Suite au décès d’un certain Boborikine, le narrateur de Préhistoire, ex-archéologue, est nommé guide et gardien de la grotte préhistorique de Pales. Toutefois, « il tarde à prendre ses fonctions. Quelque chose le retient. »
Une fois le livre refermé, nous connaîtrons effectivement la grotte de Pales comme si nous en avions nous-même exploré les dédales, et nous aurons appris mille choses sur les formes et les techniques de la peinture rupestre. Mais encore : nous aurons entendu l’histoire du narrateur, de ses prédécesseurs, inventorié des tiroirs, des caisses, entr’aperçu l’évanescente Angèle ; accessoirement nous n’ignorerons plus rien de la conserverie industrielle, ni de la vie de Nicolas Appert (1749-1841), nous aurons reconsidéré nos conceptions sur l’Histoire, l’Évolution, et sur bien des choses encore dont seule la lecture du livre saurait donner une idée, le tout avec l’impression paradoxale (et curieusement excitante) de n’avoir jamais avancé, page après page, d’avoir sans cesse piétiné.
Le titre pourtant nous avait prévenus : préhistoire désigne bien ce qui vient avant l’histoire, et non seulement le programme a été scrupuleusement respecté, mais encore c’est un nouveau tour de force qu’a réalisé Éric Chevillard avec ce sixième roman. On y retrouve bien sûr cette virtuosité d’écriture, cette liberté d’imagination et cet humour hors de pair que ses livres précédents avaient déjà amplement démontrés, mais aussi, plus poussées que jamais, les formes et les thématiques sans cesse remises sur le métier depuis Mourir m’enrhume en 1987, qui font de cet auteur l’un des écrivains les plus originaux de son époque.
Nombre de remarques dont Chevillard tisse ses romans sont d’ordre critique. Elles ont d’abord naturellement pour cible le genre romanesque lui-même : notions d’intrigue, de personnage, bien-fondé de tels textes ; questions pas très nouvelles, mais auxquelles Chevillard répond avec élégance et désinvolture, non pas en dénonçant des conventions révolues, mais en les ridiculisant simplement par l’exemple, ce qui aboutit à une sorte de joyeux démontage du roman par le roman.
Au-delà cependant du langage strictement littéraire, c’est à tous les types de discours que s’en prend Chevillard. Biographies, textes scientifiques ou techniques, expressions toutes faites, le télescopage des genres et des niveaux de langue apporte, outre un effet comique indéniable, un éclairage absurde qui rend suspect tout ce qui peut être dit ou écrit. Le choc du général et du particulier se révèle dans cette optique une arme remarquablement efficace : « Deux jours après avoir été inventé, le pain était déjà rassis. » en est un exemple parmi d’autres, innombrables. L’ordre du langage, suspecte Chevillard, étant composé d’un système de conventions complet et autonome, il est, par le fait même, indépendant de ce dont il parle, et seul du coup le respect consensuel de règles arbitraires garantit la validité d’un discours quel qu’il soit : « la vraisemblance [de notre univers] dépend uniquement de la précision de nos encyclopédies et de nos atlas, de nos liturgies, de nos classifications, de nos plans. »
C’est dire l’inconfort auquel nous condamne notre nature d’êtres parlants. Car le langage ainsi écarté du monde concret emporte avec lui nos certitudes, nos expériences, nos sentiments, nous laissant seuls, inquiets face à un monde pressenti mais désespérément insaisissable. À cette impuissance, Chevillard tente d’opposer une écriture qui puisse s’identifier à ce dont elle parle, qui revienne à « joindre si bien le geste à la parole qu’ils se confondent absolument. » Ainsi les digressions qui prolifèrent dans Préhistoire ressemblent-elles formellement au réseau de galeries de la grotte de Pales, de même que la réticence du narrateur à entrer dans ses fonctions lui interdit aussi d’avancer dans son récit.
De même encore, décrire le plan de la grotte, c’est décrire la grotte elle-même, et c’est aussi la faire visiter. De telles analogies se retrouvent au niveau même des paragraphes, des phrases, des mots, voire de la ponctuation. Nous découvrons par exemple en même temps que le narrateur le contenu d’un tiroir, comme si cet inventaire était mené indifféremment par l’auteur, par le narrateur, par le lecteur. Ou encore : « Le professeur Glatt m’a remis la clef de la lourde grille, car je ne suis pas homme à écrire clé quand il est possible d’écrire clef... », « Trois petits points ôtés aux trois i d’infini, car mon propos est vaste... », « Je n’ai eu qu’un mot à dire pour me débarrasser de lui, définitivement. » Chaque page ou presque comporte de telles figures par le biais desquelles le texte, fond et forme confondus, tend à n’avoir plus de référence et de justification que lui-même, formant une sorte de bloc compact et réintégrant de ce fait le monde tant convoité des objets réels. Ainsi, il apparaît par exemple que Palafox (le livre, éd. de Minuit, 1990), c’est Palafox (le sujet du livre) ; Préhistoire, c’est Préhistoire. Dès lors, les romans de Chevillard, bien plus qu’à des livres écrits, ressemblent à des choses créées, au sens le plus concret du terme, et débordent du même coup, à leur manière mais largement, le domaine littéraire.
La démarche d’interroger le monde en interrogeant l’écriture n’est certes pas nouvelle, mais rares sont les livres aussi riches, profonds, drôles et intelligents à la fois que ceux d’Éric Chevillard, et Préhistoire s’affirme sans aucun doute comme l’un des plus éclatants représentants de ces « contenants réduits à leur contenu sans perte de substance - ce à quoi l’on reconnaît les formes parfaites, soit dit en passant. »