La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Recensions > Une Belle mort, de Gil Courtemanche

Une Belle mort, de Gil Courtemanche 

vendredi 23 novembre 2007, par Maud Piontek

L’auteur québécois d’Un dimanche à la piscine de Kigali nous offre ici une vision cinglante de "l’esprit de famille". Un soir de Noël oublieux des bonnes pensées attendues, une famille s’interroge sur la façon de supprimer le père malade. Un hymne à la mort qui fleure bon la vie !

Ce roman sent le scandale. Son sujet : la mort du père. Ou plutôt : comment tuer le père...

Un récit simple, qui, excepté dans les cinquante dernières pages du dénouement, alterne le récit d’une soirée de Noël en famille chez les parents et les souvenirs d’enfance du narrateur. Peu d’action à ce qu’il paraît, et pourtant ce texte a laissé mon esprit comme un champ de bataille...

Le début ne semble pas échapper à la série de clichés, tant tous ces "tableaux" donnés à lire par Gil Courtemanche par petites touches impressionnistes ressemblent à ceux de certains films français dégoulinants de bons sentiments... Un repas de Noël, une famille et ses éternels mirages de la vision rétrospective, les ressentiments des uns, les jalousies des autres, les déchirures de l’enfance de tous. Scène d’exposition. La description d’une maisonnée. Avec son lot de mines attendues : la sœur psycho-rigide axée sur la nourriture bio, une autre, reine des desserts, qui saoule la peuplade en décrivant ses recettes et son savoir-faire, les oncles inexistants, les enfants joyeux et naïfs, le narrateur, qui tient la difficile place de fils aîné et pratique le métier de comédien (un marginal !), et puis bien sûr le père, le Père, le Pater... Gil Courtemanche fait le compte des "codes" internes de cette famille, « codes sources » de générations de névrosés qui se transmettent leurs frustrations de père en fils : les enfants sont par exemple nommés par leur fonction sociale, ce qui contribue à construire la "mythologie" de la famille dont chaque membre, comme tatoué, porte bon an mal an l’empreinte. Qui n’a souffert dans son enfance de ces étiquettes, fixation d’un trait de "caractère", et qui nous collent à la peau toute notre vie ? Et qui n’a souffert de ce fameux "amour-devoir" des parents ? Ah la fameuse obligation que tisse la descendance ! Et les générations de culpabilité qui s’en suivent... Se succèdent ainsi la Tragédienne, l’Acteur, le Géographe, la Banquière, l’Ingénieur, l’Homéopathe. Ils font leur entrée comme autant de personnages sur un plateau de théâtre. Décor clinquant, pintade, champagne !

Et c’est là qu’Une Belle mort dévie des conclusions attendues.

Pas de quiproquo, pas de boulevard, juste un coup de théâtre : le Roi va mourir. Vive le Roi !

Dans le roman de Gil Courtemanche, les enfants font bonne figure. Il s’agit d’assister (c’est-à-dire à la fois d’être les spectateurs, mais aussi de prêter assistance) au vieillissement des parents. Et en particulier du père diminué par un Parkinson statique. Cette maladie lui "ôte de la bouche tous les mots qui résonnent encore dans sa tête". Autour de la table familiale où trônent fromages, desserts et grands crus, le Pater vit sous le coup d’une série d’interdits alimentaires ce qui amène le narrateur et quelques autres âmes rebelles à se demander s’il ne devrait pas s’offrir une belle mort, rapide, le verre à la main et la fourchette aux lèvres ! Vivre à en crever. La formule est si banale. Mourir de vivre. Pffft ! Si ordinaire. Mais... il faut ici un coup de pouce non pas du destin, mais des protagonistes !

Or dans cette galerie de portraits, j’ai cru circuler au milieu d’autant de post-soixante-huitards dont les idéaux seraient tout à coup confrontés à la réalité, les slogans à la complexité de l’action. Née d’un père autoritaire et d’une mère cantonnée aux devoirs ménagers, la fratrie du narrateur symbolise les profils si divers associés à nos joyeux « révolutionnaires », comme pris au piège de leurs préceptes :
Le bonheur est une idée neuve !, chantait 68 : applicable aux parents ? aux tyrans ? eux aussi oseraient-ils se mettre à jouir ? - Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend ! : et le droit de mourir ? - Il est interdit d’interdire ! : donc, autoriser les vieux à se tuer ? - Vous finirez tous par crever du confort ! : dans l’inconfort, l’abstinence et la frugalité, faut-il pour autant qu’on crève ? Les pourceaux de La Grande Bouffe n’auraient donc pas une mort digne ?
A travers les tergiversations de la fratrie, c’est toute sa génération que Gil Courtemanche interroge.

Avec sa Belle mort, l’auteur nous invite à plus de modestie et de tempérance que n’en témoignent ces formules : la vie n’a tout simplement pas de recettes. L’auteur ne juge aucun de ses personnages. Dans la description du "Père", il est d’ailleurs particulièrement convaincant : surnommé Staline, le Père porte fièrement sa légende. Son récit fétiche ? Celle du caillou qui fit germer l’histoire du monde terrestre... Tout un symbole. Mais voilà : le dictateur est soudain réduit aux fonctions essentielles de la vie (manger, boire, dormir). Revers de la vie, perversité de la vieillesse, il est sous le joug à son tour d’un environnement bienfaisant qui l’empêche de profiter des dernières saveurs qu’il pourrait goûter sous prétexte que "c’est mauvais pour lui", que "le médecin lui a déconseillé les abus, les graisses, les émotions"... Courtemanche touche juste en racontant sans aucun tabou les soins étonnants qu’une famille, ce corps tentaculaire mélangé de "médicaux" et de "bouddhistes", cette nation, ce monde ! prend pour éviter au vieux de "gaspiller" les derniers moments de sa vie. Au point de le priver de ce qui fait justement le suc de la vie : le désir, la gourmandise, les bêtises, les "extras"... Comme s’il fallait soudain emprunter le droit chemin pour mourir dignement, sans faire d’écart sur la dernière route.

L’"immoralité" tout à fait morale de cette histoire est de s’écarter de ce droit chemin, en empruntant délibérément une voie de pourceaux, comme une façon d’accepter chaque part décadente du corps et d’en accentuer la décrépitude délicieuse... Un chemin qui passe par l’aveu que la mort est surtout difficile pour ceux qui en sont les spectateurs : elle fait peur, les tremblements des vieilles mains inquiètent, la bave sur le menton de l’ancien monsieur éducateur tétanise, son autorité devient grossière et méprisable. Tous les signes de la fin d’un mythe terrorisent l’entourage. Mais l’acteur, lui, joue fièrement son rôle, est heureux de trébucher sur la gourmandise et le luxe !

Et voilà que la grand-mère ose soudain affirmer sa peur de la mort, même si "elle a toujours été une bonne chrétienne". L’expression de cette finitude touche au sublime quand, à travers le sourire de la grand-mère, c’est une vie d’obligations, de convenances, d’une existence passée à faire "bonne figure" qui éclate comme un miroir dont chaque morceau blesse les corps des membres de la famille. Le vernis se craquelle comme les visages ridés, au fur et à mesure que les mourants se goinfrent à s’en faire péter la panse, et affirment leur liberté pour la première fois de leur vie devant leurs enfants. La liberté de mourir. Qui en cache une autre, tout aussi taboue (surtout lorsqu’on doit l’évoquer pour nos parents !) : la liberté de jouir. Jouir pour un parent, c’est accepter de s’engouffrer dans le bonheur sans maîtrise ni mesure ni prévoyance, ce qui revient à dire aux enfants : « ne suivez pas mes leçons, le bonheur ne viendra jamais de mes principes et de vos anticipations, mais bien plutôt de votre façon de les détourner ! »

Il ne faut cependant pas confondre le récit de Gil Courtemanche avec une narration facile et pleine de bons sentiments. Le narrateur n’aime pas son père. Autant dire même qu’il le hait. Certes les événements de l’enfance du narrateur qui le conduisent à détester son père sont assez ordinaires : un père égocentrique qui vole jusqu’au premier succès de son fils aîné (la pêche d’une truite énorme, qu’il s’attribue sans jamais rétablir la vérité), dénué de toute compassion, jamais à l’écoute, autoritaire, sans geste tendre pour son épouse, une femme soumise, incarnation là encore mythique et juste de la brave Mère... Mais le narrateur s’accuse lui-même régulièrement de fragilité et de maladresse : il passe de l’énumération des justifications de sa haine du père à la modération et la pitié. Jusqu’à cette phrase magnifique : « J’ai détesté mon père. Mais j’en ai eu un. » La mort du père viendrait-elle ici comme un pardon ? Qu’importe le nom qu’on leur donne, les sentiments ici sonnent justes. Le « jugement dernier » est à peine prononcé, du bout des lèvres, avec retenue. Ce qui le rend très crédible dans une narration dont j’ai par ailleurs souligné le caractère théâtral. Coïncidence ou non, c’est un William, baptisé ainsi par sa mère Tragédienne, qui, tel un souffleur, suggère au narrateur d’envisager la solution pour « libérer » le père. Ce neveu - la troisième génération de cette famille - s’est donné à lui-même le surnom de Sam, signe qu’il prend son destin en main. Il déchire les étiquettes, crache sur les slogans et déclare en toute simplicité que « par amour il faut tuer ». Sam, lui, aime vraiment son grand père. Il lui parle et joue aux échecs avec lui. Il faut donc l’aider à mourir, car cette vie n’est plus la sienne. Logique. De ce raisonnement radical naît un complot tacite facilité par le vin et les festivités : tuer le père. Et même mieux : tuer les parents. Les aider à mourir. D’une belle mort : une mort choisie. Une mort énorme et goulue.

La narration se focalise alors sur la question du "suicide assisté", l’oncle et le neveu se transformant en "docteurs la mort", en bons soldats d’un certain "docteur Kevorkian" (p 176), auteur d’une machine à suicide qu’on pose sur la table de chevet à côté d’un livre de prières... Une "mise en scène" qui aborde avec des phrases coups de poing la fin de la vie, ce besoin de "se réserver" ou au contraire de "cueillir le jour", lorsqu’il ne reste plus que quelques jours... Gil Courtemanche a le sens de la formule, des "catégories" et des images fulgurantes qui donnent à son récit une valeur à la fois universelle et complexe. Scène après scène, son style donne aux "clichés" leurs traits fins. A l’opposé d’une thèse, l’écrivain nous donne à penser l’euthanasie presqu’en famille, à la penser par la chair. C’est de la « littéthique », de l’éthiture, de la littératéthicriture ! Qu’est-ce que j’en sais moi !
N’oublions pas que notre auteur est aussi journaliste et reporter : il a le sens de l’observation tatillonne d’un entomologiste. Ce roman, dans son registre intimiste, respire l’honnêteté et l’intransigeance d’Un dimanche à la piscine de Kigali, dans lequel Gil Courtemanche témoignait du génocide rwandais. La plume-lame du canadien fait cette fois encore la grande valeur de cette fiction, dont le cri tragique poursuit longtemps le lecteur.

Bien sûr je ne dirai pas la fin. Elle est d’un humour transcendé par un magnifique Deus ex machina, et d’un cynisme doré comme le corps lumineux d’une truite grise. Un dénouement qui me fait oser un non académique et néanmoins jouisseur : J’adore !

Et vous, au fait : quelle est votre "belle mort" ?

P.-S.

Une Belle Mort, Gil Courtemanche, Editions Denoël.

Cet article a été publié sur medethic.com et culturecom.org.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter