De la nature du conflit achevé en 1975 après deux décennies, subsistaient de nombreuses interprétations. Washington voulait faire du Vietnam le « bastion du monde libre » contre l’« expansion communiste » en Asie. Pour d’autres, l’expérience vietnamienne était exemplaire de la révolution internationale contre les « forces réactionnaires ». Ces thèses se rejoignaient toutefois sur deux points : projection sur le Vietnam de leurs propres aspirations, focalisation sur la place de cette guerre dans les enjeux mondiaux. Quant aux autorités de Hanoi, elles la qualifiaient de « la plus grande résistance du peuple vietnamien ». Les idéologies dominantes ont souvent décrit les populations comme une communauté naturelle dotée d’une identité originelle et ce type de discours a été exploité de manière habile pendant la période 1954 1975 par le gouvernement du Nord. Tout en jouant la carte de l’autodéfense et de la réunification, ce dernier participait activement aux combats et aux règlements de compte entre les deux camps. Tandis que le régime de Saigon était frappé de discrédit en raison de sa dépendance à l’égard des États Unis, celui de Hanoi effectuait un travail idéologique remarquable auprès des populations du Nord et du Sud ainsi que de l’opinion internationale, en occultant le plus possible l’aide sino soviétique dont il profitait largement. Fort de sa demi victoire contre la France et de sa propagande sur la « réconciliation nationale », il est parvenu à s’identifier à la nation.
Ces interprétations ont fini par donner aux recherches et aux écrits sur la guerre du Vietnam un caractère politique et idéologique. Nombre de travaux qui ont pourtant contribué à modifier remarquablement les perceptions du Vietnam, n’ont pas renouvelé en profondeur les interrogations sur la nature de ce conflit. Encore aujourd’hui perdurent les thèses selon lesquelles il serait le simple reflet de la confrontation entre le communisme et le capitalisme, l’Orient et l’Occident, le nationalisme et le néo colonialisme. Sans manquer de pertinence, ils apparaissent réducteurs et assez superficiels, car ils veulent ignorer les facteurs endogènes : la lutte sanglante entre la République démocratique au Nord et la République du Sud, deux États idéologiquement opposés qui ont coexisté de 1954 à 1975.
Un bref regard rétrospectif montrera que les racines de l’opposition Nord Sud plongent dans un passé ancien. Ainsi, l’affrontement entre les Trinh au Nord et les Nguyên au Sud a provoqué sept guerres de 1627 à 1672. Certes, le Vietnam a recouvré son unité en 1802 avec l’avènement des Nguyên puis l’a de nouveau perdue en 1887 sous la colonisation. Ni le départ des Français en 1954 ni le retrait des Américains en 1973 n’ont mis fin aux conflits. En 1975, le pays a été réellement unifié, mais cet événement s’est accompagné de l’arrestation de plusieurs dizaines de milliers d’anciens militaires de Saigon et de l’émigration massive de cadres nordistes vers le Sud.
Faut il alors en déduire que la période 1954 1975 a connu une guerre civile qui s’inscrivait dans une longue durée historique, l’intervention militaire américaine n’ayant été qu’une parenthèse ? Il ne peut y avoir de réponse simple à cette question. La poser permet néanmoins de modifier la perspective. C’est pourquoi se justifie une étude des caractères sociaux de la guerre du Vietnam. Bien des aspects, tels que la désertion des deux côtés, les massacres par des communistes de civils suspects d’être sympathisants du gouvernement de Saigon, la répression des objecteurs de conscience ou des pacifistes à l’intérieur du régime de Hanoi, les contraintes pesant sur les épouses de soldats, restent à explorer [1]. Face au silence des historiens étrangers et vietnamiens, par prudence sans doute car on sait combien ces questions dérangent, les écrivains peuvent éclairer certaines zones d’ombre tel le traitement des populations et des prisonniers sud vietnamiens par le gouvernement de Hanoi. Ont ils toujours été considérés par ce dernier comme « compatriotes » selon son discours officiel de réconciliation nationale ? Dans les combats quotidiens au corps à corps, qui a été le véritable ennemi pour les soldats du Nord ? L’occupant américain ou leur « frère » du Sud ? Comment celui ci a t il été représenté dans l’imaginaire de ses « compatriotes » du Nord ?
Si l’on postule que les rapports amoureux entre les hommes et les femmes – séparation ou retrouvailles – peuvent jouer le rôle de baromètre d’une société, l’étude du traitement littéraire des amours entre une femme du Nord et un homme du Sud ou vice versa, pendant la guerre, aide à mieux comprendre le Vietnam d’aujourd’hui. Le sujet peut être étudié à partir de trois nouvelles, qui sont les rares textes, sinon les seuls à ce jour, à l’aborder – Fragile comme un rayon de soleil [2], Vents sauvages [3] et Victimes [4], écrites par une femme (Lê Minh Khuê) et deux hommes (Bao Ninh et Hoang Dinh Quang). Comment leurs auteurs, formés à l’école socialiste et engagés ensuite dans l’armée du Nord, prennent ils position par rapport à la doctrine d’un « peuple vietnamien uni et solidaire » dont ils ont été nourris ? C’est leur vision du conflit de l’intérieur, dissidente en quelque sorte, qui intéresse le lecteur.
Fragile comme un rayon de soleil est l’histoire d’une jeune médecin de l’armée du Nord qui, au cours d’une mission, rencontre un prisonnier grièvement blessé, ancien soldat de Saigon. Ils tombent amoureux l’un de l’autre, frappés par le destin. Sous prétexte de le soigner, elle lui exprime son désir de le retrouver plus tard. Cependant, vingt ans se sont écoulés sans que la femme, aujourd’hui mariée et mère de deux enfants, ne retrouve la trace de l’homme d’autrefois. De son côté, le narrateur anonyme de Vents sauvages, soldat du Nord, relate la mort d’une chanteuse du Sud, Diêu Nuong, qu’il avait rencontrée pendant la guerre. Pour survivre, elle faisait l’amour avec des soldats du Nord qui la traitaient de prostituée, avant de s’enfuir avec l’un d’entre eux. Mais le couple d’amants a été fusillé. Enfin, Quang, le narrateur de Victimes, recueille les confessions de Nam Minh qui, ancien soldat de l’armée de Saigon puis prisonnier, a rencontré lors de son séjour dans un camp de rééducation au Nord, Mua, une jeune fille du pays qu’il a sauvée ensuite d’un accident mortel. Il était amoureux d’elle tandis que Mua éprouvait pour lui beaucoup de sympathie. Pour répondre au souhait de son ami, Quang part à la recherche de Mua et apprend qu’après avoir longtemps attendu son fiancé, soldat de l’armée du Nord, elle a été rejetée par celui ci, à cause de sa relation « honteuse » avec le prisonnier de Saigon. Écartée de la Jeunesse Communiste, elle a quitté son village.
Quoique littéraires, ces textes conservent des traces de l’Histoire. Avec le conflit du Vietnam en toile de fond, écrites par des auteurs ayant eux mêmes participé aux combats, elles peuvent être lues comme des témoignages historiques. Sans prétendre restituer l’exactitude des faits, elles renseignent sur l’état moral d’une partie de la société à travers ses souffrances, ses aspirations et ses manières de voir le monde. Elles montrent la présence et le poids de la guerre au plus profond d’un être, ce que les livres d’histoire ne peuvent faire. Cependant, notre lecture tient compte du caractère passionnel du rapport que des écrivains nouent souvent avec la réalité, d’où notre prudence dans l’appréhension de leurs intentions didactiques – descriptions, discours, interventions.
L’étude de ces récits peut donc donner la mesure de l’écart entre le dogme de l’unité nationale défendu par le gouvernement de Hanoi et son attitude coercitive à l’égard des tentatives de transgresser, même de manière symbolique, la frontière Nord Sud. Elle est capable ainsi d’éclairer les effets inattendus de la guerre sur la société d’aujourd’hui – les tragédies du côté des « vainqueurs », difficiles à saisir car souvent dissimulées – pour laisser entrevoir, derrière ces destins, la véritable nature du conflit.
Comment sont nés ces récits d’amours interdites ? Qu’apprend on au détour de stratégies narratives destinées à déjouer la censure du contexte historique et idéologique ? Comment ces ouvrages ont ils été reçus par le public vietnamien des années 1990 ?
Qui est l’ennemi ?
Dans ces trois fictions, à aucun moment, l’ennemi n’est américain. Souvent la « guerre fratricide » y est évoquée dans son déchirement et son absurdité : aimer est devenu faute et scandale. Vents sauvages décrit une scène où des centaines de prisonniers issus de l’armée du Sud « en uniforme de léopards, ligotés deux à deux, se traînent misérablement » sous la surveillance des convoyeurs du Nord, en chantant : « Dans cette guerre fratricide / nous ne sommes que des vers, des fourmis ». Le narrateur de Victimes, ancien soldat de Hanoi, conclut : « Pendant que nous progressions vers le Sud, d’autres prenaient silencieusement le sens opposé. Notre histoire est faite des marches militaires traversant le pays dans les deux sens ».
Qui est l’ennemi ? Dans Victimes, ce sont les soldats d’origine paysanne du Mékong qui, faits prisonniers, sont envoyés au Nord, dans une province lointaine : « Nous constituions des masses noires. Sur la route, nous baissions la tête à la vue des villageois. Nous nous sentions coupables. De même, ils évitaient notre regard », raconte le héros de Victimes. L’ennemi, ce sont aussi les prisonniers aux visages « très ordinaires » que l’héroïne de Lê Minh Khuê rencontre sur la route du Sud. Dans Vents sauvages, l’ennemi est l’ensemble des habitants « fantoches » [5] du village de Diêm, traités par l’armée du Nord avec hostilité, mépris et méfiance : « Tous plongèrent dans la misère, la faim, le dénuement… Tous devaient se soumettre à la discipline du nouveau pouvoir. Les récalcitrants, les protestataires étaient réprimés sans pitié. Beaucoup furent arrêtés, fusillés ».
Diêu Nuong, l’héroïne de Vents sauvages, est l’ennemie par excellence. La nouvelle insiste sur son origine troublante, entourée d’obscurité, comme une « légende ». Sa beauté, sa voix « dorée », sa liberté d’esprit et de mœurs font d’elle une cible pour le pouvoir révolutionnaire : « Si on ne fait pas taire cette putain, elle finira par avaler l’âme du bataillon », déclare le commissaire politique. Cette féminité menaçante et irréductible à l’ordre, c’est elle que les mâles veulent supprimer. Les guerriers nordistes, en raison de leur culture d’origine souvent rurale et de leur éducation marxiste léniniste, ont des préjugés sur les femmes, celles du Sud en particulier. Un être féminin en quête du plaisir est forcément malhonnête. Pour eux, toutes les femmes du village de Diêm « se prostituent pour les Américains et les fantoches ». Diêu Nuong est pour l’homme du Nord, l’Autre absolu : son altérité se fonde tant sur la différence idéologique, culturelle et géographique, que sur la sexualité. Cela explique l’attitude ambiguë des soldats à l’égard de son corps, lieu à la fois de désir et de violence.
Les amours entre les gens du Nord et du Sud en temps de guerre sont donc considérées comme interdits, d’où la peur, réaction commune à la plupart de nos personnages. Lorsque le prisonnier de Victimes essaie d’engager une conversation avec la jeune fille, elle lui fait part de sa crainte : « Si quelqu’un me surprend en train de vous parler, cela me causera des problèmes ». De même, quand elle veut le retrouver plus tard pour le remercier de l’avoir sauvée, ce qui est d’ailleurs légitime, elle masque son visage par un chapeau. Leurs dernières entrevues sont furtives et silencieuses : « nous nous sommes rencontrés quatre fois encore, mais seulement à travers le regard ».
Quant à l’héroïne de Fragile..., dès son premier désir, encore obscur, pour le prisonnier aperçu de l’autre côté de la rivière, elle sent monter en elle une angoisse liée à l’idée de la faute : « Frappée par le sentiment de culpabilité, elle se leva brusquement […]. La terreur l’écrasa. Comment puis je avoir une telle idée ? Il est mon ennemi ! ». La nouvelle offre le spectacle d’une conscience qui se surprend en flagrant délit d’envie d’un « fruit défendu ». Se lit également dans ce passage le processus d’intériorisation de la règle : la jeune femme est coupable à ses propres yeux, retient immédiatement ses désirs et se défend d’y penser. L’héroïne est militaire. En tant que soldat, elle s’engage à se conformer de manière inconditionnelle à la discipline qui, telle un frein à tous ses actes, lui assigne les limites qu’elle ne peut franchir et lui apprend le goût de la modération. Après une transgression furtive au cours de laquelle elle ébauche un échange avec le prisonnier, elle se sépare de lui, comme si quelque chose l’arrêtait, l’empêchait de commettre un acte que sa conscience politique lui interdit.
Vents sauvages de Bao Ninh décrit aussi l’attitude des combattants au moment de l’assassinat de Diêu Nuong comme fruit du conditionnement psychologique, d’un mécanisme automatique. Dans ce climat de violence, la conviction des soldats confine souvent à l’intolérance : le narrateur indique que pour eux, participer à l’opération de poursuite contre des fuyards est un « honneur ». Sont confondus chez ces soldats héroïsme et fanatisme, passion et haine : à l’approche de la cache de Diêu Nuong et Tuân,
quatre AK crachèrent leurs balles […]. Nous avons bondi, et nous nous sommes figés, pétrifiés. Derrière le buisson, ces deux êtres s’enroulaient l’un autour de l’autre […]. Nous semblions ligotés les uns aux autres, soumis à quelque chose d’invisible, d’infini, qui lentement nous submergeait […]. Cu se mit à hurler.
Le propre de la guerre est de renverser le système de valeurs ordinaire. Ainsi, les soldats qui appartenaient pourtant à une communauté dont le principe essentiel était de respecter son prochain, trouvent ils normal de tuer une femme avec laquelle ils viennent de vivre des « moments de bonheur », parce qu’elle refuse de rester avec eux.
La société en guerre possède un maillage serré de contrôle et d’autocontrôle, qui assure la formation morale de la population, sanctionne les déviationnistes et prend en charge le redressement disciplinaire des vaincus. Ces nouvelles reflètent l’ampleur du réseau d’encadrement des civils et des militaires mis au point par le régime de Hanoi. Tous les citoyens doivent appartenir à une association d’État : Mua, l’héroïne de Victimes, est membre de la Jeunesse Communiste qui surveille étroitement ses adhérents et intervient dans les moindres aspects de leur vie. Dans l’armée, l’emprise du système est plus forte encore : « Les contacts avec la population […]. étaient strictement interdits. Ceux qui étaient pris en flagrant délit pouvaient s’attendre aux pires séances d’autocritique, à la sanction du Parti, du Mouvement de la jeunesse, à tous les malheurs », dit le narrateur de Vents sauvages. Avec la critique, l’autocritique constitue la clé du fonctionnement des partis communistes. Dans la nouvelle de Bao Ninh, le « commissaire politique » joue un rôle essentiel dans chaque unité de l’armée de Hanoi : responsable de la « vigilance politique » générale, il encadre les soldats pour assurer leur éducation idéologique. Il veut donc faire taire la voix trop libre de Diêu Nuong et adresse ses « remontrances » à un soldat qui ne l’a pas prévenu de la fuite de la jeune femme.
Les autorités s’appuient sur une police secrète dont la tâche est de réprimer les instincts « coupables ». Une nouvelle de Lê Minh Khuê, Une fin d’après midi [6], met en lumière ce réseau formé d’indicateurs et de policiers, omniprésents dans tous les secteurs de la société. Hang, une jeune fille de Hanoi, après sa rencontre dans la rue avec un Français, est arrêtée puis soumise à des interrogatoires nocturnes. Afin de recouvrer sa liberté, Hang doit reconnaître la faute d’avoir eu des « relations clandestines avec des étrangers ». L’appareil policier prévient et sanctionne les atteintes à la règle. Dans la plupart de nos nouvelles où l’union sexuelle n’existe pas, certains gestes ou regards des personnages féminins sont jugés comme preuves d’une trahison, certes morale, mais aussi grave qu’une infidélité charnelle. Mua, l’héroïne de Victimes, est expulsée de la Jeunesse communiste et condamnée à la solitude pour avoir échangé quelques paroles avec un prisonnier. Chaque société a sa manière spécifique de punir les femmes adultères, ou ici, dans une situation conflictuelle, les femmes ayant eu des liens avec l’ennemi de leur peuple. Si en France, elles ont été tondues en 1944, au Vietnam, on les a emprisonnées ou traînées dans les séances d’autocritique. Dans tous les cas, elles ont survécu dans l’humiliation. La seule différence, c’est qu’au Vietnam, par le moyen de la terreur et de l’intériorisation, la déviation est éliminée dès son apparition. Avant de surmonter l’obstacle qui la sépare de l’être aimé, la femme est déjà sanctionnée. Dans cette société en guerre doublée d’un régime totalitaire, l’idéologie est un fossé infranchissable. Que la nouvelle de Hoang Dinh Quang soit intitulée Victimes éclaire la signification globale du texte. Ses personnages ont le statut de persécuté : leur amour a été sacrifié au nom de l’intérêt national.
L’interdiction et la punition expliquent le caractère secret de ces souvenirs d’amour. Aussi n’est il pas indifférent que ceux ci soient racontés dans un contexte spécial. Proche de la mort, le héros de Victimes appelle son ami. Ses confidences ont lieu la nuit. Mua, sanctionnée par la Jeunesse communiste, vit aujourd’hui en ermite. De l’amour, elle connaît seulement la honte, l’insatisfaction et la solitude. Le narrateur de Vents sauvages ne rapporte le récit de Diêu Nuong que plusieurs années après sa disparition. Enfin, la narratrice de Fragile…avoue qu’elle découvre le passé de sa mère à la lecture de son journal intime. Un peu comme dans Hiroshima mon amour qui est le souvenir des amours interdites entre une Française et un soldat allemand mort à la Libération, l’héroïne de Lê Minh Khuê mène son existence dans un double temps : le présent où elle vit la vie « normale » d’une femme dont le métier, le mari, les enfants sont d’une régularité exemplaire, et le passé scandaleux qu’elle enfouit au plus profond d’elle même.
Ni révolutionnaire, ni réactionnaire, c’est l’affrontement entre Vietnamiens que reflètent nos textes. Au delà des histoires d’amour et de haine, de « patriotes » et de « fantoches », ceux ci dévoilent la dimension fratricide sous jacente du conflit trop souvent nommé « guerre américaine au Vietnam ». Il va sans dire que cette analyse n’est en rien définitive, qu’elle reste à compléter par d’autres travaux. Elle permet néanmoins d’avancer que ce « grand mouvement national contre l’agresseur étranger » a été l’instrument légitime grâce auquel les autorités du Nord purent soumettre le Sud, souvent rebelle, à leur domination. Ne s’agit il pas là d’une thèse cruciale dont les prolongements politiques et littéraires méritent d’être éclairés ?
Stratégies narratives et réceptions
Malgré leur esprit rebelle, les personnages finissent par se soumettre à la règle. Diêu Nuong et Tuân qui refusent l’ordre, sont tués. Les personnages du Sud sont par ailleurs en situation de prisonniers, ce qui permet au Nord de préserver son complexe de supériorité. Dernière remarque : aucune des relations « dangereuses » n’a abouti au mariage. Pourquoi autant d’éléments dont le conformisme tranche avec l’audace des nouvelles ? Nous avons sans doute affaire ici non pas à une quelconque fantaisie des écrivains, mais à une manœuvre dont le but n’est autre que de déjouer la censure. Comment d’ailleurs interpréter cela autrement lorsqu’on sait que nos auteurs ont une connaissance intime du milieu de l’édition – Lê Minh Khuê est éditrice, Bao Ninh rédacteur d’une revue littéraire et Hoàng Dinh Quang journaliste ?
Autre stratégie narrative : les trois nouvelles favorisent une prise de distance, représentée par l’écart entre le temps de la fiction et celui de la narration. Dans la nouvelle de Lê Minh Khuê, il faut une génération pour que la parole jaillisse, la fille prenant le relais de la mère. D’autre part, les auteurs favorisent la compréhension des textes en créant les narrateurs visibles et complices des personnages marginaux qu’ils rendent sympathiques et tragiques. Leurs récits sont sincères et touchants : paroles testamentaires, confession et journal intime. C’est par identification à ces narrateurs que le lecteur participe à l’histoire, à l’Histoire.
Comment ces œuvres ont elles été reçues ? Elles ont éclaté comme une série de bombes, malgré les précautions de leurs auteurs. La nouvelle de Lê Minh Khuê a été la cible d’une attaque sévère pour avoir mis l’accent sur le romantisme de cet amour « honteux ». Quant au texte de Bao Ninh, sa publication a conduit à la fermeture du magazine Cua Viet puisque le remords final du narrateur assassin de Diêu Nuong et de Tuân dérangeait : « Nous avons fusillé les messagers de la paix, et malgré tout, la paix est revenue ». Il n’est point étonnant que ces nouvelles n’aient jamais été rééditées au Vietnam. En revanche, Hoàng Dinh Quang a reçu pour Victimes le 4e prix de la prestigieuse revue Van Nghê Quân Dôi en 1994. Comment expliquer cette consécration ? Probablement par l’attitude « exemplaire » du héros qui manifeste son regret d’avoir participé, même involontairement, à l’armée de Saigon, et rachète sa faute en sauvant la vie d’une femme du Nord.
Gardons nous pourtant de distinguer systématiquement les critiques officiels et non officiels, les écrivains conformistes et réformistes. La réalité de la vie littéraire au Vietnam, bien qu’elle soit placée sous l’égide d’un parti unique, est trop complexe pour se laisser réduire à cette opposition binaire. Du concert des jugements acerbes contre Lê Minh Khuê, s’est élevée dans un journal très « institutionnel » une voix qui partageait ouvertement son point de vue : « Fragile… nous dit combien la guerre est cruelle, puisqu’elle pousse l’être humain à l’impasse et lui fait perdre son âme », écrit Ngô Thi Kim Cuc, écrivaine et critique de renom [7]. De même, l’auteure a reçu des lettres de lecteurs favorables à cette nouvelle qui, digne, sans héroïsme ni amour triomphant, reflète tant le regret que l’espoir de ce que serait une vie pacifique entre les hommes. Le texte fait penser au Silence de la mer de Vercors sans doute, il est toutefois moins pessimiste que le récit français qui, à travers le long mutisme dans lequel s’enferment l’officier allemand et la jeune française, traduit l’impossibilité de toute fraternité entre les ennemis que rapprochent néanmoins des affinités culturelles. Il est à souligner que Lê Minh Khuê, la seule femme de nos trois auteurs, a poussé le plus loin sa réflexion sur la guerre dont le caractère absurde n’est guère conforme à l’idéologie dominante – « la guerre comme une fête du peuple ». Le désarroi face aux combats apparaît assez tôt dans son œuvre : malgré son optimisme, une militante communiste de Lointaines étoiles, premier texte de Lê Minh Khuê, paru en 1971, se demande entre deux affrontements : « Quand est ce que ça va finir ? » [8]. Enfin, l’écrivaine manifeste une grande curiosité pour l’Autre : sous sa plume, l’homme le plus beau, bien qu’il soit ennemi, pour la femme du Nord, vient d’ailleurs. Ce faisant, elle écrit doublement contre la politique du régime selon laquelle le Vietnam représente une unité exclusivement dominée par Hanoi.
Alors que l’amour entre ennemis est un thème éternel, les fictions sur les « mésalliances » dans le Vietnam en guerre permettent de mieux saisir certains de ses aspects sociaux, souvent masqués par les autorités et peu connus à l’extérieur. Cependant, si elles montrent que le clivage Nord Sud est solidement ancré dans le passé, elles semblent dire aussi que, quelque tragique qu’il ait été, la société vietnamienne pourra y échapper, par le biais de l’amour. Se pencher sur l’avenir, n’est ce pas en fin de compte une spécificité de l’énonciation littéraire ?
En marge du discours officiel, ces nouvelles aident à réfléchir sur la vocation de la littérature à dire la vérité et à entretenir la mémoire collective, face à la machine idéologique qui travaille à faire oublier la complexité des combats, à fabriquer le passé glorieux fondé sur les seuls mouvements « patriotiques » et à imaginer une nation « harmonieuse ».
Comment raconter aujourd’hui la guerre du Vietnam ? Nos textes affirment, ne serait ce qu’en creux, qu’il faut souvent passer par la fiction pour toucher à l’Histoire.