Je viens de lire la lettre des libraires associés... et j’avais vite, très vite aperçu le texte incriminé. Mon avis c’est que l’auteur de l’article pinaillait, car bien sûr ce qui infirme la requête c’est, tout au contraire de sa requête de notre avis pour conforter le sien, que le visage de Rimbaud dans l’image qui nous intéresse serait davantage celui de quelqu’un pas encore éprouvé par les conditions de vie sous le climat de cette région, tout juste venu de Malte, au visage encore jeune d’un homme actif qui a fui la poésie. Mais en effet pas très loin de l’Europe, où il vient de diriger un chantier qui ne s’est pas très bien terminé pour lui, (on l’a accusé d’avoir tué un ouvrier), d’où ce regard là, d’être existant ici sans y être tout à fait intégré, comme il pourrait exister ailleurs, celui du daseign)... rien à voir avec son image en 1883, et encore moins avec celle qu’on lui connaît dans les derniers mois là-bas, déjà malade (?), à propos de laquelle Sollers a risqué sa propre hypothèse.
Je ne trouvais pas très édifiante la démonstration malgré son renfort de preuves venant édifier un avis subjectif, purement projectif (puisqu’où il voyait un visage ne pouvant correspondre à la situation, quant à moi, par exemple, je vois le contraire, mais en effet plus tôt)... Pourquoi pas en 1980 ?
Il est vrai que le musée Rimbaud n’a pas voulu s’en porter acquéreur... le directeur disant — est-ce pour ne pas lancer de polémique ? — qu’il préférait disposer autrement de son fond de roulement, plutôt comprimé actuellement, quand plusieurs autres achats venaient d’être faits néanmoins. Y avait-il un doute ou la barre du prix fixé par les libraires était-elle beaucoup trop élevée, seulement accessible à de riches collectionneurs ? Parions que les raisisns étaient trop verts..
Alors ? Disons qu’il existe des fictions pour absolument vouloir quitter le champ littéraire ou artistique, pour avoir socialement lieu, parce qu’elles sont attendues culturellement (c’est bien le pire en politique, par exemple l’attente de l’autorité finira par ne pas manquer d’arriver sous une forme imprévue mais bien réelle d’une dictature)... elles veulent être vraies, ce sont celles qui s’élaborent dans une interférence de la mythologie avec la société technique qui les authentifie, parce que la culture installe les jalons du rêve populaire sur des événements transmis par les apparences techniques qui les reproduisent (Benjamin et Barthes ont très bien parlé de ça chacun à leur manière, et peut-être même aussi Simondon, à propos de l’individuation, et surtout Nelson Goodman à propos des langages de l’art ). Je pense que tout le monde attendait cette image qu’immédiatement chacun est venu habiter comme dans l’"hacienda" qui s’y trouve, et il est vain sinon d’en chercher le sens historique, du moins de vouloir l’anéantir, car elle règne en auberge médiatique dans la visualisation poétique générale des lecteurs et des spectateurs — sublimée — du temps, il n’y a rien à faire, cette icône est déjà symbolique. C’est la mort qui songe, la revanche du cristal.
Je ne sais pas si Les Libraires associés sont exclusivement centrés sur leur marché ou par la passion de leur métier de découvreurs, mais en tous cas ce sont des artistes : pour que l’installation fonctionne il faut — il fallut — y croire et, lançant les dés (les experts), voir comment ils allaient retomber et peut-être surprendre les joueurs...
Doute ou pas, cette image a priori édifiée par le langage expert pour sa transmission universelle par la Presse est parmi nous désormais ; plus son attribution à Rimbaud sera contestée, loin de perdre sa substance fascinante, plus elle sera énigmatique... C’est cela la séduction, une part d’illusion et de détournement critique.
Enfin, les libraires associés ont tort de s’énerver devant ces attaques, car tout ce qui pense contester l’authenticité de l’attribution, et d’autant plus que des preuves photographiques pour l’infirmer seront fournies, ne fait qu’en renforcer l’étrangeté, et donc l’intérêt. C’est cela la photo (relire la préface de Baudrillard à l’album des photo-reporters de Tendance Floue Sommes-nous ? qui remporta le Prix Publication ICP Infinity award 2007 (l’année de sa mort) à New York.
Ils ont leurs certificats en main, qu’ils en soient rassurés. Point n’est besoin de guerroyer, tout juste de remettre les choses au point. Nous croyons, comme Sollers, que Rimbaud est là, oui pourquoi pas, qu’importe si d’autres veulent troubler le frisson de l’émoi général — du moment que ça n’annonce pas une nouvelle catastrophe matérielle ?...
On peut leur dire — je leur dis : merci de nous avoir fait rêver ! — et on voit bien que c’est loin de s’arrêter... Ce ne sont pas les jeux de l’arène pour le peuple, c’est la culture elle-même, en propre, qui agit, et cela les dépasse — nous dépasse. La sublimation poétique du monde prosaïque accomplit le doute sur tout fait, c’est cela le plus fort de la vérité : la réserve de l’autre. Et non pas la réduction par la recherche d’une certitude incontestable (cela n’existe pas sinon le pouvoir).
On peut tout en dire ou en dédire mais irréductiblement cette image est vraie — comme toute fiction réalisée, et fiction collective est cette image de toutes façons — même si c’était — ce fut — bien Rimbaud qui se trouvant autrefois face à l’objectif à Aden.