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Le spectacle de l’Ailleurs (5) : l’imaginaire extrême-oriental dans le répertoire et sur les scènes théâtrales françaises (1900-1931) 

jeudi 11 avril 2013, par Juliette Delobel

L’Illustration est le premier journal d’actualité en France. Il publie de nombreux et longs articles (les journalistes n’ont pas de longueurs maximales à respecter), richement illustrés, sur l’actualité de la Chine mais aussi son histoire, sa culture, sa religion, apportant aux lecteurs exotisme et instruction. Les dossiers peuvent être liés à une actualité. En 1847, une démonstration de force de l’Angleterre à la Chine donne lieu à un article sur les ’forces militaires des Chinois’ qui dresse un panorama complet des armées chinoises (nombre, recrutement, armes...) et à un article ’sur la religion et les divinités de la Chine’ qui décrit les monuments religieux et les rites à accomplir. L’empereur suscite également quelques écrits admiratifs : ’si on jugeait de la grandeur d’un souverain par l’étendue des pays qu’il gouverne ou par le nombre des sujets qui lui obéissent, l’Empereur de Chine serait, à coup sûr, le plus grand potentat des temps anciens et modernes’. Le journaliste revient sur les deux cents soixante dix empereurs qui ont gouverné la Chine et les noms qui leur sont donnés : Tien-tze (fils du ciel) ou Yuen-Cheou (chef originel).


Chapitre V

Des auteurs et des metteurs en scène aux parcours variés qui partagent le goût du savoir

Après s’être concentré sur les pièces, ce chapitre se propose de s’attarder sur les auteurs du corpus, leurs parcours et leur rapport à l’Extrême-Orient. Les auteurs et les metteurs en scène des pièces étudiées ont des parcours différents. Quelques figures se détachent (Judith Gautier, Georges Clemenceau et Paul Claudel) et méritent qu’on trace leur portrait. Tous partagent cependant un intérêt certes, mais aussi une véritable connaissance de leur sujet comme l’attestent des apprentissages, des lectures et des recherches.

I. Quelques personnalités d’exception

Une rapide étude biographique des auteurs du corpus amène à découvrir des personnalités étonnantes.

A. Judith Gautier : l’Extrême-Orient comme unique passion

Judith Gautier semble, avec Pierre Loti, représenter dans la littérature française contemporaine, le goût de l’exotisme [1].

Judith Gautier est l’un des deux auteurs du corpus (avec Paul Claudel) à avoir écrit plusieurs pièces qui se déroulent en Extrême-Orient. Pour la période étudiée, entre 1900 et 1931, elle ne rédige pas moins de six pièces qui se déroulent en Chine, au Japon ou en Indochine. Et sa bibliographie compte également des romans, des recueils de poésie ou des articles sur le même thème.

Judith Gautier naît le 4 août 1845 et meurt en 1917. Elle reçoit une éducation libre et côtoie les amis de son père, Théophile Gautier : Gustave Flaubert, Gustave Doré, Georges Feydeau. Si son père admirait l’Orient, la jeune fille choisit l’Extrême-Orient. Sa découverte marquante avec des Japonais de l’Exposition universelle de Londres de 1862 a été relatée dans le chapitre précédent. La même année, son père accueille un Chinois, Tin-Tun-Ling, qui lui apprend à parler et à écrire sa langue. En 1867, paraît en librairie Le Livre de jade, un choix de poèmes chinois que Judith Gautier a traduit avec l’aide de son précepteur [2]. Le livre obtient un grand succès. Un an plus tard, Le Dragon impérial, roman chinois, paraît sous forme de feuilleton. Puis elle se tourne vers le Japon dont elle apprend également la langue. Elle se lie d’amitié avec plusieurs personnalités asiatiques dont le peintre japonais Yamamoto Hôsui [3] ou l’empereur d’Annam. En 1875, elle publie L’usurpateur, roman consacré au Japon féodal couronné par l’Académie française puis dans les années qui suivent, gagne sa vie en publiant des articles consacrés à la Chine et à d’autres thèmes exotiques sous le pseudonyme de Frédéric Chaulnes. Sa première pièce de théâtre, La marchande de sourire, est jouée à l’Odéon en 1888. Elle enchaîne alors les pièces de théâtre, les livres de vulgarisation sur la Chine ou le Japon (1911) et publie son autobiographie. En 1910, elle est élue à l’Académie Goncourt contre Paul Claudel. Enfin, en 1914, à l’invitation de son ami l’empereur d’Annam, réfugié en Algérie, Judith passe dix-sept jours près d’Alger. C’est le seul voyage exotique dans la vie de celle qui déclare :

« Je n’ai jamais visité l’Extrême-Orient. Je le connaissais exactement et délicieusement par ses poètes, son histoire, ses lettres. Que pourrais-je espérer de supérieur à l’idée que j’en avais conçue ? Et je n’ai pas voulu courir le risque d’en revenir désenchantée ! » [4]

Figure 17 Judith Gautier en kimono dans sa maison de Saint-Enogat en 1910 [5].




Sa connaissance des langues orientales la distingue également des autres auteurs du corpus et lui permet de traduire ou d’adapter des pièces pour les faire jouer en France.

B. Paul Claudel : l’écrivain-ambassadeur

Paul Claudel est le seul auteur du corpus qui a vécu (et non pas seulement voyagé) en Chine et au Japon et, même s’il n’a jamais parlé et lu la langue, il en connaît l’histoire, la culture, les habitants. De juillet 1895 à octobre 1899, Paul Claudel est consul suppléant à Shanghai puis vice-consul à Fuzhou. Il voyage beaucoup dans le sud du pays et travaille pendant quelques mois à Hankou. De janvier 1901 à décembre 1904, il est consul à Fuzhou et de mai 1906 à août 1909, premier secrétaire à la Légation de la République française à Beijing puis consul à Tianjin. Durant cette période, il écrit beaucoup : des poèmes (Connaissance de l’Est, presque la totalité des Cinq grandes Odes) et des pièces de théâtre (Le Repos du septième jour, la deuxième version de La Ville et la deuxième version de La Jeune Fille Violaine [6]). Paul Claudel est nommé ambassadeur au Japon le 1er janvier 1921 et il y reste jusqu’au début de l’année 1927. Il y rédige un livre relié à la japonaise, Sainte Geneviève en 1923, une courte pièce La Femme et son ombre en 1923, des poèmes à la façon des haïku, Souffle des Quatre Souffles et Poëmes du Pont des Faisans en 1926 et Cent Phrases pour Eventails en 1927. C’est aussi au Japon qu’il achève Le Soulier de satin en 1924, œuvre dont certaines scènes portent des images du Japon. En tant qu’ambassadeur, il fonde aussi la Maison franco-japonaise en 1924 et l’Institut franco-japonais du Kansai en 1927. Une des missions dont il se charge est la diffusion de la langue française au Japon et les deux établissements seront des foyers d’où sortiront des élites connaissant bien la langue et la civilisation des deux pays. [7]

C. Georges Clemenceau : politique et japonisme

Georges Clemenceau, né en 1841 et mort en 1929, est l’auteur appartenant au corpus dont la présence surprend le plus. En effet, si la carrière de l’homme politique est connue, sa passion pour la culture asiatique demeure plus confidentielle. Georges Clemenceau, comme d’autres collectionneurs passionnés, découvre l’art japonais au milieu du XIXème siècle. Il rassemble alors un riche ensemble de six mille pièces (estampes, livres illustrés, peintures, bronzes et céramique) [8]. En 1894, les aléas de la vie politique l’obligent à vendre la majeure partie de ces objets d’art mais il conserve tout de même trois mille kôgô [boîtes à encens utilisées pour la cérémonie du thé]. Proche des milieux japonistes, ami de Saionji Kinmochi, Edmond Goncourt et Claude Monet, il se bâtit une belle érudition. En tant que journaliste et homme politique, Georges Clemenceau joue un rôle important dans la diffusion de l’art japonais auprès du public français. Il soutient l’œuvre d’Émile Guimet et est à l’origine de la création du Musée d’Ennery de Paris. Malgré sa passion, Georges Clemenceau ne s’est jamais rendu en Chine ou au Japon. De septembre 1920 à mars 1921, après avoir quitté la vie politique française, il entreprend un voyage en Asie du sud et du sud-est. Il visite les Indes anglaises et néerlandaises, Ceylan, la Birmanie, la Malaisie et Singapour.

Figure 18 Georges Clemenceau à l’école chinoise de Yeung Cheng (Singapour) [9]


II. L’érudition comme principe commun

Ces quelques parcours tournés tout entier vers l’Extrême-Orient ne sont pas représentatifs de l’ensemble des auteurs. D’autres ont une passion moins dévorante mais ils n’en demeurent pas moins des hommes cultivés qui ne choisissent pas l’Asie orientale par hasard. Leur érudition se construit à travers des lectures et des rencontres mais peu à travers des voyages.

A. Amateurs et professionnels

Certains auteurs se sont tournés sur le tard vers le théâtre et ont d’abord mené une toute autre carrière. Paul Bourde, qui prendra pour ses œuvres dramatiques le pseudonyme de Paul Anthelme, nait en 1851 et meurt en 1914. Ses débuts en tant que journaliste au Temps le mènent en Algérie pour suivre une mission parlementaire en 1879. En 1880 il assiste à l’occupation de la Tunisie et en 1885, il est à la prise de Bac-Tinh au Tonkin [10]. Chacun de ces voyages donne lieu à de nombreux articles, souvent réunis en volume. En 1880, après un nouveau séjour en Tunisie, Paul Bourde publie un article où il accuse le quai d’Orsay de ne pas se soucier des populations autochtones alors qu’une politique agricole bien menée pourrait améliorer leur sort et les conduire sur la voie du progrès. Le gouvernement le prend au mot et le nomme directeur des contrôles civils, des renseignements coloniaux et directeur de l’Agriculture du protectorat. Il marque profondément l’agriculture coloniale par la réintroduction, avec succès, de la culture de l’olivier en Tunisie. Après de nombreuses années dans l’administration coloniale, il consacre la fin de sa vie à la recherche historique et à la littérature. Il écrit De Paris au Tonkin publié en 1885 et, en 1909, L’Honneur Japonais, pièce que publie L’Illustration lorsqu’André Antoine la porte à la scène en 1912. L’importante documentation rassemblée par l’auteur constitua un élément précieux pour cette recherche.

D’autres auteurs sont des hommes de lettres qui écrivent aussi bien des romans que des essais, des articles que des pièces de théâtre. L’exemple de Judith Gautier a déjà été développé mais celui de Maurice Magre (1877-1941) est moins connu. L’homme, originaire de Toulouse, connaît un petit succès avec ses ouvrages romancés sur l’époque cathare et ses essais ésotériques. Il s’essaye aussi à l’écriture de quelques pièces de théâtre. Son goût de l’Orient le mène principalement vers l’Inde où il séjourne en 1935 mais la Chine ne lui est pas indifférente. Après Sin, féérie chinoise en 1921, il publie en 1927 La Lumière de la Chine : le roman de Confucius. [11]

Certains auteurs enfin sont des hommes de théâtre de métier. Émile Fabre (1869-1955) en est un exemple. D’abord journaliste, il connaît le succès en tant qu’auteur-metteur en scène avant d’occuper les postes d’administrateur de la Comédie Française de 1915 à 1936 et de président de la SACD en 1938-1939 [12]. Les Sauterelles s’inscrit dans une œuvre littéraire dont les affaires publiques constituent le cœur : scandales financiers des concessions minières et ferroviaires en Afrique pour Les ventres dorés en 1905, péripéties d’une élection municipale à Marseille pour La vie publique en 1901. La question de la colonisation inspire ensuite Émile Fabre alors même que l’auteur est natif de Marseille, ville tournée vers les colonies et qui a accueilli la première Exposition coloniale française en 1906. Melchior Lengyel (1880-1974) est également un auteur dramatique professionnel. De nationalité hongroise, il se tourne vers le cinéma après le succès international du Typhon.

B. Un goût de l’Extrême-Orient mais pas du voyage en Extrême-Orient

M. Laloy connaît tout de la Chine, sauf la Chine elle-même. Comme tant d’autres artistes qui, du fond de leur chambre nous promènent, ravis, dans des pays lointains, il cultive les lettres et les arts chinois en notre Ile-de-France [13].

Les récits des auteurs sont en grande partie le rêve de sédentaires qui voyagent à travers les lectures et les rencontres. Peu d’auteurs se sont rendus sur place : certains pour leur travail (Paul Claudel), certains pour parachever un désir d’Extrême-Orient (Georges Clemenceau à l’âge de 80 ans, Maurice Magre alors qu’il est malade). Mais, à une époque où les voyages vers l’Asie sont longs et coûteux et dans une société où la connaissance écrite est valorisée, cette sédentarisation n’est pas dépréciée. Les livres, les témoignages, les Expositions internationales introduisent le monde en France.

La maîtrise des langues extrême-orientales est également très rare. Paul Claudel qui a passé de nombreuses années en Chine puis au Japon, n’a ainsi jamais appris leurs langues. Judith Gautier parle chinois et japonais. Louis Laloy (1874-1944), auteur du chagrin dans le palais de Han se distingue également par sa connaissance du chinois. L’homme est musicologue, critique musical, librettiste mais aussi sinologue. Il contribue aux traductions d’œuvres littéraires chinoises et publie des ouvrages consacrés à la culture chinoise comme La musique chinoise en 1912. Des personnalités chinoises telles que Yat-Sen (le père de la Chine moderne), Li Yu-Ying (le fondateur de l’Institut Franco-chinois de Lyon) et Mei Lan-Fang (le chanteur de l’Opéra de Pékin) font partie de ses connaissances [14].

III. Les sources d’inspiration pour la formation de l’imaginaire

A. L’utilisation des sources : l’exemple de Paul Bourde dit Paul Anthelme

Quelles sont les sources et les influences des auteurs et metteurs en scène ? Comme on l’a vu, la plupart des auteurs et metteurs en scène ne connaissent pas personnellement les pays et les populations asiatiques. Si la lecture de journaux, de témoignages et la visualisation de photos apparaissent comme des sources d’inspiration majeure, il est souvent plus difficile d’affirmer avec certitude lesquelles ont été utilisées par les auteurs et les metteurs en scène. À ce titre, les archives Paul Bourde-Anthelme [15] conservées à la bibliothèque Victor Cousin sont précieuses. Elles regroupent des documents relatifs à la conception des pièces dont un carton consacré à l’Honneur japonais écrit en 1909 et mis en scène par André Antoine en 1912. Les documents conservés datent des années 1911-1912 et n’ont donc pas été utilisés directement. Néanmoins, ils montrent la démarche d’un auteur qui recueille précieusement des textes ayant trait à son sujet, que ce soit par curiosité ou pour un usage ultérieur.

Plusieurs articles de journaux sont conservés. Un article de l’Illustration du 6 janvier 1912 ’un pèlerin d’Angkor’ reprend le journal de bord de Pierre Loti en Indochine. Un article d’Excelsior du 7 janvier 1911 titre ’les Chinois vont faire couper leur natte’. Un autre dans Comoedia du dimanche 5 novembre 1911 évoque une exposition de costumes de samouraïs au musée Cernuschi.

Paul Anthelme cherche aussi à consulter des collections privées. Une lettre non datée, provenant de la direction des affaires politiques et commerciales du ministère des affaires étrangères évoque ainsi la collection Burty-Haviland, du nom de l’héritier du critique et collectionneur Philippe Burty :

« Je vous avais parlé de la collection Burty-Haviland. L’oncle de sa femme m’a expliqué que pour des raisons de famille il avait cessé depuis des années de fréquenter cet Haviland. Nous ne pouvons donc vous ouvrir cette porte. Mais il me semble que vous allez trouver sans cela ce que vous désirez » [16].

Une liste manuscrite de prénoms japonais est également conservée. Enfin, beaucoup de recherches concernent les illustrations. Se côtoient une carte postale du pont Kimiya-Bashi de Nagasaki (voir ci-dessous) et le catalogue de reproductions de vues (ou diapositives) japonaises proposées par un marchand spécialisé. Plusieurs sont d’ailleurs cochés dont : Tokio [écrit ainsi], ’femmes et enfants sur une route’, Nikko : ’fête du dragon’, ’la mascarade’, ’une halte de porteur’, Yumoto : ’une rue’, Yokohama : ’rue populeuse’, ’foule attendant l’empereur’, ’demoiselles gaies’, ’musiciens ambulants’, Kioto : ’geishas’.

Figure 19 Carte postale du pont Kimiya-Bashi de Nagasaki [17]




Ces sources variées mettent en évidence que les documents concernant l’Extrême-Orient sont nombreux dans les années 1910. Il s’agit maintenant d’entrer plus avant dans la description.

B. Une culture extrême-orientale diffusée dans la société qui participe à la construction de l’imaginaire

1. La diffusion de la photographie

L’image se diffuse au début du siècle. Les photographies prennent une place de plus en plus grande dans les journaux. L’Illustration est le premier journal français à publier une photographie noir et blanc en 1891 et couleur en 1907. L’utilisation de photographies devient fréquente à partir de 1900 [18].

Des grandes campagnes photographiques sont commanditées. Le projet le plus ample est sans doute celui du banquier et mécène Albert Kahn qui entreprend de créer les ’archives de la planète’, une collection de photographies en couleur (d’après des plaques autochromes) et de films chargés de saisir l’état du monde et les activités humaines. La direction scientifique est confiée au géographe Jean Brunhes. Entre 1909 et 1931, Albert Kahn finance ainsi des campagnes dans une cinquantaine de pays. Le Japon et la Chine, pays auxquels Albert Kahn est très attaché, sont particulièrement documentés. Les ’archives de la planète’ ont eu, du vivant d’Albert Kahn, deux pôles de diffusion : interne, dans sa propriété de Boulogne et externe, en réponse à des demandes scientifiques.

2. La presse

Malgré la distance géographique, les pays d’Extrême-Orient sont couverts par les grands journaux. L’étude des articles de journaux permet de saisir une représentation commune de la Chine entre 1850 et 1931. S’y mêlent des lieux communs (torture en Chine, caractère propre du Chinois) et des connaissances de plus en plus précises.

• La Chine dans L’Illustration

L’Illustration est le premier journal d’actualité en France. Il publie de nombreux et longs articles (les journalistes n’ont pas de longueurs maximales à respecter [19]), richement illustrés, sur l’actualité de la Chine mais aussi son histoire, sa culture, sa religion, apportant aux lecteurs exotisme et instruction. Les dossiers peuvent être liés à une actualité. En 1847, une démonstration de force de l’Angleterre à la Chine donne lieu à un article sur les ’forces militaires des Chinois’ qui dresse un panorama complet des armées chinoises (nombre, recrutement, armes...) et à un article ’sur la religion et les divinités de la Chine’ qui décrit les monuments religieux et les rites à accomplir [20]. L’empereur suscite également quelques écrits admiratifs : ’si on jugeait de la grandeur d’un souverain par l’étendue des pays qu’il gouverne ou par le nombre des sujets qui lui obéissent, l’Empereur de Chine serait, à coup sûr, le plus grand potentat des temps anciens et modernes [21]’. Le journaliste revient sur les deux cents soixante dix empereurs qui ont gouverné la Chine et les noms qui leur sont donnés : Tien-tze (fils du ciel) ou Yuen-Cheou (chef originel).

Ces articles peuvent être écrits par des érudits français (Pierre Loti ou Judith Gautier pour ne citer que ceux déjà évoqués) quand d’autres émanent de reporters présents sur place. ’Un diner chinois à Ning-Po’ relate le récit du correspondant en Chine du Times [22]. En 1913, un reportage déployé sur plusieurs jours raconte le mois passé dans l’Empire du milieu par un reporter.

Figure 20 et Figure 21 Deux illustrations d’article : ’Tao-Kwang, empereur de la Chine, d’après un portrait peint à l’aquarelle (tiré de la collection de M. de Lagrénée)’ et ’La Chine contemporaine, dessins d’après nature de M. Félix Régamey’ [23]




Les différences de civilisations restent un thème prédominant. Un article sur les petits métiers en Chine commence ainsi par ce constat :

« Autrefois la Chine, comme le Japon, était fermée aux étrangers. De là sur beaucoup de points l’infériorité de ces pays et les mœurs si tranchées de ses habitants. Mais aujourd’hui que l’Extrême-Orient ouvre toutes grandes ses portes au commerce, à la science, à la civilisation de l’Occident, et montre qu’il est résolu à en faire son profit, cette dissemblance ira chaque jour s’affaiblissant, et dans un avenir plus ou moins rapproché cessera d’être sensible » [24].

Avant de continuer sur la description des artisans :

« Classe en Chine si vive, si laborieuse, si intelligente. […] Son tempérament d’ailleurs se prête merveilleusement bien au travail, à la sobriété, à l’économie. Malheureusement, il est un peu voleur. On ne saurait être parfait. »

Les journaux publient aussi des articles sur les étrangers en Chine et sur les changements apportés par les Européens en Chine (construction de voies de chemin de fer, de théâtres).

• Les sources journalistiques de La Fille du ciel

Yvan Daniel a travaillé sur les sources journalistiques de La Fille du ciel écrit en 1903 et 1904 par Judith Gautier et Pierre Loti [25]. Les emprunts portent sur l’intrigue, les personnages et le vocabulaire.

La Fille du ciel tresse deux intrigues. L’intrigue amoureuse naît de l’imagination des auteurs. L’intrigue politique, dynastique et militaire de la pièce est directement liée aux événements récents relatés par la presse. Les expéditions internationales provoquent par deux fois la fuite des souverains : en 1860 l’empereur Xianfeng et en 1900 l’impératrice Ci-Xi, doivent quitter Pékin. Ces événements sont bien connus à l’époque : Pierre Loti les a racontés dans Le Figaro Toute la presse a ensuite diffusé ces informations, et notamment L’Illustration dans un article intitulé ’Nos troupes à Pékin’ du 10 novembre 1900. Dans le drame, ce sont les dames d’honneur qui relatent la fuite de l’Empereur et de l’Impératrice, l’un de Pékin et l’autre de Nankin.

Les personnages typiques et historiques trouvent aussi leur modèle dans la presse. Les portraits de l’article, déjà cités, ’les petits métiers de la Chine’ publiés dans L’Illustration, inspirent toute une série de personnages secondaires : le vieillard chinois, le mendiant, l’astrologue, le musicien ou encore la concubine. Les auteurs mettent aussi en scène les doubles dramatiques de personnalités chinoises contemporaines. Le proche de l’Empereur, Puits-des-bois, est la copie du conseiller réformateur Kang Youwei, qui a été présenté aux lecteurs français dans l’article de Maurice Normand ’un tournant dans l’histoire de Chine’ publié dans l’Illustration le 10 décembre 1898. Sans oublier la transposition de l’Impératrice de Chine, Ci Xi, que la presse évoque régulièrement. Certaines scènes de la pièce comme la présentation des dames d’honneur ou la cérémonie du thé ont précédemment été décrites dans la presse.

Certaines formules caractéristiques du discours journalistique de l’époque se retrouvent également dans la pièce comme l’expression ’Chine nouvelle’.

L’autre partie des sources, elle aussi essentielle, relève de lectures orientalistes, moins liées aux circonstances de l’actualité.

3. Les revues et la littérature

À partir de 1870, les progrès de la navigation, l’essor économique de l’Amérique, les explorations en Afrique et les campagnes coloniales provoquent un regain d’intérêt pour l’exotisme dans les revues et la littérature [26].

Ces ouvrages peuvent aussi servir de sources concrètes quand il s’agit de représenter un pays et ses habitants. Il existe une longue tradition d’ouvrages illustrés qui présentent les costumes d’autres temps et d’autres lieux. Les premiers recueils remontent à 1560 mais c’est à partir du XVIIIème et plus encore au XIXème siècle qu’apparaît la dimension d’authenticité historique [27]. Ces livres, en vogue tout au long du XIXème siècle, s’adressent en premier lieu à un public cultivé. Ils sont d’abord publiés sous forme de revue périodique avant de l’être en volumes. Celui d’Albert Racinet, Le Costume historique, rencontre un grand succès. Il présente les costumes historiques français puis des pays exotiques, souvent liés à la politique coloniale européenne (Inde, Chine, Afrique du Nord). Sont également présentés des costumes régionaux (bretons, alsaciens…). Les illustrations s’accompagnent d’explications historiques et sociales : les chaussures pour pieds rétrécis utilisées en Chine par certaines populations et à une certaine époque, les différences entre les tenues des riches et des pauvres… Les sources de l’auteur sont des récits de voyage, des reproductions du XIXème siècle et même parfois des photographies. Ces illustrations servent de modèle ou d’inspiration pour les costumes de théâtre.

P.-S.

En logo une sculpture en céramique de Ken Price, Borges, 2008.

Notes

[1GOURMONT Rémy (de), Les Célébrités d’aujourd’hui : nouvelle collection artistique de biographies contemporaines, Paris, Bibliothèque internationale d’édition, 1903, p. 136-143.

[2Des études récentes démontrent qu’il s’agit en réalité de pseudo-traductions largement tributaires de l’imagination de Judith Gautier : STOCÈS Ferdinand ’Sur les sources du Livre de Jade de Judith Gautier’, Revue de littérature comparée, no 319, 2006, p. 335-350.

[3KOYAMA-RICHARD Brigitte, op. cit., p. 54.

[4Entretien avec AUBRY Raoul, Le Temps, 25 novembre 1910.

[5Photographie de Judith Gautier en 1910, [en ligne], disponible sur le Web : http://www.lombreduregard.com/doucement-les-bles/judith-gautier-un-ouragan-obscur

[6YU Zhongxian, ’Claudel en Chine : Inconnu et (mal) connaissant’, Claudel et le Japon, actes du Colloque International de novembre 2005, Maison franco-japonaise de Tokyo et Institut franco-japonais du Kansai, Shichigatsu-dô, Tokyo, 2006 p. 50-56.

[7HAGA Tôru,Paul Claudel au Japon’, Ibid. p. 35.

[8SÉGUELA Matthieu, ’Le Japonisme de Georges Clemenceau’, Ebisu, n°27, 2001. p. 7-44

[9Photographie de Clemenceau, fonds iconographique du musée Clemenceau [en ligne].

[10RENDU Christian, Paul Bourde : 1851-1914 : un journaliste républicain influent qui a marqué la politique outre-mer de la France, Paris, Lyon, C. Rendu, 2009.

[11BEDU Jean-Jacques, Maurice Magre. Le lotus perdu, Toulouse, Dire, 1999.

[12GUÉRIN Jean-Yves (sous la direction de), Dictionnaires des pièces de théâtre françaises du XXème siècle, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 673.

[13Recueil de programme et d’articles de presse sur Le Chagrin dans le palais de Han, fonds Rondel, BNF (ASP), article de Jean Lefranc.

[14HUI-CHEN Liao, ’Louis LALOY (1874-1944) et les compositeurs français inspirés par la civilisation chinoise entre 1900 et 1944’ (sous la direction de VELLY Jean-Jacques), projet de thèse, Université Paris IV Sorbonne, février 2011.

[15Fonds ’Paul Bourde : correspondance et documents divers, 1909-1913’, manuscrits de la bibliothèque Victor Cousin.

[16Ibid.

[17Ibid.

[18MARCHANDIAU Jean-Noël, L’Illustration 1843-1944, vie et mort d’un journal, Bibliothèque historique Privat, Toulouse, 1987, p. 75.

[19BASCHET Éric (sous la direction de), Les grands dossiers de l’Illustration : La Chine, Paris, SEFAG et L’Illustration, 1989, p.7.

[20Ibid, article du 16 janvier 1847

[21Ibid., article du 25 mai 1850

[22Ibid., article du 15 mai 1858

[23Ibid., photographie personnelle, fonds BNF.

[24Ibid, article du 13 septembre 1873

[25YVAN Daniel, ’Les affaires de Chine sur la scène dans La Fille du ciel de Judith Gauthier et Pierre Loti’, [en ligne] Médias 19, Presse et scène au XIXe siècle, mis à jour le 16 juin 2012 [consulté en août 2012], consultable sur le Web : http://www.medias19.org/index.php?id=2997.

[26JOURDA Pierre, l’Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand : du romantisme à 1939, Slatkine Reprints, Genève, 1970, p. 23.]. C’est l’époque des romans d’aventure, de la littérature climatorique, mais aussi de l’apparition d’un genre nouveau : le guide de voyage. Les publications scientifiques se multiplient. De 1860 à 1914, paraissent les volumes du Tour du Monde, revue géographique reconnaissable à son dos rouge. Ils relatent les campagnes d’exploration lancées sur les continents lointains et passionnent un public de plus en plus large. Un imaginaire de l’aventure et du voyage émerge chez les Français. Les auteurs du corpus ne font pas exception. Georges Clemenceau est par exemple abonné aux Annales du musée Guimet. La lecture des tomes parus aux alentours de 1901, date de l’écriture du Voile du bonheur, permet d’approcher la culture asiatique qui a nourri la création artistique[[BRODZIAK Sylvie, JEANNENEY Jean-Noël, Dictionnaire Clemenceau, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 586.

[27RIBEIRO Aileen, introduction au Costume historique de RACINET Albert, Paris, Booking International, 1995, p. 10-15.

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