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Sirius, nombril du monde dogon 

La rencontre, sur la table du renard pâle, de l’astrophysique et de l’ethnologie

vendredi 1er octobre 2010, par Régis Poulet

« ... de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence ? » Saint-John Perse, Discours de Stockholm, 1960.

Une des caractéristiques de l’ethnocentrisme est l’incapacité à envisager que la vérité puisse exister en dehors des cadres interprétatifs sur lesquels s’appuie son jugement. Celui-la peut aller d’un aspect conservateur, voire réactionnaire et néocolonialiste à un jugement en apparence guidé par la prudence et l’esprit rationnel – mais d’une indéniable coloration scientiste.

Le cas qui nous occupe ici est intéressant à plus d’un titre puisqu’il met en rapport sciences ‘dures’ – à savoir réputés objectives et inattaquables quant à leur adéquation à la réalité – et sciences humaines – dont le déclin irréversible de l’humanisme remettrait en question la validité. D’autre part, nous retrouvons sous la guise de l’ethnocentrisme ce que nous avons abordé à plusieurs reprises dans ces « Feuillets africains » : la superbe occidentale lorsqu’il est question d’appréhender l’Afrique en sortant des chemins battus du néocolonialisme.

On doit aux ethnologues Marcel Griaule et Germaine Dieterlen le retour et le début de l’effacement d’un impensé de la culture occidentale, depuis l’époque romaine, selon lequel l’Afrique a disparu des cartes mentales depuis que la triade Asie-Lybie-Europe a été remplacée par l’opposition dyadique Orient-Occident. L’Afrique s’est fondue dans l’Orient fourre-tout de l’imaginaire pour ne réapparaître qu’à l’époque moderne, notamment chez les ethnologues.
Ainsi Marcel Griaule et Germaine Dieterlen ont-ils rendu célèbres les Dogons – et réciproquement – ce peuple installé depuis le XIVe siècle au Mali pour éviter l’islamisation et dont l’animisme s’appuie sur une mythologie et une cosmogonie riches et complexes.

On a bien du mal à concevoir, ou alors on ne conçoit que trop bien, comment la pensée des supposés primitifs peut encore être considérée comme une pensée primitive après les travaux des ethnologues et la parution, notamment, de La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss en 1962… Il y expliqua en effet que chez tout peuple peut se rencontrer la pensée à l’état sauvage et que la distinction entre ‘civilisés’ et ‘sauvages’ n’est pas cardinale. Chez les premiers, la pensée sauvage a simplement été modifiée à des fins de rendement. En prouvant que la science n’est pas l’apanage de quelques peuples mais une caractéristique universelle de l’humanité dans l’espace et dans le temps, Lévi-Strauss a démontré que tous les aspects de l’esprit humain dont la science, la philosophie, la religion, l’art et la mythologie se rejoignent, chez les divers peuples, dans la même quête de connaissance.

En étudiant la mythologie dogon sous ses différents aspects, Marcel Griaule et Germaine Dieterlen y ont révélé la place centrale jouée par l’étoile Sirius. Jean Rouch nous conte cela dans cet extrait du film réalisé par Luc de Heusch « Sur les traces du renard pâle – Recherches en pays dogon 1931-1983 (1984) » [1] :

Le renard pâle
Extrait de "Sur les traces du renard pâle" de Luc de Heusch, © Éditions Montparnasse, 2010

Ce qui est demeuré un document ethnographique exceptionnel a rencontré, pour la plus belle démonstration de ce qu’est la pensée sauvage, les préoccupations de l’astrophysique moderne et contemporaine qui s’intéresse aux surprenantes caractéristiques de la plus brillante des étoiles de notre ciel, Sirius, qui est en même temps une des plus proches de notre système solaire. C’est l’astrophysicien Jean-Marc Bonnet-Bidaud, que Sirius intéresse tout particulièrement parce qu’elle représente une énigme pour la résolution de laquelle il s’est tourné vers les travaux ethnologiques, qui nous présente la double énigme :

JM Bonnet-Bidaud sur la couleur de Sirius
"Énigmes de Sirius" de Jérôme Blumberg et JM Bonnet-Bidaud, 2009, CNRS, © Éditions Montparnasse, 2010
JM Bonnet-Bidaud sur le compagnon de Sirius connu par les Dogons
"Énigmes de Sirius" de Jérôme Blumberg et JM Bonnet-Bidaud, 2009, CNRS, © Éditions Montparnasse, 2010

Evidemment, on pouvait s’attendre à ce que de tels rapprochements – qui mettent sur le même plan un peuple qui se glorifie de produire la science la plus évoluée et à valeur universelle et un peuple d’Africains, de primitifs qui n’ont pas même l’idée de ce qu’est notre science – suscitent de l’émoi. Nous en trouvons un utile compendium sur le site d’un journaliste scientifique belge, Thierry Lombry, dont voici la réponse à la question de la couleur de Sirius exposée par Bonnet-Bidaud :


« Une autre énigme concerne le changement de couleur de Sirius que plusieurs auteurs décrivent comme ayant été rouge voici environ 2000 ans et que les Dogon (sic) auraient soi-disant observé.
Je cite à nouveau Griaule : "Cette graine, c’est celle du sorgho femelle. L’étoile qui lui est associée s’appelle donc banalement l’étoile du sorgho femelle. A sa naissance, elle était rouge comme le sang, ensuite elle a blanchi, donnant sa couleur aux céréales issues d’elle. Moins fondamentale que l’étoile du fonio, l’étoile du sorgho femelle est plus volumineuse, et quatre fois plus légère [...]"
Et plus loin : "Ce pourquoi pô tolo était lourd, (c’est que) il avait (en elle) le restant du sang du monde tourné par le pô. (C’est) le reste du sang de toutes les choses qu’il a créées. pô tolo est la plus petite de toutes les choses ; elle est l’étoile la plus lourde".
Une fois de plus, en raison du flou littéraire qui enveloppe cette traduction, on ne peut pas se prononcer sur ce texte sans nous-même spéculer sans fondement et réinterpréter les propos de Griaule. Le lecteur qui y voit la trace de l’activité cataclysmique du compagnon B ayant atteint la phase géante rouge avant de s’effondrer, s’y connaît certes en astronomie, mais ferait un bien piètre linguiste ou traducteur dogon. Reconnaissons qu’il est préférable de nous tourner vers d’autres sources un peu plus limpides, peut-être nous aideront-elles à éclaircir le texte dogon. »

Dans la partie de son site consacrée à Sirius, les explications du journaliste sont souvent très précises, trop, qui semblent servir à noyer le lecteur sous une somme d’informations propres à donner une impression de maîtrise. Mais au détour d’un paragraphe (voir ci-dessus) on reste pantois de voir comment l’auteur expédie sans autre forme d’examen le document dogon relatif au changement de couleur de Sirius, sous prétexte qu’il est difficile de traduire du dogon [2]. Et le journaliste scientifique de se tourner vers d’autres sources et de convenir que le Chinois Sima Qian (Sseu-Ma Ts’ien) aurait lui aussi évoqué le changement de couleur de Sirius. Mais pas du tout ! Les traductions depuis le chinois ne sont pas recevables non plus : « Mais ici également, il ne faut surtout pas interpréter le texte original au risque de commettre une sérieuse erreur scientifique. » Et le reste à l’avenant qui consiste à rejeter tout argument, fût-il hors de son domaine de compétence, afin de ne pas remettre en question la vérité scientifique dont on sait qu’elle est par définition celle du jour et non une vérité sub specie aeterni. Ce n’est pas une enquête, en dépit des précisions apportées, mais un réquisitoire :

1. Contre l’intelligence universellement répartie puisque « les connaissances en astronomie des Dogon (sic) sont a priori trop en avance sur leur culture propre » ; l’a priori en question étant qu’il ne s’agit chez eux que d’une « pseudo-science » et d’un phénomène de « contamination culturelle ».

2. Contre les sciences humaines, inexactes : condescendance envers les sciences humaines pour celui qui dénonce « les théories farfelues des deux Français » Griaule et Dieterlen. Le premier se voyant reprocher d’être un mystificateur, au mieux un ethnologue naïf (il croit que ce qu’on lui confie est exact) et approximatif (il parle moins bien dogon que le journaliste et ne connaissait même pas la langue secrète des Dogons) ; quant à la seconde, elle est morte âgée (à quatre-vingt seize ans) et a eu le bon sens de ne pas se reconnaître ethnologue mais ethnographe, alors il lui accorde son pardon. Nous avons avec ce journaliste un bel exemple de scientiste pour qui, après Lévi-Strauss, on peut écrire sans sourciller : « chacun sait que les mythes et textes sacrés peuvent être interprétés par chacun et ajouter à la confusion entre les experts ».

En somme, l’ethnocentrisme teinté d’un scientisme suranné écarte toute possibilité d’explication autre que celle d’une contamination culturelle, soit dès la fin du XIXe siècle par des missionnaires, soit par Marcel Griaule lui-même, implicitement accusé d’avoir soufflé aux Dogons les réponses qu’il souhaitait entendre. Nous venons de l’entendre, la démarche scientifique de Jean-Marc Bonnet-Bidaud, qui n’est pas un ‘farfelu’ puisqu’il est astrophysicien au Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), envisage cette possibilité d’une contamination culturelle tout en gardant l’esprit ouvert et en poursuivant ses démarches.

Revenons-en au mythe dogon du Renard pâle où intervient sigui tolo, autrement dit Sirius :

L’origine du Sigui
"Énigmes de Sirius" de Jérôme Blumberg et JM Bonnet-Bidaud, 2009, CNRS, © Éditions Montparnasse, 2010

Interpellé à la suite d’autres esprits curieux par ces coïncidences entre mythologie dogon et astrophysique contemporaine, J-M Bonnet-Bidaud est entré en contact avec Germaine Dieterlen avec laquelle il s’est rendu en 1998 au Mali, en compagnie de Jean Rouch, pour effectuer des vérifications desquelles il conclura à l’existence d’astronomes dogons ayant parfaitement observé les cieux :

Observations astronomiques en pays dogon
"Énigmes de Sirius" de Jérôme Blumberg et JM Bonnet-Bidaud, 2009, CNRS, © Éditions Montparnasse, 2010

En fait, dans la mythologie dogon, sigui tolo possède deux compagnons : un qui tourne autour de lui en cinquante ans mais n’est visible que dans des conditions exceptionnelles (l’étoile du fonio, pô tolo), et l’autre qui a existé mais a disparu à jamais (l’étoile du sorgho femelle, emma ya tolo) dont la révolution était de soixante ans [3]. Cette dernière périodicité est précisément celle des cérémonies du sigui, gardant la trace d’un astre désormais invisible. Outre la signification symbolique sur laquelle l’ethnologue et l’astrophysicien se rejoignent, la signification physique d’une origine stellaire de toute matière organique (le fameux ‘poussières d’étoiles’) est corélé par le mythe dogon :

Dialogue G Dieterlen & JM Bonnet-Bidaud à propos du système dogon de Sirius
"Énigmes de Sirius" de Jérôme Blumberg et JM Bonnet-Bidaud, 2009, CNRS, © Éditions Montparnasse, 2010

Aussi, contrairement aux préventions des thuriféraires d’une science occidentale victorieuse et autonome, la rencontre entre des documents ethnologiques et les connaissances astronomiques incomplètes a permis de pousser la recherche astrophysique vers de nouvelles découvertes inattendues.

La rencontre entre ethnologie et astrophysique
"Énigmes de Sirius" de Jérôme Blumberg et JM Bonnet-Bidaud, 2009, CNRS, © Éditions Montparnasse, 2010

Après la mort de Germaine Dieterlen en 1999 – laquelle eut l’honneur de funérailles dogon en 2004 – Jean-Marc Bonnet-Bidaud a poursuivi ses recherches sur Sirius tant par l’astrophysique que par la recherche de documents ethnographiques. Il en est ainsi arrivé, comme il l’explique dans cet entretien accordé fin 2008 à Radio Ciel et Espace, à la conclusion que les Dogons ont probablement hérité des observations des Égyptiens de l’Ancien Empire avec lesquels ils partagent d’ailleurs un intérêt particulier pour Sirius (à partir de 6’ dans l’entretien).
Poursuivant sa recherche d’une explication du changement de couleur de Sirius intervenu il y a environ 2000 ans et consigné entre autres par les Égyptiens et les Chinois, l’astrophysicien de l’IRFU [4] a fait l’hypothèse d’un deuxième corps céleste autour de Sirius A en plus de Sirius B (à partir de 9’30’’ dans l’entretien). Par là, évidemment, on se rapproche de la mythologie dogon qui affirme la présence d’un second compagnon de sigui tolo : l’étoile du sorgho femelle. En revanche, dans le mythe du Renard pâle, cet astre a disparu. J-M Bonnet-Bidaud a donc examiné Sirius avec de nouvelles techniques et dans le rayonnement infrarouge.

Image infrarouge profonde de Sirius A (au centre, occultée) et B (en bas à gauche) Crédits CEA-SAp.

Ses résultats ont été publiés dans le numéro d’octobre 2008 de la revue Astronomy and Astrophysics et il conclut pour l’instant à la très faible probabilité d’un troisième astre – étoile ou planète – mais en revanche, la surprise qui concorde avec le mythe dogon serait l’existence autour de Sirius B de débris de planètes. En somme, sous réserve d’une confirmation de ces résultats, il apparaîtrait la concordance suivante entre la mythologie dogon et les dernières observations des astrophysiciens :

Sirius A = sigui tolo
Sirius B = étoile du fonio
Débris autour de Sirius B = restes de l’étoile du sorgho femelle
Pô tolo (étoile du fonio) et emma ya tolo (étoile du sorgho femelle)
Symboles dogons de l’étoile du fonio (Sirius B) à gauche, et de l’étoile du sorgho femelle (Sirius C) à droite. (doc. M. Griaule)
Pourquoi, compte tenu des indications des Dogons et des récentes découvertes astronomiques, ne pas considérer que les représentations de pô tolo et d’emma ya tolo montrent ces deux astres avec 1) les forces centripètes (indentations vers l’intérieur) et 2) centrifuges (indentations vers l’extérieur) correspondant à la révolution de 2) autour de 1), c’est-à-dire de planètes (emma ya tolo) gravitant autour d’une étoile (pô tolo) avant que cette dernière ne détruise ses satellites en se transformant en naine blanche ?

A en croire J-M Bonnet-Bidaud, si ces débris sont liés au changement de couleur de Sirius circa -200/+200 de notre ère, c’est par un phénomène inconnu des astronomes actuels.

Un cas exemplaire

En résumé, à la conceptualisation des Dogons ne s’oppose pas celle de la science astrophysique. A partir d’observations, l’une et l’autre conçoivent des systèmes du monde chargés de répondre à des questions étiologiques concernant l’origine du monde et de ce qui s’y voit. La dépréciation de la pensée mythologique est le fait du scientisme et du positivisme. Bien avant Habermas on a compris que la science était elle-même une sorte de mythologie : on a présenté la physique aristotélicienne comme une approche rationnelle et empirique des phénomènes naturels avant de constater qu’elle s’appuyait sur des présupposés métaphysiques relatifs à la nature de la substance ou du mouvement.
Ce que ce paradigme de Sirius montre est que mythologie et science sont deux voies d’approche du réel qui ne s’opposent pas. Dans son Anthropologie structurale (1958), Claude Lévi-Strauss suggérait : « Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensé aussi bien. » [5] La regrettée Germaine Dieterlen et Jean-Marc Bonnet-Bidaud ont mené, dans un esprit ouvert, ce dialogue entre démarche scientifique et conscience mythique qui seul pourra nous faire comprendre la pleine nature du réel.

P.-S.

Photographie du logo : Danse des masques de Huib Blom dont le site regorge de magnifiques photographies du pays dogon
.

Notes

[1Avec l’aimable autorisation des Éditions Montparnasse in Jean Rouch, Une aventure africaine, 4 dvd, 2010.

[2Et d’ailleurs de quelle compétence se prévaut-il pour décider que la traduction de Griaule n’est pas correcte, ou précise, si ce n’est qu’elle ne convient pas à M. Lombry ?

[3Il est à noter que si l’existence de Sirius B (la naine blanche qui correspond à l’étoile du fonio) fut prédite dès 1844, il fallut attendre les années 1990 pour en avoir une preuve irréfutable.

[4Institut de Recherches sur les lois Fondamentales de l’Univers du CEA.

[5Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 255.

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