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Les doubles de Monsieur Personne - Fernando Pessoa 

lundi 2 octobre 2006, par Elisabeth Poulet

Pessoa, poète multiple

Fernando Pessoa a toujours souffert de ne pas se sentir être. Pour lui, ce n’est pas seulement la vraie vie qui est absente, mais toute vie est absence. Il faut donc rendre visible, sensible, cette absence ontologique. A la base de chaque être, il existe un principe d’incomplétude. L’être, insuffisant, a besoin d’un autre. L’individu cherche, non pas à être reconnu, mais à être contesté : « (...) il va, pour exister, vers l’autre qui le conteste et parfois le nie, afin qu’il ne commence d’être que dans cette privation qui le rend conscient de l’impossibilité d’être lui-même » [1]. La création d’identités multiples peut donc répondre, en quelque sorte, à un sursaut vital visant à protéger le sujet d’un anéantissement total. En effet, la diffraction en plusieurs doubles permet de surseoir à l’inexistence ressentie. Fernando Pessoa va donc se livrer à l’invention de moi-autres, aussi fictifs - ou aussi réels - que le moi de Fernando Pessoa. Ces autres auxquels il donnera vie, Pessoa les appellera les hétéronymes, rejetant alors toute parenté avec la pseudonymie qui pour lui n’est qu’un jeu :

« L’œuvre pseudonyme est celle de l’auteur « en sa propre personne », moins la signature de son nom ; l’œuvre hétéronyme est celle de l’auteur « hors de sa personne », elle est celle d’une individualité totalement fabriquée par lui, comme le seraient les répliques d’un personnage issu d’une pièce de théâtre quelconque écrite de sa main » [2].

Certes, il souffrait de ne pas se sentir être, mais peut-être faudrait-il dire qu’il souffrait aussi de n’être que lui, ce moi unique qu’il ne reconnaissait pas comme le sien. Il se percevait comme étant plusieurs :

« Je ne sais qui je suis, quelle âme je possède.
Si je parle avec sincérité, je ne sais de quelle sincérité il s’agit. Je suis diversement autre d’un moi dont je ne sais s’il existe (ni s’il est ces autres).
J’éprouve des croyances que je n’ai pas. Je subis le charme de désirs que je répudie. Mon attention, perpétuellement concentrée sur moi-même, me dénonce perpétuellement des trahisons de l’âme envers un caractère que peut-être je ne possède pas, et que peut-être elle ne m’attribue pas non plus.
Je me sens multiple. Je suis comme une salle peuplée d’innombrables et fantastiques miroirs, qui gauchissent en reflets mensongers une seule réalité antérieure, qui ne se trouve en aucun d’eux, et pourtant se trouve en tous.
De même que le panthéiste se sent arbre ou fleur, de même je me sens différents êtres à la fois. Je me sens vivre en moi des vies étrangères, de façon incomplète, comme si mon être participait de tous les hommes, mais incomplètement de chacun d’eux, grâce à une somme de non-moi synthétisés en un seul moi postiche » [3].

Ce que l’on peut ressentir dans ce refus de l’unique, c’est le refus de la solitude. L’hétéronymie pourrait donc apparaître comme une façon toute personnelle de lutter contre la solitude. Solitude d’un moi qui se reflétera à son tour dans l’image de trois hommes seuls (Caeiro, Campos et Reis). A partir du moment où la solitude devient triple, Fernando Pessoa fonctionne en circuit fermé, selon un système autarcique.
Pessoa, le poète multiple, fait l’expérience de la douleur d’exister sans le secours d’un moi constitué. Dès lors les hétéronymes, ces moi divers et littérairement autonomes, sont le fruit du dédoublement permanent de son seul moi. Cette douleur d’être seul face au mystère de sa propre existence nourrit l’œuvre pessoenne. L’oppression d’exister, le sentiment d’irréalité, de chaos et de vide, s’y déclinent sur des modes variés, et par le truchement des hétéronymes :

« Fernando Pessoa n’est jamais où il prétend être, parce qu’il n’est nulle part. Il est le poète du nulle part du Moi et quand on a perdu de vue cette donnée simple on parle peut-être savamment de quelqu’un qu’on nomme Pessoa, mais qui n’a pas plus de rapport avec lui que le chien des rues avec celui de la constellation céleste » [4].

Personne, avant Pessoa, n’avait donné à l’idée du moi comme fiction un statut aussi particulier et spectaculaire. Il ne faut pas confondre l’aventure créatrice de Pessoa avec, par exemple, celle de Borges. Il ne s’agit pas pour Pessoa d’une trouvaille littéraire de plus pour embrouiller les fils avec lesquels nous jouons. Non. Le moi comme fiction est pour Pessoa le lieu d’une quête et surtout le signe d’une très grande souffrance :

« Il fut un modeste employé de bureau, rêveur, mégalomane, du début de notre siècle, à Lisbonne, frappé au cœur, à l’intelligence et à l’âme, par le sentiment de sa propre inexistence et essayant, dans un monde vide de sens, des ruses étranges pour se convaincre qu’il avait toutes les vies que les rêveurs en lui pouvaient s’inventer » [5].

Notons que cette faculté dispersive atteste, certes, de la force de l’élan créateur mais en même temps fait peser sur le moi la menace d’être expulsé de lui-même par des hôtes très présents.
Ce phénomène accompagna Pessoa toute sa vie. Il en situe lui-même l’origine dans une tendance à la dépersonnalisation et à la dissimulation présente en lui dès l’enfance, et dans sa propension à s’entourer de personnages imaginaires :

« D’aussi loin que j’ai connaissance d’être ce que j’appelle moi, je me souviens d’avoir construit mentalement - apparence extérieure, comportement, caractère et histoire - plusieurs personnages imaginaires qui étaient pour moi aussi visibles et qui m’appartenaient autant que les choses nées de ce que nous appelons, parfois abusivement la vie réelle. Cette tendance, qui me vient depuis que j’ai le souvenir d’être un « moi », m’a toujours accompagné (...). Je me rappelle ainsi ce qui me paraît être mon premier hétéronyme, ou plutôt mon premier proche dénué d’existence - un certain Chevalier de Pas de mes six ans pour qui j’écrivais les lettres qu’il m’adressait, et dont l’apparence, pas tout à fait floue, continue de faire la conquête de cette part de ma tendresse qui confine à la nostalgie » [6].

Et si Pessoa s’entoure de personnages imaginaires, c’est parce qu’ils répondent à une nécessité qui lui est particulière et indispensable :

« Cette tendance à créer autour de moi un autre monde, pareil à celui-ci mais peuplé d’autres habitants, ne m’est jamais sorti de l’imagination. Elle a connu diverses phases, entr’autre [sic] celle-ci, survenue alors que j’étais déjà majeur : il me venait un trait d’esprit, totalement étranger, pour une raison ou pour une autre, à celui que je suis, ou que je crois être. Je le disais, immédiatement, spontanément, comme venant d’un certain ami, dont j’inventais le nom, ajoutais l’histoire et dont je voyais l’apparence - visage, stature, vêtements, gestes - immédiatement devant moi. J’ai ainsi conçu et propagé, plusieurs amis et connaissances qui n’ont jamais existé, mais qu’aujourd’hui encore à près de trente ans d’écart, j’entends, je sens, je vois - Je répète : j’entends, je sens, je vois... Et ils me manquent ! » [7].

Ils sont plus réels que sa famille, plus réels que les gens qu’il rencontre, que ceux qu’il croise. D’où un goût prononcé pour la littérature :

« Je considère comme m’appartenant davantage, comme plus proches par la parenté et l’intimité, certains personnages décrits dans les livres, certaines images que j’ai connues sous forme de gravures, que bien des personnes que l’on dit réelles » [8].

Genèse hétéronymique

Toute sa vie, il sera donc hanté par une impressionnante kyrielle de doubles sortis d’une pénombre mal définie [9] : des hétéronymes non littéraires (les amis et connaissances que Pessoa inventait de toute pièce lorsqu’il était enfant et adolescent) et des hétéronymes littéraires. Si, la plupart du temps, ces doubles surgissent de manière imprécise et fugace (ce qui est souvent le cas pour les hétéronymes non littéraires), les trois principaux hétéronymes, littéraires ceux-ci, surgissent avec une soudaineté que l’on peut qualifier d’hallucinatoire :

« C’était le 8 mars 1914 - je m’approchai d’une commode haute, et prenant un papier, je commençai d’écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’écrivis trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne parviendrais pas à définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je n’en retrouverai jamais d’autre semblable. Je débutai par un titre : « Le Gardeur de troupeaux » et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un à qui je donnai aussitôt le nom d’Alberto Caeiro. Pardonnez-moi pour l’absurde de la phrase : mon maître m’était apparu. Telle fut ma sensation immédiate. A tel point que, une fois écrits ces trente et quelques poèmes, je m’emparai aussitôt d’un autre papier sur lequel j’écrivis, d’affilée également, les six poèmes qui constituent « Pluie oblique » de Fernando Pessoa - Immédiatement et intégralement... Ce fut le retour de Fernando Pessoa Alberto Caeiro à Fernando Pessoa lui seul. Ou, mieux encore, ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en Alberto Caeiro » [10].

Il fallait des disciples à ce maître et tout aussitôt apparut Ricardo Reis et, en contrepoint, jaillit impérieusement un autre individu :

« D’un seul jet à la machine à écrire, sans arrêt ni rature, surgit « L’Ode triomphale » d’Alvaro de Campos - l’ode avec ce titre et l’homme avec ce nom » [11].

Caeiro est donc le maître de cette constellation, il est le premier hétéronyme complet et authentique qui apparaît. Il est le maître de Reis et de Campos. Mais d’où vient-il ? Il est produit « par un sujet particulier, sujet d’un devenir-autre hétéronymique, mais qui, éventuellement, peut se produire lui-même comme hétéronyme en opposition à l’hétéronymie-autre de Caeiro » [12]. Ainsi, Pessoa peut-il écrire que son maître avait surgi en lui. Son maître, « celui dont la naissance déclenche celle de tous les autres par dérivation horizontale ou verticale » [13], son maître aussi à lui car Caeiro lui a montré la voie pour devenir hétéronyme. D’où le sens de ces phrases : « Ce fut le retour de Fernando Pessoa Alberto Caeiro à Fernando Pessoa lui seul. Ou, mieux encore, ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en Alberto Caeiro » [14]. En effet, ce Fernando Pessoa qui retourne à lui-même fait un trajet qui le transforme en hétéronyme puisque la conscience, en se redoublant, en produit une autre :

« Or, cette conscience qui opère ces métamorphoses accompagne le sujet du devenir qui se définit comme pure distance de soi à soi, de la conscience à la sensation. Se réfléchissant sur cette distance, s’en séparant puis se récupérant comme conscience abstraite du devenir, elle laisse hors d’elle ce qu’elle crée par ailleurs - un autre sujet-créateur, « Fernando Pessoa » orthonyme » [15].

Et Pessoa d’ajouter :

« Je créai alors une coterie inexistante. Je fixai le tout dans des moules de réalité : je graduai les influences, je connus les amitiés, j’entendis, à l’intérieur de moi, les discussions et les divergences de critères, et dans tout cela j’ai le sentiment que ce fut moi, pourtant créateur de tout, le moins présent. Comme si tout se passait indépendamment de moi » [16].

Notons que ces trois hétéronymes (Caeiro, Reis, Campos) possèdent une biographie propre, établie par Pessoa lui-même :

« Je vois devant moi, dans cet espace incolore et néanmoins réel du rêve, les visages et les gestes de Caeiro, Ricardo Reis et Alvaro de Campos. Je leur ai construit des âges et des vies : Ricardo Reis est né en 1887 (j’ai oublié le jour et le mois mais je les ai quelque part) à Porto, il est médecin et vit à l’heure actuelle au Brésil. Alberto Caeiro est né en 1889 et mort en 1915 ; il est né à Lisbonne mais a passé presque toute sa vie à la campagne. Il n’a pas exercé de profession et n’a, pour ainsi dire, pas reçu d’instruction.
Alvaro de Campos est né à Tavira le 15 octobre 1890 (à une heure et demie de l’après-midi m’a dit Ferreira Gomes ; et c’est vrai, puisque son horoscope établi pour cette heure se révèle juste). Celui-ci, comme vous le savez, est ingénieur naval (à Glasgow) mais pour l’instant il est à Lisbonne sans activités - Caeiro était de taille moyenne, et bien que réellement fragile (il est mort de tuberculose), il n’en donnait pas l’impression - Ricardo Reis est un peu, mais très peu, plus petit, plus vigoureux et plus sec - Alvaro de Campos est grand (1 m 75, 2 cm de plus que moi) maigre et a un peu tendance à se vouter.
Tous sont imberbes : Caeiro blond pâle, les yeux bleus ; Reis d’un vague brun mat ; Campos entre blanc et brun, vaguement le type juif portugais, les cheveux lisses séparés normalement sur le côté, monocle » [17].

Pour mieux expliquer la distance qui existe entre les hétéronymes et lui-même, un lui-même que Pessoa appelle très souvent orthonyme, le poète les a souvent comparés aux créatures de Shakespeare. Campos ou Reis ne sont pas moi-même, affirme-t-il, de la même façon que Hamlet ou King Lear ne sont pas Shakespeare. Autrement dit, les sentiments de Campos ou de Reis ne sont pas les sentiments de Pessoa, de la même façon que les sentiments de Hamlet ou du roi Lear ne sont pas les sentiments de Shakespeare. Mais cela n’empêche pas que les sentiments qu’ils éprouvent eux-mêmes sont « des sentiments « vrais », c’est-à-dire qu’ils appartiennent à une vérité symbolique, qu’ils possèdent une vérité universelle » [18].
Pessoa a défini cette situation d’une fiction véridique et il l’a théorisée en quelque sorte dans un poème intitulé Autopsychographie :

« Feindre est le propre du poète.
Car il feint si complètement
Qu’il feint pour finir qu’est douleur
La douleur qu’il ressent vraiment.

Et ceux qui lisent ses écrits
Ressentent sous la douleur lue
Non pas les deux qu’ila connues,
Mais bien la seule qu’ils n’ont pas.

Ainsi, sur ses rails circulaires
Tourne, captivant la raison,
Ce tout petit train à ressorts
Qui a reçu le nom de cœur » [19].

Suivons un instant le raisonnement de Pessoa. Un poète éprouve un sentiment. Quoi de plus naturel ? Seulement, à partir du moment où il décide de le transmettre par le biais de la littérature, qui est une forme de fiction, il sera obligé de feindre son sentiment vrai.
Quant à sa façon d’écrire au nom de ces trois-là, Pessoa s’explique en ces termes :

« Caeiro par pure inspiration spontanée, sans savoir et sans même prévoir que je vais écrire - Ricardo Reis à la suite d’une délibération abstraite qui se concrétise subitement en une ode - Campos quand une impulsion subite me prend d’écrire sans savoir quoi (mon semi-hétéronyme Bernardo Soares, qui ressemble d’ailleurs par bien des côtés à Alvaro de Campos, apparaît chaque fois que je suis fatigué ou somnolent ce qui fait que mon raisonnement et mes défenses sont un peu flottants ; cette prose est une divagation constante. (...). La prose, mis à part ce que le raisonnement donne de tenue à la mienne, est comparable à celle que j’écris et le portugais parfaitement identique au mien ; alors que Caeiro écrivait mal le portugais, Campos convenablement mais avec des lapsus comme de dire « moi en personne » pour « moi-même », etc... Reis mieux que moi mais avec un purisme que je trouve excessif » [20].

A ces trois poètes majeurs que sont Caeiro, Reis et Campos, il convient d’ajouter Bernardo Soares, le semi-hétéronyme de Pessoa, sa part « crépusculaire, désœuvrée et rêveuse, son ombre portée » [21].
Notons que les exégètes du poète ont répertorié plus de quatre-vingt quatre hétéronymes, pour beaucoup à peine esquissés et qui ont laissé des embryons d’œuvres. Antonio Tabucchi, dans Une malle pleine de gens, parle de la galaxie des hétéronymes, et file sa métaphore en évoquant « des étoiles lointaines », « de petits satellites », « des météores » [22] qui s’embrasent un instant avant de disparaître. Parmi eux, on peut citer Antonio Mora, le philosophe, interné, et auteur de nombreuses pages sur le paganisme ; ou encore Raphael Baldaya, penseur paradoxal et nihiliste.
A ceux-là s’ajoutent d’autres personnages fuyants que la critique a qualifiés de sub-hétéronymes, terme déconcertant qui traduit bien l’embarras des exégètes face à la complexité de l’œuvre pessoenne, comme si l’on avait affaire à un système relevant d’un ordre naturel et qu’il fallait l’appréhender en le classant dans des catégories d’espèces et de sous-espèces (les hétéronymes, les semi-hétéronymes et les sub-hétéronymes).
Parmi ces sub-hétéronymes : Frederico Reis, cousin du célèbre Ricardo, critique et homme de lettres ; Alexander Search, auteur de récits en langue anglaise, de méditations philosophiques et ésotériques, et dont on aurait retrouvé une note attestant d’un pacte signé avec le diable.
Avant d’aller plus loin, dégageons les raisons de cette hétéronymie, laquelle, rappelons-le, ne doit en aucun cas être comprise comme une simple prouesse littéraire, ou pire encore, comme une convention du genre.
Le problème de l’hétéronymie ne peut en effet trouver une explication satisfaisante dans la seule alternative qui a divisé la critique. Cette alternative a consisté à concevoir l’hétéronymie soit comme une quantité bien négligeable, qu’on la pense comme simulation ou mystification [23], comme un moyen de se fuir ou au contraire de s’accomplir [24] ; soit comme si radicale qu’elle compromette toute orthonymie, et volatilise le dire « au point de ne laisser subsister sous le nom de Pessoa qu’une dispersion irrémissible de postures et de textes » [25]. Nous refusons de choisir entre un Pessoa qui serait quelqu’un, mais démultiplié, et un Pessoa qui ne serait personne à force d’être tout.
Cependant, Pessoa lui-même semble nous inviter à dissoudre son nom propre dans le nom commun personne. En effet, Pessoa, lui qui, après avoir longtemps signé Pessôa, avec un accent circonflexe sur le o, décida en septembre 1916 de supprimer cet accent, ce qui le plaçait alors sur le même plan que le nom commun pessoa qui, en portugais signifie personne.
Alors, pourquoi créer des hétéronymes ?

Lutter contre l’anéantissement de sa personne

Nous formulons tout d’abord l’hypothèse suivante : pour lutter contre un effondrement psychique menaçant. En multipliant les points de vue, éthiques ou esthétiques, la pratique des hétéronymes permet à l’écrivain d’échapper aux limites de sa personnalité. La question de la sincérité est dépassée et l’on résout le problème de la subjectivité par une pluralité d’objectivités. D’ailleurs, Pessoa lui-même n’aurait peut-être pas désavoué cette hypothèse puisqu’il évoque « l’aspect psychiatrique de son hétéronymie » [26] :

« L’origine de mes hétéronymes se situe dans la tendance pronfondément hystérique qui existe chez moi. Je ne sais si je suis simplement hystérique, ou bien plutôt un hystéro-neurasthénique. Je penche vers cette deuxième hypothèse, parce que je connais des manifestations d’aboulie que l’hystérie proprement dite ne compte pas au nombre de ses symptômes. Quoi qu’il en soit, l’origine mentale de mes hétéronymes se trouve dans ma tendance, organique et constante, à la dépersonnalisation et à la simulation. Ces phénomènes - heureusement pour les autres, et pour moi-même - se sont « mentalisés » chez moi ; je veux dire par là qu’ils ne se manifestent pas dans la vie courante, la vie extérieure et le contact avec les autres ; mais ils explosent à l’intérieur, et je les vis seul à seul avec moi-même. Si j’étais une femme - chez la femme, les crises d’hystérie éclatent en attaques et choses du même genre - chaque poème d’Alvaro de Campos (mon moi le plus hystériquement hystérique) aurait semé l’alarme chez les voisins. Mais je suis un homme - et, chez les hommes, l’hystérie prend le plus souvent une forme mentale ; ainsi tout aboutit au silence et à la poésie... » [27].

L’hétéronymie pourrait aussi apparaître comme une variante du complexe fraternel [28], défini par René Kaes comme un complexe intra-psychique qui ne coïncide pas avec la fratrie réelle, mais l’organise. Il est lié aux places fantasmatiques qu’occupent le sujet et ses autres fraternels, qu’ils soient réels ou seulement potentiels, dans le désir des parents. Ici, nous ne pouvons faire abstraction de la vie réelle de Fernando Pessoa et une incursion dans sa biographie s’avère nécessaire. S’il fallait une justification à ce recours, nous en trouverions une chez Pessoa qui avait lui-même une préoccupation excessive, presque maniaque, pour les biographies.
Fernando Pessoa était l’aîné d’une fratrie nombreuse et partiellement décimée par les maladies infantiles. Toutes ces morts d’enfants ont pu actualiser le désir de Fernando enfant d’être unique, provoquant ainsi en lui une intense culpabilité. Pourrait-on envisager cette création littéraire, si singulière et exceptionnelle, comme une tentative d’élaborer les ruptures et les nombreuses séparations qui ont émaillé son existence ? Il semblerait que oui.
Pessoa fait remonter l’apparition de son premier compagnon inexistant à l’âge de ses cinq ans : il s’agit du Chevalier de Pas. Bien sûr, on pourrait démontrer que tous les enfants s’inventent des amis imaginaires, que c’est un phénomène courant, et somme toute naturel. Cependant, Pessoa se dit persuadé de sa singularité :

« Des choses qui arrivent à tous les enfants ? Sans doute - ou peut-être. Mais je les ai vécues à un tel degré que je les vis encore, et je m’en souviens à nouveau d’une façon telle qu’il me faut faire un effort pour me convaincre que ce n’est pas la réalité » [29].

A cette époque, où surgit le Chevalier de Pas, naît son frère, Jorge. Jusque-là, Fernando est un enfant choyé par sa mère, mais délaissé par un père absent, de santé fragile, essentiellement occupé de sa mère démente. Jorge devient le premier intrus dans l’existence du petit Fernando et il le fait chuter de sa place de premier en tant qu’objet du désir maternel. L’apparition du double pourrait alors être comprise comme « une manière de traiter la déception et l’impuissance ressentie » [30], certes, mais la situation se complique assez rapidement avec la double mort du père et du petit Jorge. L’enfant se retrouve alors face à une mère absente, incapable de surmonter les deux deuils qui, si soudainement, la frappent. Impuissant, Fernando est confronté à une mère devenue pour lui inaccessible, incompréhensible, d’autant plus qu’elle se remarie très rapidement par petite annonce, puis quitte le Portugal pour l’Afrique du Sud où elle rejoint son nouveau mari qui exerce là-bas la profession de consul. Pour l’enfant, c’est tout son univers qui s’écroule.
Le premier hétéronyme qui surgit alors, et dont nous avons déjà parlé, c’est le Chevalier de Pas, lequel semble apparaître comme l’incarnation d’une négation. Le petit Pessoa ne se résout pas à la perte et nie la réalité. La négation qui supprime une réalité, voire même la Réalité, pour lui préférer une hyperréalité ou une surréalité est une des figures majeures de la poésie pessoenne. Notons que ce Chevalier de Pas a un rival qui s’appelle le Capitaine Thibault. On peut peut-être y voir la représentation de ce commandant Rosa qui épousa sa mère et qui entraîna l’exil du petit Fernando.
Ainsi, les déchirements de l’enfant Pessoa s’enchaînent : perte du père et du frère, perte de l’amour maternel, perte de la terre natale et perte de la langue maternelle puisqu’il devra désormais s’exprimer en anglais. Il se trouve parachuté dans une autre famille : en l’espace de huit ans, il aura deux demi-frères et trois demi-sœurs dont deux mourront en bas âge (provoquant encore d’autres traumatismes chez Fernando). Dès lors, il change et écrit : « Mon caractère est devenu du genre intériorisé, autocentré, muet, pas autosuffisant, mais perdu en lui-même. Toute ma vie est faite de passivité et de rêve » [31].
La création des doubles, qui se réamorce à partir de onze-douze ans, est une manière de peupler sa solitude et de rivaliser en même temps avec la fécondité maternelle. Sous les noms de Pancrace et Merrick, il écrit ses premiers poèmes en anglais qui évoquent la séparation et l’absence. A partir de là, le processus hétéronymique va se poursuivre.
Tout au long de ce qu’il appelle sa crise d’adolescence, Pessoa est accompagné d’un double qu’il a fait naître le même jour que lui et qu’il nomme Alexander Search. Il le place dans un exil inversé par rapport à lui puisque, d’origine anglaise, ce poète réside à Lisbonne en terre étrangère. En l’appelant Search il en fait l’archéologue de sa propre histoire et manifeste ainsi son désir de retrouver le fil de son histoire personnelle qu’il avait laissé échapper.
A dix-sept ans, Fernando quitte sa famille et embarque pour Lisbonne où il rejoint son double « chercheur », cet Alexander Search qui incarne « la conscience nostalgique d’une pureté perdue » [32]. Il lui adjoint un frère de deux ans son aîné qui est traducteur. Pessoa essaie alors de réduire une déchirure profonde. Il se fait faire deux cartes de visite : l’une au nom de Pessoa, l’autre au nom de Search.
A la même époque surgit Jean Seul, héraut des émois adolescents et de l’extrême solitude. Pessoa vit dans des chambres meublées, puis s’installe chez sa grand-mère paternelle à partir de 1907. Il se sent profondément seul (d’où le patronyme choisi pour le nouvel hétéronyme), incompris et en proie à un immense vertige moral. Très abattu, il craint de sombrer dans la folie comme cette grand-mère radoteuse avec laquelle il vit.Searchesten proie aux mêmes sensationset doutesque lui.
En perte d’identité,Pessoa s’entoure d’hétéronymes, et c’est alors comme si il cherchait à multiplier les miroirs, afin d’apercevoir enfin un reflet qui serait le sien. Mais il se perd chaque jour davantage. Il va jusqu’à écrire à d’anciens professeurs de Durban en se faisant passer pour un psychiatre chargé de soigner Fernando Pessoa, afin de leur demander leur avis sur l’état mental de l’adolescent qu’il était. Il rédige, sous le nom d’un médecin français, un rapport psychiatrique le concernant dans lequel il se décrit comme « un névropathe en miniature » plein de « rage impulsive et presque haineuse ... et de beaucoup de peur » [33]. On voit bien comment, dans ce dédoublement perpétuel lié à cette manière de mener une véritable enquête sur lui-même (comme s’il était un autre), il veut échapper à la peur de l’anéantissement et cherche, dans le regard des autres, une confirmation de son existence.
Aux profondes phases d’abattement succèdent des crises d’abondance que l’on peut comprendre comme des états hypomaniaques caractérisés : « Vous aurez du mal à imaginer ce qu’il y a comme mouvement... dans ma pauvre tête. Des vers anglais, portugais, des réflexions, des thèmes, des projets, des fragments de choses dont je ne sais plus ce qu’elles sont » [34].
Il écrit en plusieurs langues, fréquente l’avant-garde, a une activité poétique et intellectuelle des plus intenses, publie ses premiers poèmes, invente une série de mouvements littéraires qui ne seront qu’éphémères (paulisme, intersectionnisme, sensationnisme. Il va jusqu’à écrire qu’il est « entré en pleine possession de (son) génie » et qu’il a « la divine conscience de (sa) mission » [35]. C’est le moment de l’éclosion spectaculaire des trois hétéronymes majeurs (Caeiro, Reis, Campos) et de l’apparition du semi-hétéronyme Bernardo Soares qui révèle la fêlure que recouvrent les trois premiers, et dont il est dit qu’il s’exerce à la sociologie de l’intranquillité en écrivant des morceaux brisés et sans lien entre eux.
Dans ces exemples, il apparaît que ce sont les périodes d’exaltation, d’hypomanie [36], qui stimulaient l’incroyable créativité de Pessoa. On ne dira pas pour autant que l’hypomanie constitue l’origine de son génie mais qu’elle joue un rôle essentiel, et qu’elle est inséparable de l’hétéronymie à laquelle elle donne toute sa force.
On remarque que l’hétéronymie est intermittente et que sa résurgence coïncide toujours avec des périodes de grande dépression. Ainsi, les hôtes de Monsieur Personne restent-ils en sommeil pendant une dizaine d’années. C’est seulement en 1924-1925 qu’ils reviennent. Hormis Campos, dont quelques poèmes sont parus, Reis et Caeiro sont totalement inconnus du grand public. En créant la revue Athéna, Pessoa leur offre une scène sur laquelle les quatre poètes font ensemble leur entrée. Notons que ces événements hétéronymiques correspondent à deux traumatismes familiaux : la mort du frère de son beau-père, à qui il doit son introduction dans les cercles littéraires de Lisbonne ; et une brusque aggravation de l’état de santé de sa mère, qui mourra l’année suivante. De nouveau, Pessoa craint de sombrer dans la folie. Alors, il rappelle ses hétéronymes. Il re-suscite ce qui ne peut pas être réssuscité, il le fera jusqu’à sa mort.
Mais ce qui semble avoir poussé Fernando Pessoa à l’hétéronymie, c’est avant tout l’absence de sa mère. Ainsi, ce qui a peut-être déterminé l’écriture pessoenne, c’est le « complexe de la mère morte » tel que l’a dégagé Green, c’est-à-dire d’une mère psychiquement morte à la suite d’un deuil qu’elle n’a pas été capable d’assimiler.
Il convient ici de faire une place toute particulière à Bernardo Soares. En effet, c’est à travers la transposition fictionnelle qu’il opère par l’intermédiaire de son semi-hétéronyme que Pessoa essaie de figurer le traumatisme auquel le destin familial l’a confronté. Tout comme lui, Soares a profondément souffert de l’absence d’une mère :

« Je ne me souviens pas de ma mère. J’avais un an lorsqu’elle est morte. Tout ce qu’il y a de dur et d’éparpillé dans ma sensibilité vient de cette absence de chaleur, et du regret inutile des baisers dont je n’ai pas le souvenir. Je suis quelqu’un de postiche. Je me suis toujours éveillé contre des poitrines étrangères, bercé là comme par erreur » [37].

La vie ne suffit pas

Cette souffrance est telle qu’il se sent même étranger à lui-même, vidé de toute substance, un pauvre mannequin de chiffon, une grossière erreur. Alors, il se confie à l’écriture comme à sa nourrice astrale et déplace sur elle le lien qui le reliait à sa mère et qui est à jamais déchiré, écrivant désormais sans relâche les manuscrits de la mère morte. Et Bernardo Soares, son double inexistant, se trouve être précisément l’incarnation de ce rapport essentiel à l’écrit dont dorénavant il attend tout. Malheureusement, les mots ne parviennent pas à combler son immense tristesse. Tout juste peuvent-ils le distraire un moment. Pourtant, les mots sont là, mais comme des jouets cassés dont le mode d’emploi s’est perdu :

« J’écris en m’attardant sur les mots, comme devant des vitrines où je ne verrais rien, et ce qui m’en reste, ce sont des demi-sens, des quasi-expressions, telles les couleurs d’étoffes à peine aperçues, des harmonies entrevues et composées de je ne sais quels objets. J’écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant mort » [38].

Vient alors le moment où l’écriture confine au bercement autistique pour tenter de contenir une trop grande détresse. Mais les mots sont glacés et ne parviennent qu’à mettre en évidence l’identification du sujet à la mère morte. Dès lors, l’écriture s’avère être une drogue dont l’auteur se sent et se sait cruellement dépendant :

« Pour moi, écrire c’est m’abaisser ; mais je ne puis m’en empêcher. Ecrire, c’est comme la drogue qui me répugne et que je prends quand même, le vice que je méprise et dans lequel je vis. Il est des poisons nécessaires, et il en est de forts subtils, composés des ingrédients de l’âme, herbes cueillies dans les ruines cachées de nos rêves, coquelicots noirs trouvés sur les tombeaux de nos projets, longues feuilles d’arbres obscènes, agitant leurs branches sur les rives sonores des eaux infernales de l’âme » [39].

Ecrire est donc une nécessité, c’est une drogue que ne cesse de prendre Pessoa. De même, créer des hétéronymes est une manie, quelque chose d’essentiel à la vie :

« Cette manie de me créer un monde factice ne m’a jamais quitté, et ne me quittera que le jour de ma mort. Je n’aligne plus aujourd’hui, au fond de mes tiroirs, de bobines de fil aux tons multicolores, ou de pièces de jeu d’échecs - où parfois dépassaient un fou ou un cavalier -, mais je le regrette... et ce que j’aligne maintenant dans mon imagination, tout à mon aise, comme on se chauffe en hiver au coin de la cheminée, ce sont des créatures qui habitent, de façon constante et parfaitement vivante, ma vie intérieure. J’ai tout un monde d’amis au fond de moi, dotés d’existences personnelles, réelles, bien définies et inachevées » [40].

Pour Pessoa, c’est une certitude : la vie ne suffit pas, il faut s’en inventer d’autres si l’on veut essayer de se sentir réel, de se sentir vivant. Nous pourrions aussi le formuler d’une autre manière : il ne suffit pas d’être un, il faudrait être deux, mais en même temps. Bernardo Soares, d’ailleurs, insiste beaucoup sur ce point : il veut pouvoir être deux, même si cela lui paraît très difficile. Il écrit souvent aussi qu’il aimerait devenir autre, c’est-à-dire éprouver les sensations d’un autre, faire siennes des manières tout à fait étrangères de sentir. Mais il ne s’agit pas d’identification ou de projection. Dans cette envie de devenir autre,

« un pouvoir autrement plus profond et plus radical entre en action, qui implique la fragmentation (et la mutation) du moi. Ainsi, il ne suffit pas de devenir un autre pour devenir-autre, il faut devenir-deux, il faut, pour qu’il n’y ait ni identification ni projection avec maintien de la consistance du moi, mais devenir et métamorphoses internes, pouvoir ressentir deux sensations, vivre deux choses opposées en même temps » [41].

L’hétéronymisme, qui survient chez Pessoa chaque fois qu’une perte d’objet vient le rappeler à cette catastrophe première (la cruelle et irrémédiable absence de la mère), remplit plusieurs fonctions. Il est d’abord une manière de rivaliser avec la fécondité inattendue dont sa mère a fait preuve après les deuils familiaux.
D’ailleurs, dans la célèbre lettre à Casais Montero, il dit clairement qu’il se considère comme la mère de Caeiro, Campos, Reis et les autres : « Je vais aborder la genèse de mes hétéronymes littéraires, car c’est cela, finalement, que vous voulez connaître. De toute façon, tout ce qui précède vous conte l’histoire de la mère qui leur a donné le jour » [42].
L’hétéronymisme est aussi, et peut-être même surtout, une manière de donner un sens au désinvestissement maternel en attribuant une forme et une figure aux objets du deuil qui frappe, à tous ces autres qui occupent le psychisme de la mère, et donc du sien, et avec lesquels il doit se mesurer sans cesse si il veut espérer survivre.
De cette façon, l’apparition des doubles, que l’on peut qualifier d’hallucinatoire, est-elle contenue, organisée par une dramaturgie essentiellement littéraire qui en limite les effets destructurants et lui donne son lieu, situé entre dedans et dehors, sur la scène de l’écriture.

Devenir autre

En effet, Pessoa mêle étroitement hétéronymie et dramaturgie. Dans la lettre à Gaspar Simoes, du 11 décembre 1931, il développe la notion d’art dramatique, appliquée à son cas personnel :

« Le point central de ma personnalité, en tant qu’artiste, c’est que je suis un poète dramatique ; j’ai sans cesse, dans tout ce que j’écris, l’exaltation intime du poète et la dépersonnalisation du dramaturge. Je m’envole autre - c’est tout. Du point de vue humain - auquel le critique n’a pas à toucher, car cela ne lui sert à rien - je suis un hystéroneurasthénique, l’élément hystérique prédominant dans l’émotion, l’élément neurasthénique dans le domaine de l’intelligence et de la volonté (méticulosité de l’une, faiblesse de l’autre). Mais il suffit que le critique admette que je suis essentiellement un poète dramatique, et il a la clef de ma personnalité pour la part qui peut l’intéresser, lui ou tout autre, à l’exception d’un psychiatre, ce que, par hypothèse, le critique ne doit pas être. Muni de cette clef, il peut ouvrir peu à peu toutes les serrures de ce que j’exprime. Il sait que, en tant que poète, je sens ; que, en tant que poète dramatique, je sens en me détachant de moi-même ; que, en tant que dramaturge (sans poète), je convertis automatiquement ce que je sens en une expression étrangère à ce que j’ai senti, en construisant dans l’émotion une personne inexistante qui la sentirait vraiment et qui ainsi sentirait, dérivées de moi, d’autres émotions que moi, celui qui n’est que moi, j’ai oublié de sentir » [43].

Que faut-il entendre ici par « drame » et « dramaturge » ? Faut-il comprendre que les hétéronymes sont considérés par Pessoa comme des personnages de théâtre ?
La production dramatique hétéronymique pourrait être un processus identique à celui de l’abstraction de l’émotion :

« Dans les deux cas, il y a transformation et transfert de l’émotion vers la conscience, si bien que l’expression poétique équivaut à une émotion de la conscience, grâce à une intellectualisation de l’émotion. Ici, le transfert de l’émotion vers un autre personnage est assimilé à son passage à la conscience de la conscience de la sensation » [44].

En quoi un hétéronyme diffère-t-il donc d’un personnage d’un drame écrit pour le théâtre ? Afin de tenter de répondre à cette question, nous examinerons d’autres textes de Pessoa sur les degrés de la poésie lyrique. Pessoa en dénombre cinq.
Le premier degré est celui du type le plus commun du poète lyrique, il est « celui où le poète, au tempérament fougueux et émotif, exprime de façon spontanée ou réfléchie son tempérament et ses émotions » [45].
Le deuxième degré « est celui où le poète, parce qu’il est plus intellectuel ou plus imaginatif (...) n’a plus cette (...) limitation des émotions qui distingue le poète du premier degré » [46]. Le poète n’est plus monocorde et ses poèmes embrassent des sujets divers. « Tout en étant varié dans les types d’émotions, il ne le sera pas dans la manière de sentir » [47].
Le troisième degré « est celui où le poète, encore plus intellectuel, commence à se dépersonnaliser, à sentir, non plus parce qu’il sent, mais parce qu’il pense qu’il sent ; à sentir des états d’âme qu’en réalité il n’a pas » [48]. Là, nous sommes au cœur de la poésie dramatique. « L’œuvre ne devra son unité qu’au style, ultime retranchement de l’unité spirituelle du poète, de sa coexistence avec lui-même » [49].
Le quatrième degré « est celui, beaucoup plus rare, où le poète, encore plus intellectuel, mais également imaginatif, entre en pleine dépersonnalisation. Non seulement il sent, mais encore il vit, les états d’âme qu’il n’a pas directement » [50] (tout comme l’a fait Shakespeare, poète lyrique qui s’est élévé jusqu’au drame « par le degré étonnant de dépersonnalisation qu’il a atteint » [51]). « Ce n’est dès lors plus le style qui définit l’unité de l’homme ; seul ce qu’il y a d’intellectuel dans le style dénote cette unité » [52].
Pour le cinquième degré, Pessoa émet cette hypothèse :

« Supposons, cependant, que le poète, évitant toujours la poésie dramatique, extérieurement telle, avance encore d’un pas sur l’échelle de la dépersonnalisation. Certains états d’âme, pensés et non sentis, sentis par l’imagination et, par là, vécus, tendront à définir chez lui une personne fictive susceptible de les sentir sincèrement (...) » [53].

Quelle est donc la progression suivie par Pessoa sur cette échelle de la dépersonnalisation ? On remarque qu’à partir du troisième degré, ce qui fait l’unité de la poésie lyrique n’est plus déterminé que par le style : « La dépersonnalisation, la dissolution de l’unité psychologique d’abord, ensuite de l’unité du style, sont provoquées par l’action de l’intelligence » [54]. Le passage du quatrième au cinquième degré reste indéfini, mais le cinquième degré, celui qui marque donc la naissance des hétéronymes, se caractérise par la reprise des diverses manières de sentir dans plusieurs personnes.
Ce qui apparaît clairement ici, c’est que plus la dépersonnalisation s’accentue, et plus on note une grande diversité dans les manières de sentir. Ainsi, le poète lyrique est capable de varier ses émotions à un tel point, il parvient à s’en détacher si complètement qu’il devient autre, « aboutissant à plusieurs poètes, ou à un poète lyrique dramatique à plusieurs personnages autonomisés » [55]. Mais peut-on pour autant dire qu’un hétéronyme est le créateur d’un drame ? Quelle différence existe-t-il entre un hétronyme et un personnage de théâtre ?
Ce qu’il est important de ne pas perdre de vue, c’est que l’hétéronymie est un drame en personnes, c’est-à-dire que les personnes remplacent les actes. Autrement dit, l’hétéronyme possède quelque chose de plus que le personnage de théâtre, « quelque chose qui fait de lui une personne dramatique, mais sans action » [56]. Chez un hétéronyme, la puissance dramatique vient de ce que les événements (l’action théâtrale) sont des événements de sensations. Dans ce qu’on peut appeler la dramaturgie hétéronymique, ces événements de sensations sont construits par des personnes indépendantes du poète. C’est à partir d’une personne autre que sont écrits les poèmes que le poète écrit. Si l’on considère que seul Pessoa est « vivant », c’est pourtant bien un autre qui écrit l’Ode maritime, et ce poète ne l’aurait pas écrit s’il n’était pas devenu autre, s’il n’était pas devenu Campos.
Les personnages de Pessoa ne sont pas des personnages comme les autres, qui doivent seulement vivre une histoire. Ce sont des personnages qui doivent feindre cette histoire. Ce sont des créatures créatrices, des poètes : c’est-à-dire des créatures de fiction qui, à leur tour, produisent la fiction de la littérature.
Ainsi, l’hétéronymie est un phénomène de multiplicités qui permet d’obtenir l’expression la plus variée et surtout la plus intense. Afin de sentir de toutes les façons, il faut absolument et résolument devenir autre.

A lire aussi La vie rêvée de Fernando Pessoa

Notes

[1BLANCHOT Maurice, La communauté inavouable, Paris, Editions de Minuit, 1983, p. 16.

[2PESSOA Fernando, in revue Presença de décembre 1928, in Sur les hétéronymes, op. cit., p. 9.

[3PESSOA Fernando, Le chemin du serpent, « La coterie inexistante », Lettres, pages de journal et pensées sur le moi et les autres , « Une chambre de miroirs », op. cit., p. 170.

[4LOURENÇO Eduardo, Pessoa ou le moi comme fiction, in Fernando Pessoa, poète pluriel, Les Cahiers, Paris, Centre Georges Pompidou, Editions de La Différence, 1985, p. 304.

[5Ibid., p. 302.

[6PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Monteiro, in Sur les hétéronymes, op. cit., p. 23.

[7Ibid., p. 24.

[8SOARES Bernardo, Fragment n° 317, Le livre de l’intranquillité, op. cit., p. 316.

[9Dans Pessoa por conhecer (Editions Estampa, Lisbonne, 1990), Teresa Rita Lopez a dénombré 72 hétéronymes à avoir signé fragments, poèmes ou écrits divers. Elle les a classés par ordre d’apparition.

[10PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Monteiro, op. cit., pp. 25-26.

[11Idem.

[12GIL José, Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, op. cit., p. 197.

[13Idem.

[14PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Montero, op. cit., pp. 25-26.

[15GIL José, Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, op. cit., p. 198.

[16PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Montero, op. cit., pp. 25-26..

[17Ibid., pp. 28-29.

[18TABUCCHI Antonio, La nostalgie du possible, Paris, Editions du Seuil, Collection Points, 1998, p. 27.

[19PESSOA Fernando, Autopsychographie, in Pour un « Cancioneiro », OC, op. cit., pp. 575-576.

[20PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Montero, op. cit., pp. 29-30.

[21CADOUX Bernard, Ecritures de la psychose, op. cit., p. 146.

[22TABUCCHI Antonio, Une malle pleine de gens, op. cit., p. 39.

[23Ce fut bien le cas de l’ami de Pessoa, Joao Gaspar Simoes, lequel ayant sans doute trop approché les facéties et mystifications de son ami ne pouvait y voir autre chose qu’une simulation ludique.

[24C’est ce que soutient notamment Robert Bréchon dans son introduction générale au Cancioneiro.

[25SOLER Colette, L’aventure littéraire ou la psychose inspirée, Rousseau, Joyce, Pessoa, in Progress, Paris, Editions du Champ lacanien, 2001, p. 114-115.

[26PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Montero, op. cit., p. 22.

[27PESSOA Fernando, Le chemin du serpent, La « coterie inexistante », Lettres, pages de journal et pensées sur le moi et les autres, op. cit., Lettre à Casais Montero du 13 janvier 1935, pp. 152-153.

[28KAES René, « Le complexe fraternel, aspects de sa spécificité », in Topique, Les jumeaux et le double, n°51, Paris, Dunod, 1993, p. 5 à 42.

[29PESSOA Fernando, Lettre à Adolfo Casais Montero, op. cit., p. 24.

[30CADOUX Bernard, Ecritures de la psychose, op. cit., p. 148.

[31PESSOA Fernando, cité par Marie-José de LANCASTRE, in Pessoa, Une photobiographie, op. cit., p. 44.

[32PESSOA, cité par R. BRECHON, Etrange Etranger, une biographie de Fernando Pessoa, Paris, Bourgois Editeur, 1996, p. 104.

[33Ibid., p. 79.

[34PESSOA Fernando, Pessoa en personne, Paris, Editions de la Différence, 1986, p. 127.

[35PESSOA Fernando, Pessoa en personne, op. cit., p. 127.

[36Hypomanie : Etat d’exaltation proche de l’excitation maniaque, se manifestant par un sentiment exagéré de bien-être, une humeur gaie et une hyperactivité. Forme atténuée de l’excitation maniaque, l’hypomanie se rencontre dans les psychoses maniaco-dépressives. Article Hypomanie, La Folie, Histoire et dictionnaire, par le Dr. Jean THUILLIER, op. cit., p. 569.

[37SOARES Bernardo, Fragment n° 30, Le livre de l’intranquillité, op. cit., p. 60.

[38Ibid., p. 176.

[39Ibid., p. 175.

[40Ibid., p. 122.

[41GIL José, Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, op. cit., pp. 148-149.

[42PESSOA Fernando, Le chemin du serpent, Lettre à Casais Montero du 13 janvier 1935, op. cit., pp. 154-155.

[43PESSOA Fernando, Lettre du 11 décembre 1931 à Gaspar Simoes, in Pessoa en personne, Lettres et documents choisis par José Blanco, Paris, La Différence, 1986, p. 279.

[44GIL José, Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, op. cit., p. 204.

[45PESSOA Fernando, Le chemin du serpent, La poésie lyrique, op. cit., p. 89.

[46Ibid., p. 90.

[47Idem.

[48Idem.

[49Idem.

[50Ibid., pp. 90-91.

[51Ibid., p. 91.

[52Idem.

[53Idem. Ce fragment est inachevé.

[54GIL José, Fernando Pessoa ou la métaphysique des sensations, op. cit., p. 206.

[55Ibid., p. 207.

[56Ibid., p. 208.

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