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Une justice efficiente face à la folle finance 

mercredi 11 avril 2012, par Renaud Van Ruymbeke, Thomas Lacoste, Régis Poulet

Pas de démocratie sans réelle séparation des pouvoirs. La théorisation faite par Locke et Montesquieu et reprise dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (1789) avait pour but de protéger les individus et la société de la survenue d’une dictature. Il n’en reste pas moins, pour en revenir à notre époque et à notre pays, que les attaques frontales ou sournoises contre l’indépendance de la justice n’ont fait que croître depuis cinq ans.

En 2009, le réalisateur Thomas Lacoste interrogeait le juge Renaud Van Ruymbeke sur sa spécialité : la Corruption et la criminalité économique et financière (in Penser critique, 2012, voir infra). Des années 1990, qui ont vu l’instruction de l’affaire Urba et l’intérêt croissant des juges pour les affaires politico-financières en Europe (en Italie et en Espagne notamment), de sombres remugles nous parviennent encore en 2012 quant au financement de la campagne présidentielle de 1995 et celle de 2007. Malgré les scandales, malgré le fait qu’une ancienne juge d’instruction elle aussi spécialisée dans ce type de dossiers, Eva Joly, soit candidate à l’élection présidentielle, la question de la Justice reste un sujet marginal pendant cette campagne, alors qu’il s’agit d’un pilier – par endroits moulu des vers-de-gris – essentiel de la société.


Voici ce que réclamait Renaud Van Ruymbeke en 2009, lui qui voulait réformer le système afin de lutter contre ce que le discours sécuritaire s’est plu, depuis, à nommer ’délinquance financière’ : « nous, on est dans le camboui, on voit exactement où ça ne passe pas. Lever du secret bancaire dans toute enquête ; c’est-à-dire l’information donnée instantanément dès qu’un juge va demander – là je suis en plein rêve – à un juge de Singapour, ou des îles Caïman de lui donner des relevés bancaires. Aucun obstacle, aucun recours, aucune contestation, on fait confiance. » Ensuite la centralisation des comptes : « vous avez un compte dans une banque suisse, il n’y a que la banque suisse qui le sait ; s’il y avait une centralisation des comptes on saurait tout de suite qui a des comptes partout. » Ce sont les « deux mesures simples » qu’il préconise avec la suppression des recours en Suisse, au Luxembourg et au Liechtenstein.

extrait de Renaud Van Ruymbeke, Corruption et criminalité économique et financière (2007) in Penser critique (47 films entretiens de Thomas Lacoste), 2012, © La Bande passante & © Éditions Montparnasse

L’imbrication profonde entre pouvoirs politique et financier, le dénigrement de la justice à travers les attaques nominatives de juges depuis des années, les tentatives de mise sous tutelle politique de la justice, voire son instrumentalisation, dans un système dominé par des intérêts financiers gigantesques — cela ne peut que miner la démocratie. R. Van Ruymbeke rappelait à cette occasion la nécessaire implication des citoyens dans les débats sur la justice et n’hésitait pas à évoquer le spectre bien réel de la dictature...

extrait de Renaud Van Ruymbeke, Corruption et criminalité économique et financière (2007) in Penser critique (47 films entretiens de Thomas Lacoste), 2012, © La Bande passante & © Éditions Montparnasse

La criminalité financière, lorsqu’elle touche la sphère publique, ne se limite pas aux financements illicites de campagnes électorales ni à la corruption d’élus, elle est une hydre dont il faut connaître les multiples têtes pour lutter efficacement contre elle :

« Mondialisation néolibérale, Europe sécuritaire, démocraties autoritaires : autant de théâtres dans lesquels l’économie du crime prospère. Car la société libérale sécuritaire impose une loi sévère pour les faibles et douce pour les puissants. Les Etats prétendent lutter contre le blanchiment, mais tolèrent à leur portes des paradis fiscaux, citadelles d’impunité du crime économique. Ils prétendent viser la « tolérance zéro » en matière d’infractions, mais ne se préoccupent guère de la délinquance en col blanc. En fait, tout se passe comme si un certain capitalisme avait besoin de la criminalité économique, comme s’il avait besoin de la criminalisation des pauvres et du mouvement social pour maximiser son profit.

La criminalité économique est exemplaire d’une résistible dérive de la sphère financière. Et quand les règles du droit sont instrumentalisées et neutralisées pour consolider les rapports de force fondées sur la toute puissance de l’argent, le combat juridique devient essentiel. Comme l’écrivait La Boétie, « tout pouvoir ne vit que de ceux qui s’y résignent ». On ne saurait aujourd’hui se résigner plus longtemps à ce que les droits du marché l’emportent sur les droits de l’homme, à ce que la justice ne soit que la servante de l’ordre économique établi.

Pour remettre en question les fondements de cet ordre, il est bon d’identifier les ressorts criminels du néolibéralisme : quels sont bénéficiaires des paradis fiscaux, ceux qui tirent profit de la faillite de très grandes sociétés, ou encore ceux qui savent jouer des mécanismes complexes des chambres de compensation financière ? Il est utile de dévoiler carences et hypocrisies nationales, qui autorisent des entraves à l’action de la police judiciaire, qui s’accommodent d’une justice impuissante et de procédures fiscales opaques. Il est enfin pertinent de connaître, sur tous ces sujets, quelques propositions élaborées...

Aujourd’hui, le procureur de Milan doit appeler à « résister, résister, résister », pour appliquer la loi. Contraint de faire de l’application égale de la loi pour tous un acte de résistance, il met en évidence la proximité de la criminalité financière et du néolibéralisme autoritaire. Il fait aussi apparaître l’absolue nécessité d’une lutte citoyenne sur le front du droit et de la justice. Dans cette perspective, qui ne concerne pas seulement l’Italie, mais l’Europe toute entière, ATTAC et le Syndicat de la magistrature apportent leur modeste contribution à la réappropriation par tous les citoyens de ces enjeux majeurs. » (in Syndicat de la magistrature et Attac, En finir avec la criminalité économique et financière, Editions Mille et Une Nuits, 2002)

Plus récemment, et compte tenu des dernières années de collusion manifeste entre les pouvoirs politique et financiers, Eric Alt [1] et Irène Luc [2] ont attiré l’attention de nos concitoyens sur cette gangrène :

« La corruption a des conséquences très concrètes sur la vie quotidienne. Elle permet l’accaparement de richesses au détriment du plus grand nombre. Elle détruit la confiance nécessaire à la vie démocratique. Elle peut même produire des effets mortifères : c’est le cas lorsque, par exemple, des laboratoires trafiquent de leur influence pour obtenir la mise sur le marché de médicaments nocifs. Ce n’est pourtant pas une fatalité. La corruption dépend de la qualité des lois et de celle des hommes qui les appliquent ».

Selon eux « l’idéal d’une République irréprochable s’est éloigné » et ils constatent les « retards de la France en ce domaine au regard de la situation d’autres grands pays... » (in L’Esprit de corruption, Editions du Bord de l’eau, 2012).

En réponse à ces constats, et pour que la réflexion rejoigne l’action, on pourra lire l’article de Politis sur l’indépendance du parquet, ainsi que les propositions d’un Pacte pour les droits et la citoyenneté.

Le parquet doit-il être indépendant ? (Politis)

Pacte pour les droits et la citoyenneté (Collectif, octobre 2011)

P.-S.

Notes

[1Eric Alt a été substitut du procureur, vice-président dans une chambre correctionnelle spécialisée en matière économique à Paris ; il est actuellement conseiller référendaire à la Cour de cassation. Il est membre du conseil d’administration de Sherpa, du comité de parrainage d’Anticor, du Syndicat de la magistrature et de l’association MEDEL qui regroupe des organisations de magistrats européennes.

[2Irène Luc a été magistrate à la Direction des affaires criminelles, chef du service juridique de l’Autorité de la concurrence ; elle est actuellement conseillère à la Cour d’appel de Paris. Elle et Eric Alt ont notamment publié La lutte contre la corruption, PUF, coll. Que sais-je, 1997.

1 Message

  • A quelques jours de l’élection présidentielle, Eurex - une bourse allemande spécialisée dans les produits dérivés - lance un nouveau produit financier qui va permettre de faciliter grandement la spéculation sur la dette française. Jusqu’ici réservée aux très gros opérateurs financiers, la spéculation sur les taux d’intérêt payés par la France va devenir accessible au boursicoteur de base.
    Comme dans le domaine des matières premières ou agricoles, la spéculation sur les produits dérivés de taux d’intérêt risque de faire flamber les prix du "sous-jacent" - c’est-à-dire ici le taux d’intérêt sur la dette française. En achetant ce produit, les spéculateurs peuvent en effet parier sur une hausse des taux d’intérêt que la France offre aux prêteurs. Plus nombreux seront les parieurs, plus les prêteurs jugeront que "le marché" anticipe une hausse des taux, et plus ils seront inquiets sur la situation de la dette française. Car une hausse des taux d’intérêt ("prime de risque") indique que les opérateurs de marché anticipent un risque plus élevé de défaut du pays concerné. De fait cette hausse alourdit la charge de la dette, donc aggrave les déficits, la dette et donc in fine le risque de défaut...
    Finalement, selon la logique de la "prophétie autoréalisatrice", les paris sur la hausse des taux d’intérêt contribueront à cette hausse. Et l’exigence d’un plan d’austérité draconien pour "rassurer les marchés" sera posée "dans les deux jours après le 6 mai", comme l’a affirmé Nicolas Sarkozy.
    Eurex est une société privée qui dit n’avoir aucune intention politique : elle affirme ne faire que répondre « à une forte demande des acteurs de marché français et autres acteurs européens, à la recherche d’un outil de protection adapté ». C’est possible, mais l’Agence France Trésor, c’est-à-dire Bercy, c’est-à-dire le gouvernement français, s’est quant à elle publiquement félicitée de cette « initiative privée qui pourrait susciter un surcroît d’intérêt des investisseurs pour les titres français et accroître marginalement leur liquidité », (selon un porte-parole de l’AFT cité hier par l’AGEFI.(www.agefi.fr/articles/les-futures-sur-la-dette-francaise-renaissent-de-leurs-cendres-1216824.html).
    Selon Pascal Canfin, député européen EELV, l’Agence France Trésor (AFT) a même accordé son autorisation au lancement de ce produit. L’AFT, donc Bercy, donc le gouvernement français, a-t-elle vraiment autorisé le lancement de cette nouvelle arme de spéculation massive à quelques jours de l’élection présidentielle ? Est-il possible que les technocrates de l’AFT aient agi dans une affaire aussi grave sans même en référer à leur ministre ? Est-ce une coïncidence au moment où Nicolas Sarkozy et François Fillon agitent de façon de plus en plus ostensible l’épouvantail d’une attaque spéculative contre la France en cas d’élection de François Hollande ?
    Attac exige la clarté sur les conditions de lancement de ce produit financier. L’incompatibilité entre la démocratie et la loi des marchés financiers devient de plus en plus éclatante. La finance ou les citoyens, qui doit décider ?

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