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Mishima - la Beauté, la plaie et le néant 

lundi 22 janvier 2024, par Régis Poulet (Date de rédaction antérieure : 9 août 2009).

« Il est difficile de vivre et de mourir en beauté, mais il est tout aussi difficile tant de vivre que de mourir de façon profondément horrible. C’est là l’humaine condition » [1], constate Mishima Yukio dans son commentaire du Hagakure (1967). Cette association de la mort, de la beauté et de l’horreur, trois ans avant son seppuku, n’est pas rare dans son œuvre. Dès ses quatre ans, rappelle-t-il dans Kamen no kokuhaku (Confession d’un masque, 1949), il eut le pressentiment de l’existence d’une sorte de « désir pareil à une douleur aiguë » [2]. Son imaginaire et ses fantasmes en furent empreints sa vie durant et toute son œuvre gravite autour de l’élucidation de ce mystère.

Rien de plus absurde pour ce qui concerne Mishima que d’accorder à son esthétique un traitement à part : lui qui plaça dans la bouche du Radiguet de son propre Bal du comte d’Orgel (Dorugeru haku no butôkai, 1948) les propos suivants : « mon œuvre devient ma propre morale » [3], considère la Beauté comme une question de premier ordre. Kinkakuji (Le Pavillon d’Or) prouve d’ailleurs que la Beauté n’a pour Mishima jamais autant de valeur qu’en vertu de sa destruction. « Ma seule source d’intérêt, mon seul problème, c’était la Beauté », affirme le jeune bonze du roman, avant d’ajouter : « Quand on concentre son esprit sur la Beauté, on est, sans s’en rendre compte, aux prises avec ce qu’il y a de plus noir en fait d’idées noires » [4].

Depuis ses débuts littéraires, Mishima a toujours refusé la version nippone du réalisme et du naturalisme, le shi-shôsetsu, où les écrivains prétendent dévoiler l’homme en se racontant sur le mode autobiographique, mais surtout, selon le point de vue de Mishima, sans exigences esthétiques particulières. Son souci récurrent sera de trouver une forme adéquate à sa ‘morale’, c’est-à-dire à sa sensibilité. Comme l’a très bien montré Annie Cecchi, il puisera dans le classicisme occidental (tout particulièrement chez Racine et Radiguet) cette structure qui le distingue parmi ses pairs [5], et dans la tradition japonaise cette éthique du bushidô des samouraïs. Par là, il tenta d’incarner le bunburyôdô, à savoir l’alliance de la littérature (bun) et des arts martiaux (bu). Sa recherche de la Beauté est celle d’une forme apollinienne qui puisse canaliser les forces dionysiaques : il lui faut trouver la mesure entre le violent élan vital qui sourd du cosmos, prêt à emporter tous les êtres dans la fusion et le chaos et, d’autre part, les forces structurantes et individualisantes d’une projection esthétique.

C’est bien ce qu’il exprime dans Gikyoku no yûwaku (La Tentation du drame,1955) :

« J’aime la destruction autant que l’équilibre. Plus exactement, le concept d’un équilibre contrôlé et construit dans le but exclusif de sa propre destruction finale, est ma conception dramatique et même esthétique fondamentale. » [6]

Les exemples ne manquent pas dans son œuvre, où tous les éléments concourent à la préparation d’un acmé qui met en scène la douloureuse confrontation entre la beauté de la forme et la beauté de l’informe : pari intenable lors duquel Apollon et Dionysos sont censés se servir l’un l’autre. Le Sôsei, pavillon de pêche accolé au Pavillon d’Or, est précisément placé là où il peut « rompre l’équilibre » :

« Son rôle était de jeter un pont entre l’ordre qui régit ce monde et ce qui est la négation de l’ordre, comme la concupiscence. Oui, l’âme du Pavillon d’Or commençait à ce Sôsei si semblable à un pont rompu en son milieu [...] Car la prodigieuse sensualité qui flottait sur l’étang était la source de la force cachée qui avait construit le Pavillon d’Or. Mais cette force, une fois disciplinée, il lui avait été impossible, le splendide ouvrage achevé, d’y séjourner davantage ; et, ne pouvant rien faire d’autre, elle s’était échappée vers sa patrie première, au cœur des lieux baignés d’une sensualité infinie - vers l’étang où se mirait le Sôsei. » [7]

La nouvelle intitulée Yûkoku (Patriotisme, 1960) aborde la même énigme. Mishima y décrit le suicide rituel du lieutenant Shinji Takeyama, suivi dans la mort par sa femme Reiko après une dernière nuit d’amour au seuil de laquelle il se demande : « Etait-ce la mort qu’il attendait ? Ou bien une furieuse ivresse sensuelle ? L’une et l’autre paraissaient s’entrelacer comme si l’objet de ce charnel désir eût été la mort elle-même. » [8] Pareille au Sôsei, l’épouse du lieutenant est ce modeste mais essentiel pavillon accolé au corps principal qui, sachant qu’il la précédera dans la mort, « se réjouit de ce qu’il ne verrait jamais : tant de beauté défaite par la mort. » [9] Le seppuku qu’il s’apprête à faire lui apparaît sous le double aspect réconciliateur du dehors et du dedans dont Mishima, dans Taiyô to tetsu (Le Soleil et l’acier, 1968), montre la grâce :

« Deux voix différentes nous appellent sans cesse. L’une du dedans, l’autre du dehors. Celle qui appelle du dehors, c’est le devoir quotidien. Si la partie de l’esprit qui répond à l’appel du devoir correspondait exactement à la voix du dedans, c’est alors qu’on connaîtrait le bonheur suprême. » [10]

Dans le cas du lieutenant Takeyama l’union des contraires est la suivante :

« Mourir solitaire sur le champ de bataille, mourir sous le beau regard de sa femme... n’allait-il pas mourir à la fois de ces deux morts, réaliser leur impossible unité, douceur pour laquelle il n’est pas de mots ? Tous les instants de sa mort seront observés par ces yeux admirables [...]. » [11]

Shinji et Reiko Takeyama puisent leur force dans l’étang de leur sensualité où la beauté apollinienne de leurs jeunes corps sombre puis se reprend. Lorsque survint l’épreuve tragique de l’éventration, « il fut frappé, comme d’une chose incroyable, qu’au milieu d’une aussi terrible souffrance, ce qui pouvait être regardé pût encore être regardé et que ce qui existait pût exister encore. » [12] Le seppuku ouvre sur la vérité d’un « chaos absolu [...], comme si l’univers, ivre, titubait » [13]. L’étonnement répond à la béance de la plaie au sein de laquelle le fonds dionysiaque de l’univers grouille, incontrôlé.

La conjonction du regard et de la plaie, voilà la beauté !

Ce corps qui accomplit sa propre destruction, et qui était il y a peu encore « armure impénétrable du Beau et du Vrai » [14], est confronté à cette vérité qui n’a rien d’idéal : « la Beauté était structurée de néant ! » [15] Si l’individuation est en même temps douleur d’être coupé du tout et condition de vie face aux forces dissolvantes de ce même tout, Mishima s’efforce, en rupture avec sa dilection juvénile pour la nuit, de tirer cette vérité vers la lumière et Apollon. Ainsi « la souffrance que contemplait Reiko flambait aussi fort que le soleil d’été » et, tout comme la trajectoire ascendante du F 104 dans Le Soleil et l’acier, « la souffrance augmentait sans fin, montait. » [16] A l’instar de Mishima dans le cockpit de l’avion supersonique qui « resplendissait en éventrant l’immense rideau bleu, vif comme un coup de dague » [17], le lieutenant reste seul :

« Reiko voyait son mari accéder à un autre univers où l’être se dissout dans la douleur, est emprisonné dans une cellule de douleur et nulle main ne peut l’approcher. Mais elle, Reiko, n’en éprouvait aucune. Sa peine n’était pas cette douleur. Si bien qu’elle eut l’impression qu’on avait élevé une haute et cruelle paroi de verre entre elle et son mari. » [18]

A la racine du seppuku de Takeyama et de l’expérience dans le F 104, l’idée que « la chair et l’esprit, le sens et l’intellect, l’au-dehors et l’au-dedans, prennent d’un pas leurs distances d’avec la terre, et là-haut, plus haut même qu’où se boucle la ronde des nuages blancs qui serpentent autour de la terre, eux aussi vont se rejoindre. » [19] Mishima ne fait qu’inverser les signes : les serpentins intestinaux qui s’extravasent dansent une ronde nauséabonde devant un corps que la terre réclame avec force. La vision volontiers mystique et idéaliste à laquelle il semble parfois céder, Mishima a la sagesse de l’équilibrer par « l’aspect ordinaire, physique, de la mort » [20].

Le problème reste cependant, à l’égard de la beauté ou de la mort, celui d’une participation et d’un recul simultané. Question de regard :

« Mishima est hanté par l’image. Soit il se projette lui-même vers l’extérieur dans un théâtre fantasmatique où il joue tous les rôles à la fois, metteur en scène, bourreau, victime ; soit, s’il regarde autrui, un autrui de chair et d’os, il le reconstruit par son imaginaire [...]. » [21]

C’est tout simplement, si l’on peut dire, la question de la Réalité qui se pose à lui. En tant que telle, la Réalité de l’être est celle du néant, si bien qu’elle est insupportable. Il faut la projeter dans la représentation, nécessité vitale : « L’art et rien que l’art ! C’est lui seul qui rend possible la vie, c’est la grande tentation qui entraîne à vivre, le grand stimulant qui pousse à vivre. » [22] On peut certes alléguer, pour comprendre le parcours de Mishima Yukio [23], « un imaginaire envahissant qui rend difficile le contact avec le réel, un sentiment chronique d’irréalité, irréalité de sa propre existence, mais aussi du monde extérieur saisi comme une scène de théâtre ». [24] Pourtant la question reste encore en suspens : ce qui existe peut-il être regardé ?

Il semble bien que tous les efforts de Mishima pour répondre à cette sollicitation ne puissent être contenus dans ce qu’on nomme « l’œuvre d’art ». Pas d’« art pour l’art » chez Mishima, principe qui aboutit, comme l’a fort bien dit Nietzsche, « à une calomnie de la réalité (‘idéalisation’ dans le sens de la laideur) » puisque « dès qu’on isole un idéal de la réalité, on abaisse le réel, on l’appauvrit, le calomnie. » [25] Les prémisses furent certes idéalistes comme l’écrivain japonais le rappelle quand il constate que « ce sont les mots qui vinrent en premier ; ensuite, tardivement, selon toute apparence avec répugnance et déjà habillée de concepts, vint la chair. » [26] Des différentes étapes que Mishima retrace dans Le Soleil et l’acier, retenons la concurrence de plus en plus aiguë de la chair et des mots pour traquer la réalité au plus près. Grâce à l’acier des salles de musculation, il découvrit que les muscles « sont force autant que forme » [27], à l’instar du Pavillon d’Or qui puise sa force dans la sensualité de l’étang. Construire un corps d’athlète qui se contemple dans l’étang d’un miroir ne pouvait que conduire Mishima au seppuku : « cette force, une fois disciplinée, il lui avait été impossible, le splendide ouvrage achevé, d’y séjourner davantage ; et, ne pouvant rien faire d’autre, elle s’était échappée vers sa patrie première, au cœur des lieux baignés d’une sensualité infinie - vers l’étang où se mirait le Sôsei. » [28]

Mais réduire le seppuku de Mishima à un manque de lucidité l’ayant conduit à « se laisser prendre au nœud coulant, au piège mortel du syllogisme » selon lequel s’ouvrir le ventre, « siège de la vérité de mon être et de mes pulsions », permet de jeter à la face de l’Autre que « je suis vrai et beau en cet instant » [29] - c’est faire fi de son approche esthétique de l’existence au sens nietzschéen du terme, tel que Mishima l’a lu dans La Naissance de la tragédie : « nous sommes déjà des images et des projections artistiques et [...] notre plus haute dignité est dans notre signification d’œuvres d’art - car ce n’est qu’en tant que phénomène artistique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient. » [30] Mishima suivit le philosophe dans sa recherche d’un « pessimisme de la force », entendu comme « souffrance de la profusion » et nécessité d’un « irrésistible courage du regard le plus aigu qui requiert le terrible comme l’ennemi, le digne ennemi contre qui éprouver sa force, auprès de qui apprendre ce qu’est la ‘terreur’ ». [31]

Mishima avait lu la Naissance de la tragédie, où figure l’« Essai d’autocritique », dix ans avant qu’il n’écrive sa Confession d’un masque. Les thèmes et les analyses en sont proches, notamment en ce que le corps lui apparut comme lieu du tragique où l’apollinien et le dionysiaque s’affrontent. La tendance narcissique de Mishima n’a rien de pervers mais situe le champ clos de la perception du réel dans ses propres corps et esprit. L’épisode de Tenkatsu, celui de Cléopâtre, lors desquels le jeune Kimitake se travestit, attestent déjà de la « pulsion fondamentale de son imaginaire : l’identification à l’autre. » [32] Mais c’est dans Le Soleil et l’acier, lorsqu’il explique sa passion pour le kendo, cet art martial hérité de la pratique des samouraïs, qu’il livre les meilleures analyses relatives au regard de l’autre :

« L’adversaire et moi habitions le même monde. Quand je regardais, l’adversaire était vu ; quand l’adversaire regardait, moi-même j’étais vu ; nous nous faisions face, qui plus est, sans imagination intermédiaire, tous deux appartenant au même monde d’action et de force - autrement dit, le monde de « ce qui est vu ». » [33]

La réalité perçue, phénomène de projection artistique dans la représentation et le supportable, est constituée par les regards qui s’y échangent, et nul besoin d’une « imagination intermédiaire » dont la nécessité ne se fera sentir qu’au moment où les mots interviendront : « Dans un domaine où, à chaque instant, votre regard vous est renvoyé, le temps ne vous est jamais donné d’exprimer les choses par des mots », écrit Mishima, qui ajoute : « Si vous voulez vous exprimer, il vous faut vous tenir hors du monde en question. » [34] A cet égard, l’adversaire qui frappe « et qui vous renvoie votre regard, c’est lui qui constitue l’essence vraie des choses » [35].

Dramaturge, Mishima tient les mêmes propos dans Sado kôshaku fujin (Madame de Sade, 1965). Renée de Sade, parlant de son mari, dit : « C’est en regardant qu’il s’exalte, lui, et moi en étant regardée. Nos expériences diffèrent. Mais lorsque le sang de l’agneau ruissela sur ma nudité, j’ai compris qui est vraiment Donatien de Sade [...] : Moi-même » ; et de poursuivre : « tous ceux, quels qu’ils fussent, qui l’ont assisté, les filles fouettées par lui, celles qui le fustigèrent, s’identifient avec sa personne encore. » [36]

L’intérêt de Nietzsche et Mishima pour la tragédie grecque se rapporte précisément à la douleur, dont Mishima en vint à penser qu’elle était la « conscience ininterrompue par quoi se prouve la vie » [37]. Nietzsche pose la question suivante relative au Grec : est-ce que « sa demande toujours plus forte de beauté [...] est née du manque, du dénuement, de la mélancolie, de la douleur ? » [38] Cela n’expliquerait pas pourquoi la demande opposée lui est chronologiquement antérieure : « la demande de laideur, [...] cette manière franche et rigoureuse qu’a l’ancien Hellène de vouloir le pessimisme, le tragique, l’image de tout ce qu’il y a de terrible, de cruel, d’énigmatique, de destructeur, de fatal au fond de l’existence - d’où proviendrait alors la tragédie » [39].

La réponse de Mishima rejoint en grande partie celle du philosophe qui en voit l’origine dans le plaisir, la force, « une santé débordante, [...] une plénitude excessive » [40], quoique le Japonais en transposât l’expression sur un autre terrain : « Le principe de l’épée semblait consister en une alliance de la mort, non point avec le pessimisme mais avec une énergie surabondante, fleur de la perfection physique, et avec la volonté de combattre » [41]. La douleur, qui est pour Mishima une preuve de la persistance de l’être, permet de comprendre que « la solennité, la dignité du corps naissent uniquement de l’élément de mort qui s’y dissimule » [42]. Le travail sur son corps, il l’a vécu comme « un lent travail de création du muscle, par lequel la force crée la forme et la forme la force » ; c’est ainsi qu’il vit « comment la forme belle et adaptée l’emportait sur une forme laide et imprécise » [43]. Ces découvertes rejaillirent sur sa pratique littéraire :

« ... à mesure que le soleil et l’acier m’enseignaient progressivement le secret de la poursuite des mots avec le corps (et non pas seulement le poursuite du corps avec les mots), les deux pôles qui étaient en moi commencèrent à maintenir un équilibre [...]. Enfermer dans le moi une double polarité et admettre heurt et contradiction, ce fut ainsi que je mêlai « art et action ». » [44]

Pour sa part, Nietzsche liait le corps au verbe en affirmant que « le style doit prouver que l’on croit à ses idées, et que l’on ne se contente pas de les penser, mais qu’on les ressent. » [45] Mishima fit de son style « une chose appropriée à [ses] muscles : il était devenu souple et libre, dépouillé de tout ornement onctueux, tandis qu’avait été assidûment maintenue une ornementation ‘musculaire’ » [46]. L’idéal du bunburyôdô qui fascine Mishima et le rattache au Hagakure n’est pourtant pas sans poser problème :

« L’action, pourrait-on dire, périt dans sa fleur ; la littérature, elle, est une fleur impérissable. Et, bien entendu, une fleur impérissable est une fleur artificielle. »

Si bien que combiner l’action et l’art, c’est combiner la fleur qui se flétrit et la fleur qui dure à jamais, mêler chez un individu les deux désirs les plus contradictoires de l’humanité et les rêves de réalisation propres à chacun de ses désirs. [47]

Mais à rester dans une logique où, de deux choses si l’une est vraie l’autre est fausse, - ce qui est du même ordre que ‘si l’Être est, le néant n’est pas’ - « l’écrivain et guerrier » ne manque pas de déduire (au sens de soustraire) que si l’action se voit comme étant la réalité l’art est un mensonge qui recueille les rêves d’action ; et d’un autre côté que si l’art se considère comme étant la réalité l’action est mensonge, alors au moment de mourir « la mort serre de près la réalité de ses œuvres » [48]. Mishima échappe à cette logique d’exclusion en « acceptant sans faillir l’effondrement des principes ultimes de la vie et de la mort » par l’union en un seul corps de ces deux secrets cachés que « la fleur de mensonge dont rêve l’homme d’action n’est autre qu’une fleur artificielle ; et, d’autre part, que la mort étayée par le mensonge dont rêve l’art ne confère d’aucune manière de faveurs spéciales. » [49] Vivre cette dualité en pratique n’est pas possible « car le secret de cette dualité ultime, intimement discordante, est [...] qu’elle ne sera jamais mise à l’épreuve qu’à l’instant de la mort. » [50]

Les critiques de Mishima parlent d’un sentiment chronique d’« irréalité de sa propre existence » voire du monde ‘extérieur’ [51], ou encore de « dérive psychotique » [52]. Qu’est-ce à dire sur la position de celui qui juge ? Il émet un tel jugement en fonction d’une pensée de l’être selon laquelle le Vrai est accessible et selon laquelle l’illusion est la fausse monnaie de l’être. Or il est patent qu’une telle approche de Mishima tendra à discréditer la pertinence et la lucidité de son entreprise esthétique. Demandons-nous plutôt s’il se pourrait que « le délire ne soit pas nécessairement un symptôme de dégénérescence, de déclin, de culture suravancée [et] qu’il y ait [...] des névroses de la santé ». [53]

La trajectoire de Mishima est en effet ascendante qui lui fit ajourner sine die tout déclin mental ou physique par une sorte d’apothéose préparée de longue date :

« Je comprends maintenant que, depuis longtemps, elle me hélait de loin, cette tâche où fourbir l’imagination en vue de la mort et du danger acquiert la même signification que fourbir le métal de l’épée ; seule ma faiblesse et couardise m’avaient fait l’éviter. » [54]

La lecture et la relecture du Hagakure qui insiste sur la nécessité de se préparer à mourir à tout instant le convainquit de cela :

« Comme il m’était apparu clairement que le corps lui-même - ostensiblement prisonnier du temps d’instant en instant dans sa croissance et son déclin - pouvait être recouvré, il n’était donc pas curieux que me vînt l’idée que le temps lui-même était recouvrable. » [55]

L’obsession du déclin, qui est celle du temps, ne fait pas de Mishima un mélancolique qui vivrait dans le sentiment d’un manque. Tenir pour négligeable ce qu’il dit de l’importance de l’Empereur pour le Japon n’est pas notre propos. Néanmoins, l’on ne saurait, selon nous, considérer que la perte de divinité de l’Empereur ait ouvert un vide métaphysique propre à hanter Mishima. Et certes la comparaison avec la ‘mort de Dieu’ proclamée par Nietzsche n’est pas un hasard puisque celui-ci n’en déduisit pas une absence de fondement mais au contraire la valeur esthétique et auto-proclamée des valeurs. Mishima comprenait le rôle de l’Empereur dans l’économie des valeurs du Japon, et que lui-même, comme tout, était « structuré de néant ». Mais il ne déplorait pas tant que l’Empereur fût un homme que de voir combien l’absence de cette structure avait rendu laid le Japon moderne.

Pour Mishima la Beauté a à voir avec le vide et la volonté qui l’habille ou le met à nu. Henri Scott-Stokes, dans The Life and Death of Yukio Mishima (1974), envisage que son seppuku ait pu être une remontrance adressée à l’Empereur. Mais le même biographe rapporte par ailleurs que la volonté de Mishima était si forte qu’il affirmait, en eût-il pris la résolution, pouvoir devenir ce qu’il souhaitait, empereur du Japon par exemple. La valeur fondatrice de la fonction impériale est ainsi primordiale et rejoint l’idée que cela même est recouvrable :

« Pour moi, l’idée du temps recouvrable signifiait que devenait possible la mort en beauté qui, naguère, m’avait échappée. Qui plus est, au cours des dix années passées, j’avais appris la force, j’avais appris la souffrance, le combat et la conquête de soi ; j’avais appris le courage de les accepter tous dans la joie. » [56]

Mais le paradoxe d’une apothéose est précisément que l’humain qui s’exhausse à devenir divin doit perdre pour gagner : absurdité irrationnelle aux esprits pragmatiques - pure lumière de la mort pour un Mishima. « Les contraires, lorsqu’on les pousse aux extrémités, en viennent à se ressembler » [57], écrit-il. De la vie et de la mort, il en va ainsi. Lorsque « la concience de soi signifie destruction de soi-même » [58], c’est qu’il devient nécessaire de passer de la contemplation du « serpent géant lové autour de la terre ; un serpent qui, sans cesse avalant sa queue, triomphait de toutes polarités » [59], à l’épreuve probatoire :

« Assurément, pour le cœur, la seule façon d’être certain de l’existence, c’est d’exister et de voir à la fois. Il n’est qu’une méthode pour résoudre cette contradiction. C’est de plonger un couteau au plus profond de la pomme afin de la fendre en deux, exposant ainsi le cœur à la lumière, c’est-à-dire à la même lumière que la peau superficielle. » [...]

Cependant, voir seulement ne suffisait pas à me mettre en contact avec les racines fondamentales de mon sentiment d’exister et une distance incommensurable demeurait entre moi et le sentiment euphorique d’être purement et simplement. [60]

Mishima disait avoir perdu confiance dans le pouvoir des mots. Il écrivit cependant la plus ambitieuse de ses œuvres : la tétralogie Hôjô no umi (La Mer de la fertilité, 1965-1970), en même temps qu’il adaptait Patriotisme en un petit film de trente minutes (1965) où il tenait le rôle principal et qu’il accentuait sa pratique des arts martiaux [61]. Cette dernière période de sa vie, qui est aussi celle de la rédaction du Soleil et l’acier, prouve que sa ligne de conduite restait celle du bunburyôdô et qu’il ne tenait pas en si pauvre estime la littérature [62].

Le dernier tome de la tétralogie : Tennin gosui (L’Ange en décomposition, 1970), s’achève sur une évocation du vide : « Le jardin était vide. Il était venu, pensa Honda, en un lieu de nul souvenir, de néant. Le plein soleil d’été s’épandait sur la paix du jardin. » [63] Par là, il ruine le fil conducteur de toute l’œuvre, à savoir la réincarnation, au profit d’une connaissance par le Vide qui n’est évidemment pas sans rappeler le satori, l’illumination bouddhiste. Ses réflexions poussent Mishima vers la Yômeigaku, philosophie de Wang Yang-ming, philosophe général chinois du XVIe siècle. C’est d’ailleurs celle qu’évoque Iinuma Isao, le héros de Honba (Chevaux échappés, 1967-8), deuxième tome de La Mer de la fertilité. La théorie de l’« Union de la Connaissance et de l’Action » est ce qui retient l’attention de Mishima.

La seule possibilité d’atteindre la Connaissance parfaite, en un monde sorti du néant, est le kitaikyô, le « retour au grand vide », à propos duquel Mishima écrit :

« Si nous comparons le corps humain à une amphore, le vide de l’amphore, c’est-à-dire l’idée recouverte par le corps, s’unit au Grand Vide lorsque survient la vraie connaissance. Quand l’amphore - le corps - se brise, on peut atteindre en un clin d’œil le Grand Vide qui est éternellement omniprésent. » [64]

Le vide, le néant (qui n’ont pas les connotations négatives que lui prêtent les Occidentaux) résolvent en eux toutes contradictions en même temps qu’ils sont plénitude lumineuse. La Yômeigaku offrit à Mishima l’exemple d’une double voie « apollinienne avec laquelle le caractère fonctionnel de la notion même est poussé jusqu’à sa limite extrême » et d’une voie d’« éléments démoniaques » par laquelle « on s’abandonne à l’action frénétique » [65]. Si bien que dans le seppuku, Mishima voulut atteindre la « vision pure et simple » [66] - qui est aussi celle de l’illumination - en réunissant la superficialité apollinienne et les profondeurs démoniaques :

« C’est à ce moment précis que le couteau vient trancher la chair de la pomme - ou plutôt, le corps. Le sang s’écoule, l’existence est détruite et les sens anéantis accréditent pour la première fois l’existence conçue comme un tout, comblant l’espace logique entre voir et exister... C’est cela, la mort. » [67]

La vie et l’œuvre de Mishima Yukio en vinrent ainsi à se confondre. Parachevant L’Ange en décomposition au matin de son passage à l’action, il laissait sur sa table un bout de papier : « La vie humaine est brève, mais je voudrais vivre toujours. » [68] Le déclin affectant la Beauté « structurée de néant » se rapporte à l’éphémère que les poètes japonais n’ont jamais aussi bien évoquée que par la beauté des fleurs :

« Ô, fleurs de de cerisier ! Tombez en obscures nuées
Au point que la vieillesse en perde son chemin » [69]

Le rapport de Mishima à la douleur est étroitement lié à la beauté, comme celle-ci est antée sur la laideur :

« Vous et ceux de votre espèce, dit Renée de Sade, vous voyez une rose et vous dites : « Qu’elle est belle ! » Un serpent et vous dites : « Qu’il est répugnant ! » Vous ignorez tout du monde où la rose et le serpent sont assez intimes pour échanger leurs apparences dans la nuit, de telle façon que les joues du serpent rougissent et que la rose se couvre d’écailles brillantes. »

Dans sa pièce, Mishima se voit aussi bien en Renée qu’en Donatien de Sade. Empruntant le vocabulaire d’un autre temps, Mishima écrit que Sade « a su tirer du mal un jeu de lumière » et « a transmué en sainte essence la substance de l’ordure qu’il avait recueillie » [70]. La puissante volonté transfigure beauté et laideur de sa lame irradiante et radieuse. L’entaille fait venir l’être au néant et le vide à la lumière :

« Son épée glaciale rend leur blancheur aux lis mouillés de sang ; son cheval blanc, taché de sang, se cabre comme une proue de navire et fonce vers le haut du ciel à travers les éclairs du matin. A cet instant le ciel se déchire ; un flot de lumière, une lumière sacrée qui aveugle ceux qui la regardent, s’abat sur la terre. » [71]

P.-S.

Ordalie par les roses -
photographie de Eikoh Hosoe

Texte publié en décembre 2005 - lire aussi « Rites d’amour et de mort » de Yukio Mishima sur notre site.

Notes

[1MISHIMA Yukio, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard, ‘Arcades’, Paris, 1985, p. 28.

[2MISHIMA Yukio, Confession d’un masque, Gallimard, ‘Folio’, Paris, 1983, p. 16.

[3MISHIMA Yukio, Le Bal du comte d’Orgel, traduit et cité par Annie Cecchi, Mishima Yukio : esthétique classique, univers tragique, Champion, Paris, 1999, p. 151.

[4MISHIMA Yukio, Le Pavillon d’Or, Gallimard, ‘Folio’, Paris, 1987, p. 89.

[5La tradition japonaise du récit est plutôt le zuihitsu, ou ‘récit au fil de la plume’. A côté de Kawabata Yasunari, Mishima fait occidental.

[6MISHIMA Yukio, La Tentation du drame, traduit et cité par Annie Cecchi, op. cit., p. 81.

[7MISHIMA Yukio, Le Pavillon d’Or, op. cit., pp. 365-366.

[8MISHIMA Yukio, Patriotisme in La Mort en été, Gallimard, ‘Folio’, Paris, 1983, p. 180.

[9Ibid., p. 182.

[10MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, Gallimard, ‘N.r.f.’, Paris, 1973, p. 99.

[11MISHIMA Yukio, Patriotisme, op. cit., p. 191.

[12Ibid., p. 195.

[13Ibid., p. 194.

[14Ibid., p. 178.

[15MISHIMA Yukio, Le Pavillon d’Or, op. cit., p. 367.

[16MISHIMA Yukio, Patriotisme, op. cit., p. 195.

[17MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 132.

[18MISHIMA Yukio, Patriotisme, op. cit., pp. 195-6.

[19MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 123.

[20Ibid., p. 125.

[21Annie CECCHI, op. cit., p. 160.

[22Friedrich NIETZSCHE, Fragments posthumes, automne 1869 - printemps 1872, trad. Michel Haar et Jean-Luc Nancy, Gallimard, ‘N.r.f.’, Paris, 1977, frag. 11 (1), p. 423.

[23Ce nom de ‘plume’ choisi par Hiraoka Kimitake est déjà une projection tout à fait révélatrice puisque « Mishima » est le nom d’une localité proche du Fujiyama, volcan dont les vertus chthoniennes sont structurées par la perfection de sa forme ; puisque d’autre part « Yukio » rappelle « yuki » qui signifie « neige » : tout concourait déjà à ce que la pureté et la fragilité du flocon tiennent en équilibre face à l’éternité de pierre du volcan.

[24Annie CECCHI, op. cit., p. 121.

[25Friedrich NIETZSCHE, Fragments posthumes, automne 1887 - mars 1888, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, ‘N.r.f’, Paris, 1976, frag. 10 (194), p. 203

[26MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 9.

[27Ibid., p. 38.

[28MISHIMA Yukio, Le Pavillon d’Or, op. cit., pp. 365-366.

[29Jean-Michel RABATE, La Beauté amère - fragments d’esthétiques, Champ Vallon, Seyssel, 1986, p. 120.

[30Friedrich NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, Œuvres, Gallimard, ‘Pléiade’, Paris, 2000, t. I, §V, p. 37.

[31Ibid., Essai d’autocritique, § I, p. 4.

[32Annie CECCHI, op. cit., p. 227.

[33MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 49.

[34Idem.

[35Ibid., p. 50.

[36MISHIMA Yukio, Madame de Sade, Gallimard, ‘N.r.f.’, Paris, 1976, p. 68.

[37MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 57.

[38Friedrich NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, Essai d’autocritique, op. cit., § IV, p. 7.

[39Idem.

[40Idem.

[41MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 67.

[42Ibid., p. 57

[43Ibid., pp. 53-4.

[44Ibid., p. 67.

[45Friedrich NIETZSCHE, Fragments posthumes, été 1882 - printemps 1884, trad. A.- S. Astrup et M. de Launay, Gallimard, ‘N.r.f.’, Paris, 1997, frag. 1 (109) p. 49.

[46MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 63.

[47Ibid., p. 68.

[48Ibid., p. 69.

[49Ibid., p. 70 & p. 69.

[50Ibid., p. 70.

[51Annie CECCHI, op. cit., p. 121.

[52Jean-Michel RABATE, op. cit., p. 115.

[53Friedrich NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, Essai d’autocritique, op. cit., § IV, p. 7.

[54MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 79.

[55Ibid., p. 79-80

[56Ibid., p. 80.

[57Ibid., p. 123.

[58Ibid., p. 98.

[59Ibid., p. 123.

[60Ibid., pp. 89-90.

[61Mishima, qui commença le kendo en 1959, atteignit le grade (respectable) de cinquième dan en 1968.

[62L’attribution du Prix Nobel de littérature à son ami Kawabata Yasunari en 1968, alors que Mishima était pressenti depuis plusieurs années, fut un choc qui s’ajoutait au discrédit dans le bundan (milieu littéraire) qui le frappa à la suite de la publication d’Eirei no Koe (Les Voix des morts héroïques, 1966) : le tout peut en partie expliquer cette amertume.

[63MISHIMA Yukio, L’Ange en décomposition, La Mer de la fertilité, Gallimard, ‘Folio’, Paris, 1992, tome IV, p. 277.

[64MISHIMA Yukio, Kôdôgaku nyûmon, Tokyo, 1970, p. 217 ; cité par Giuseppe Fino, Mishima, écrivain et guerrier, Guy Trédaniel éditeur, 1983, trad. de l’italien par P. Baillet, p. 83.

[65Ibid., p. 221 ; cité par Giuseppe Fino, op. cit., p. 83.

[66MISHIMA Yukio, Le Soleil et l’acier, op. cit., p. 90.

[67Ibid., p. 91.

[68Cité par Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Gallimard, ‘Folio’, Paris, 1993, p. 114.

[69ARIWARA no Narihira (neuvième siècle) in Poèmes de tous les jours, Ooka Matoko ed., Philippe Picquier, Arles, 1993, trad. de Y.-M. Allioux, p. 37.

[70Ibid., p. 126.

[71Ibid., p. 127.

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