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Une jeunesse entre incube et maton 

vendredi 29 mai 2009, par Thierry Ferm

N’importe quel jeune de France sera touché d’apprendre qu’en quatre jours d’opposition et de blocage, les gardiens de prison auront vu leurs revendications satisfaites alors que les chercheurs luttent depuis quatre mois afin de préserver la qualité et une certaine indépendance de leur profession. Toute une hiérarchie de valeurs se fait jour dans ces décisions politiques...
Comme les adultes obéissent plus facilement aux injonctions de la société qui les a dressés/drossés, les efforts mutilants et répressifs portent essentiellement sur les adolescents qui se retrouvent confrontés à toutes sortes d’interdictions. A la fin des années soixante-dix, Le Clézio avait décrit, notamment dans La Ronde et Ariane [1] , les impasses d’une jeunesse déjà condamnée à des rondes mortelles ou meurtrières dans des villes inhumaines. Une jeunesse condamnée à s’agresser elle-même mais regardée par ses aînés avec l’œil complice du bourreau aux mains propres…
De nos jours, où en est-on ?
On construit des maisons de correction, des prisons, on recrute des matons alors qu’on supprime des postes d’enseignants, des enseignements et qu’on ferme des écoles. Tous les domaines sont criminalisés par le pouvoir : toute velléité de liberté devient incartade, faute morale, outrage à la Loi du Père ; on n’éduque plus, on forme, on ne discute plus, on tabasse, on interpelle, on incarcère.
On n’est pas vraiment quelqu’un mais l’ignoble somme de bassesses, de peurs, de lâchetés idéalement incarnées par des figures.
Pourtant, on le sait bien : on mourra, on ne va plus très bien, on se meurt…
En attendant, Moloch ou Minotaure, la jeunesse lui paie un lourd tribut.

Du nanisme

Elle se retrouve ainsi entre l’enclume et le marteau. Le monde dans lequel la plupart des jeunes évoluent est régi par la consommation et la communication au point de les rendre insensibles à ce qui n’est ni ceci ni cela. La culture littéraire, scientifique ou artistique est-elle mise en valeur sous leurs yeux hormis à l’école ? Non, c’est le règne du consumérisme et du faux-semblant culturels. La culture est réduite à des icônes le plus souvent affidées au pouvoir, icônes qui cachent mal le vide qui les habite ou plutôt l’aspiration qui les porte : exister pour elles-mêmes.
Quant à l’institution éducative, elle est moquée, décriée, conspuée depuis des années par des responsables politiques qui ont soit la fourberie de lui faire porter leur impuissance et leur incurie, soit la naïveté de ne pas comprendre qu’elle se veut le dernier rempart face à la guerre de tous contre tous que mène le libéralisme. Et les mêmes responsables de s’étonner que les jeunes manquent du respect qu’eux-mêmes n’ont pas pour l’école, le savoir et ceux qui le transmettent ! Voilà la misère spirituelle dans laquelle on entretient la jeunesse : être une nation de petits propriétaires, de petits porteurs d’actions, de VRP ou bien de VIP. Lorsque tel ou tel adolescent dit souhaiter apprendre le chinois ou devenir avocat, ne rêvez pas : le chinois c’est pour faire du commerce, le droit pour devenir avocat d’affaires... Ils ne sont pas responsables de cette petitesse, mais c’est à se lamenter. Les petits ne doivent pas grandir, ce serait trop dangereux, la « Vertu rapetissante » le leur défend :

« [...] il voulait apprendre ce que dans l’intervalle était devenu l’homme, s’il avait grandi ou rapetissé. Et, une fois, de maisons neuves il vit un alignement ; lors s’étonna et dit :
Que signifient ces maisons ? En vérité ne les bâtit une grande âme, à son image !
[...] Et ces chambres, et ces réduits ! Se peut-il qu’en sortent et qu’y entrent de vrais hommes ?
Et immobile restait Zarathoustra, et il réfléchissait. Dit enfin, chagriné : « Tout a rapetissé !
[...] ils ont rapetissé et toujours davantage rapetissent - et c’est à cause de ce qu’ils enseignent sur le bonheur et la vertu !
[...] Leur vertu est ce qui rend modeste et docile ; ainsi du loup ils firent le chien, et de l’homme même la meilleure bête domestique au service de l’homme. » [2]

Il est de vertigineuses réflexions auxquelles renvoient ces paroles. Je m’en tiendrai à certaines.

De l’utilité de la lecture

Depuis les temps de Cicéron et Senèque le rôle de la lecture, sous le nom d’humanitas, fut d’apprivoiser le fauve humain et de le civiliser. Même venues du passé, les œuvres parlaient à ceux qui les lisaient et contribuaient à leur humanité. Cette correspondance à distance en était arrivée à définir un espace mental et culturel qui servit de référence aux peuples. La société bourgeoise du XIXe siècle instituant le lycée et l’alphabétisation générale créa une vaste communauté de lecteurs de qualité et niveau culturel certes variés, mais au référent littéraire commun : les classiques.
Or, avec l’avènement par étapes [3] de la culture de masse, ce modèle est, qu’on le veuille ou non, tombé en désuétude. Ainsi le message que l’école voulait faire passer, à savoir que la bonne lecture ‘apprivoise’, cette foi humaniste qu’elle s’efforce de mettre en œuvre (dans les programmes puis dans les classes) est contrecarrée de façon de plus en plus impérieuse par les messages invasifs [4] du monde de l’industrie médiatique. Cicéron prônait la lecture pour lutter contre les déchaînements de barbarie du cirque parce que la lecture a une action inhibitrice. Et pour nous, quelle est la situation ? Les jeux du cirque n’ont jamais eut autant de succès depuis l’Antiquité, on ne dit plus panem et circenses mais de la bière et des matchs ! Cela commence bien avant les quinze ans, le leitmotiv étant « X en force ! » où X est un nom de club, celui d’un quartier ou d’une commune. Face à la vaste entreprise de désinhibition menée par le complexe médiatique et capitalistique [5] qui entretient le peuple dans une torpeur agressive et malsaine, que peuvent la littérature et la lecture ? Contre l’ensemble des techniques qui opèrent sur la ressource humaine et qui vont de la manipulation de l’opinion par la publicité et l’idéologie, jusqu’au servage moderne sur le marché du travail - comment la littérature permet-elle de cultiver l’humanité en l’homme ?

« Nous avons quitté l’ère de l’humanisme des temps modernes, considéré comme un modèle scolaire et éducatif, parce que l’on ne peut plus maintenir l’illusion selon laquelle les grandes structures politiques et économiques pourraient être organisées selon le modèle amiable de la société littéraire. » [6]

Récemment, Tzvetan Todorov s’est plaint de ce que la littérature et son enseignement se soient déséchés en raison d’un trop grand formalisme. Il plaide pour un retour à l’humanisme littéraire contre le nihilisme « qui prétend que la violence est l’unique vérité de l’être humain et qui clame : ‘Vive la mort !’ » [7] Le nihilisme n’est pas une opinion (ici caricaturée), mais un processus dont Nietzsche, notamment, a fait l’analyse ; aussi, n’en pas tenir compte et espérer lutter contre les forces barbares comme le faisaient les humanistes, c’est oublier un peu vite que depuis le XXe siècle, la barbarie contre laquelle il faut lutter est de plus en plus celle de la machine et de moins en moins celle de la forêt.
L’utopie d’un retour tel quel à l’humanisme n’aidera pas à sortir de la crise qui tient à ce que l’homme a de plus en plus affaire à des machines : l’esprit de nos contemporains rapetisse, prend une moire métallique au sens où le numérique remplace l’analogique, où les espaces virtuels (mais pas nécessairement riches d’imaginaires) acquièrent une place importante dans la vie quotidienne, où les modes de pensée sont influencés par des schémas cybernétiques [8], et ce jusque chez les écrivains lorsqu’ils recourent à un traitement de texte. Le structuralisme, sous ses aspects les plus formalistes, n’accompagna-t-il pas ce mouvement ? Il ne suffit pas de revenir à l’étude du sens des textes, il faut tenir compte de ce que le rapport au texte a changé parce que l’humain a changé par son contact avec les machines, lesquelles envahissent son espace mental et même son corps à la façon de prothèses [9].
L’esprit rapetisse non pas à cause des machines mais parce que l’on ne se pose pas la question suivante, par exemple : le programme humaniste classique est-il compatible avec le mode d’organisation et le but que s’assignent nos sociétés, avec ce qu’a montré l’humain ? Ou celle-ci  : quel homme voulons-nous produire, grâce à quelle éducation, dans quel monde ?

De l’effet de vie

Autant de questions dont les réponses restent à trouver. Pour ce qui concerne la littérature et la façon d’en rendre plus pertinent l’apprentissage, il me semble que le plus grand dénominateur commun pourrait être la notion d’effet de vie, telle que mise en évidence par M.-M. Münch [10]. Il conviendrait particulièrement à l’expérience de l’artificiel qu’ont les adolescents, desquels nous sommes partis, puisqu’il affirme que « l’œuvre d’art littéraire réussie est celle qui crée dans la psyché du lecteur-auditeur un effet de vie [...] qui vient se superposer à la vraie vie » au point « que l’on peut parler de ‘seconde’ vie ou de ‘vie artificielle’ » [11]. L’expérience du virtuel des jeux vidéos et de l’image en général pourrait utilement être comparée à cette vie artificielle de l’œuvre d’art littéraire. L’approche à la fois littéraire et anthropologique de la lecture et de la production des textes par M.-M. Münch insiste sur le fait que « la vie artificielle [...] est un effet de plénitude » reposant sur la plurivalence, « ensemble des moyens littéraires propres à disperser la chose dite dans la psyché de manière à ce qu’elle ne s’arrête pas à un effet de sens » [12], sur les techniques d’ouverture à la diversité des lecteurs, sur le concret du mot, la cohérence de l’œuvre et enfin la création de formes.
Ce premier pas pourrait remettre au cœur de la question la vie, « la vie inexprimable » dont parle René Char dans « Commune présence », et qu’on cesse de frapper la jeunesse, étendue sur l’enclume froide du bonheur, avec le marteau de la vertu rapetissante :

« Tu es pressé d’écrire
Comme si tu étais en retard sur la vie
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources
Hâte-toi
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance
Effectivement tu es en retard sur la vie
La vie inexprimable
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir
Celle qui t’est refusée chaque jour par les êtres et par les choses
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière [...] » [13]

Notes

[1Ces deux nouvelles sont dans le recueil La ronde et autres faits divers.

[2Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, G. Colli et M. Montinari (ed.), trad. M. de Gandillac, Gallimard, 1971, pp. 188-191.

[3La radio après la Première Guerre mondiale, la télévision après la Seconde et les réseaux d’information après la Guerre froide.

[4Les nouveaux moyens de communication permettent l’accès aux réseaux d’information depuis n’importe quelle cour d’école par un téléphone portable.

[5Qu’on n’aille pas incriminer ‘Mai 68’ ou la liberté d’expression dans l’art, mais plutôt la machine hollywoodienne et ses succédanés dont la violence symbolique à la fois désinhibe et enferme dans l’étau de sa représentation simplificatrice de la réalité.

[6Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 14.

[7« Quelle littérature pour l’école ? », dialogue entre Marc Fumaroli et Tzvetan Todorov, Le Nouvel Observateur, semaine du 11 janvier 2007.

[8La question des interfaces homme-machine est un des nouveaux enjeux de la pensée.

[9Les téléphones portables, les GPS, les PDA, les lecteurs mp3...

[10Marc-Mathieu Münch, L’effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Champion, 2004.

[11Ibid., p. 35.

[12Ibid., p. 36 & 37.

[13René Char, « Commune présence », Moulin premier in Le Marteau sans maître, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1983, pp. 80-81.

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