme générale des politiques publiques », informée en 2007 rédigée en 2008 pour l’avenir ; (NdLaRdR : cette réforme fut enterrée en 2012 par le gouvernement Ayrault dès le début du mandat présidentiel de François Hollande mais ce ne fut pas exhaustif du sauvetage de la culture, loin s’en faut, à constater la réduction extrême de ce que le ministère concerné, disparition du budget inclus, est devenu sous le gouvernement Valls) :
Le Conseil de modernisation des politiques publiques a engagé la réforme du ministère de la Culture et de la Communication [...]. A l’avenir, il s’organisera à partir de la création de 3 directions générales :
- Direction générale des patrimoines de France,
- Direction générale de la création et de la diffusion,
- Direction générale du développement des médias et de l’économie culturelle.

La Direction générale du développement des médias et de l’économie culturelle sera composée de l’actuelle Direction du développement des médias (DDM), service dépendant du 1er ministre et, jusque là "mis à disposition" du ministère de la Culture). S’y ajouteront "l’ensemble des services compétents en matière d’industries culturelles, actuellement dispersés dans plusieurs directions".

La Direction générale de la création et de la diffusion regroupera la musique, la danse, les arts plastiques, le théâtre et les spectacles. Elle sera responsable du soutien à la création et de l’animation des différents réseaux de diffusion.

La Direction générale des patrimoines de France regroupera principalement l’architecture, les archives, les musées, ainsi que le patrimoine monumental et l’archéologie.

Il semble donc que la question du livre et de la lecture « qui touche à la fois au patrimoine, à la lecture publique et à l’économie du livre" ne soit pas encore tranchée.

En complément, un Secrétariat général "rénové dans ses modalités d’action" prendra en charge :
- le pilotage et la coordination de politiques transversales comme la démocratisation de la culture, l’éducation artistique et culturelle, les enseignements, l’action internationale et européenne, ou encore l’action territoriale,
- les fonctions support du ministère : budgets et finances, contrôle de gestion, affaires juridiques, systèmes d’information, études et prospective… [...] » (source irma.asso.fr)

[4Il s’agit de la loi française qui fut adoptée en 1991, du nom de son auteur, sur la prohibition du tabagisme dans certains lieux et les limitations de la publicité pour l’alcool.

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