Au cœur des débats qui ont animé la société vietnamienne pendant le đổi mới, mouvement du renouveau lancé par le Parti Communiste Vietnamien en 1986, la littérature était directement interpelée : Pouvait-elle continuer à fermer les yeux sur les réalités de son époque ? Devait-elle servir le parti ou l’homme ? Comment rendrait-elle à la vie ses formes, ses couleurs et ses vibrations ?
Sans critiquer ouvertement le parti ni ses principes marxistes-léninistes, les écrivains réclamaient les changements et abordaient les questions « tabous ». Vers 1986-1987, des textes comme Thời xa vắng (Temps lointain), Tướng về hưu (Un général à la retraite) ou Thiên sứ (Messagère de cristal), se sont démarqués du réalisme socialiste pour dénoncer la misère de l’homme ou le questionner dans les domaines du rêve et de l’inconscient. D’autres, Cỏ lau (Roseaux), Những mảnh đời đen trắng (Fragments de vie noirs et blancs) ou Những thiên đường mù (Les Paradis aveugles), ont remis en cause la guerre ou la réforme agraire.
Un regard en amont montre que des poètes comme Trần Dần ou Lê Đạt ont signalé dès 1954, par une sorte d’instinct prémonitoire, la servitude à laquelle le parti voulait soumettre les artistes. Leurs œuvres traduisaient une grande liberté à travers leur expression rythmique et lexicale, et cela en dépit de la répression. Incar¬cérés puis interdits de publication, ces écrivains ont été déchus de leurs « droits aux activités sociales ».
Ainsi, la littérature vietnamienne n’a-t-elle pas toujours été une arme au service de l’idéologie ; mais elle se meut, malgré une étroite surveillance des autorités. Ce sont ces transformations internes, ces dynamiques endogènes que l’on doit ici éclairer pour dépasser la problématique rebattue d’une littérature vietnamienne nécessairement passive, aliénée même, face à un régime autoritaire. Nous verrons qu’à l’intérieur de l’Union des écrivains, association placée sous un double contrôle de l’État et du parti, s’élabore une critique et s’exprime une volonté de réforme.
1 - Requiem pour une littérature d’illustration
La nouvelle Tướng về hưu de Nguyễn Huy Thiệp, parue le 20 juin 1987 dans la revue Văn Nghệ (Littérature et Arts), organe de l’Union des écrivains, fait l’effet d’une bombe. Cette histoire d’un héros idéaliste qui, inapte à trouver sa place dans la société vietnamienne corrompue par l’argent, finit par se suicider, est relatée sur un ton détaché, dans une langue crue et avec un sens remarquable de la dérision. Si le talent du jeune écrivain a été immédiatement reconnu, sa « morale » dérange. L’œuvre de Nguyễn Huy Thiệp, qui se poursuit en 1989 avec Không có vua (Il n’y a pas de roi) et Con gái thuỷ thần (La Fille du génie des eaux), frappe notamment par la négation du père, voire par le fantasme du parricide [1]. Văn Nghệ est devenu un lieu de débat autour des textes de Thiệp, particulièrement ses récits historiques où il met dans la bouche de ses person¬nages des propos jugés « choquants » ou encore « salissant l’honneur national ». « Le Viêt Nam est une vierge qui, violée par la civilisation chinoise, en a éprouvé du plaisir, de l’humiliation et de la haine », déclare l’aventurier français de Vàng lửa (L’Or et le Feu). Nguyên Ngọc, rédacteur en chef de Văn Nghệ, a alors montré un courage extraordinaire en éditant dans ses colonnes non seulement des nouvelles de Thiệp, mais aussi des points de vue très différents sur cet auteur controversé.
À partir de Tướng về hưu, tout vacille. Le 5 décembre 1987, Văn Nghệ publie Requiem pour une littérature d’illustration de Nguyễn Minh Châu, une des figures majeures de la littérature officielle. Dans cette confession douloureuse, l’auteur met à nu sa « lâcheté », celle de sa génération qui a « détruit sa propre personnalité et courbé sa plume devant le pouvoir ». Il montre comment la compromission avec les autorités a pour conséquence le « dédoublement » des écrivains vietnamiens : « Chaque écrivain semble écrire avec deux plumes : l’une s’adresse au lecteur normal, l’autre aux dirigeants. (...) Une parole sincère doit néces¬sairement être accompagnée d’une phrase flatteuse. Quelle lâcheté ! Au fond de lui-même, tout écrivain vietnamien doit le reconnaître. C’est la peur qui est à l’origine de cette veulerie. » Et il conclut par un constat amer : « Les écrivains n’ont plus de pensée, je veux dire de pensée novatrice et originale. Ils existent comme un être sans âme ou avec une âme vendue au régime. Tel est le résultat le plus grave de cette politique de littérature d’illustration ».
Lors de leurs entretiens avec les journalistes de Văn Nghệ, nombre d’écrivains « établis » prennent sans réserve position. Nguyễn Minh Châu lui-même exige que l’Union des écrivains soit une association « transparente et démocratique ». Nguyễn Tuân se montre plus direct encore : « Regardons la vérité en face ! Osons la dire ! ». Đào Vũ reconnaît : « Le problème est que nous n’avons pu ni voulu être nous-mêmes en écrivant. » Ils réclament tous le « renouveau » : « Le renouveau, c’est d’abord la lucidité » (Nguyên Ngọc), « Changer pour s’améliorer et être plus original » (Hữu Thỉnh).
Văn Nghệ publie aussi des reportages, genre littéraire souvent jugé marginal mais porteur de révélations et d’accusations, pour s’ouvrir à toutes les voix.
Jamais la littérature vietnamienne ne s’est manifestée avec autant de force et de sensibilité en se donnant pour mission de « réveiller les consciences personnelles » face à l’injustice sociale croissante, en évoquant les thèmes « tabous » comme la corruption ou les abus de pouvoir des fonctionnaires. « Si, avant 1975, la littérature vietnamienne se résumait aux seuls conflits Nous/Ennemi ou Modernité/Tradition, elle traite aujourd’hui de nos problèmes internes. (...) Alors qu’auparavant l’écrivain ne faisait que chanter la patrie et le peuple, il éprouve à l’heure actuelle le besoin d’enquêter, de débattre, d’interroger. On peut ainsi considérer les textes littéraires portant sur les phénomènes négatifs de la société comme autant de placets et de pétitions », écrit Lã Nguyên dans son article intitulé « La Littérature vietnamienne à la croisée des chemins » paru dans Văn Nghệ le 5 novembre 1988.
Certains romanciers ayant acquis leur réputation pendant la guerre, continuent à produire, mais s’écartent de leur univers habituel. Thời xa vắng (1986) de Lê Lựu analyse l’échec d’un fils de paysans et ancien héros de guerre lors de sa « montée » à Hà Nội. Son drame, très courant, reflète les difficultés du Viêt Nam rural et guerrier dans son processus de modernisation. Dans Mùa trái cóc miền Nam [La Saison des fruits de coc au Sud], Nguyễn Minh Châu trace le portrait complexe d’un combattant de l’armée du Nord que la lâcheté et le carriérisme conduisent à la cruauté [2]. Cependant, il faut attendre quelques années pour que le thème de la guerre soit renouvelé en profondeur. En 1991, dans Nỗi buồn chiến tranh (Le Chagrin de la guerre), un très beau texte de Bảo Ninh, un ancien combattant est torturé par des flots de souvenirs auxquels il essaie en vain de trouver un sens. C’est dans sa « recherche du temps perdu » qu’il découvre, comme le Marcel de Proust, sa vocation littéraire : « Il faut écrire ! Pour oublier, pour se souvenir. Pour se donner un but dans l’existence, une voie de salut, pour pouvoir supporter, garder l’espoir, continuer de vouloir. » Incapable de vivre en paix avec lui-même, l’artiste « maudit » brûle son manuscrit inachevé, fuit Hà Nội pour se lancer dans une nouvelle errance. L’œuvre s’interroge sans cesse, à travers le destin de ce soldat devenu écrivain, sur le rapport de la guerre à la création. Que signifie la guerre ? Comment l’écrire ? Comment la réconcilier avec la paix ?
La même année, le roman de Dương Hướng, Bến không chồng (L’Embarcadère des femmes sans mari), décrit la guerre du côté féminin. Les jeunes paysannes d’un petit village souffrent de l’absence de l’être aimé. Elles risquent tout - amours interdites et désordres sexuels - pour combattre les angoisses de la destruction. La fin du récit est significative : l’héroïne s’effondre sur le cadavre de son père adoptif, cet ancien héros de Điện Biên Phủ qui s’est donné la mort après avoir commis avec elle l’inceste.
L’angoisse est donc là, solidement ancrée au cœur de la victoire. Dans la même veine des récits de guerre, il faut citer la nouvelle de Võ Thị Hảo, Người sót lại của rừng cười (La Survivante de la Forêt qui rit) qui, relatant la vie sur la piste Hồ Chí Minh d’un groupe de jeunes femmes volontaires de l’armée du Nord que l’isolement entraîne au bord de l’hystérie, porte directement sur les problèmes psychologiques et sexuels des combattantes pendant puis après la guerre, questions longtemps passées sous silence. L’œuvre foisonnante de cet écrivain est peuplée de corps féminins victimes de la guerre. Nus, blessés, stériles ou encore porteurs de folie, ils sont autant de symboles du non-lendemain.
L’enquête menée par la littérature sur les parts obscures de l’histoire du Viêt Nam apparaît donc nécessaire, indispensable même, pour en finir avec un passé douloureux. Certains textes remontent à l’origine du Viêt Nam communiste pour dévoiler ses secrets, dénoncer ses crimes et participer ainsi à l’élaboration d’une prise de conscience collective. Deux mouvements organisés sous la direction du parti communiste, la réforme agraire (1953-1956) et la lutte contre les révisionnistes (1967-1972), sur lesquels les livres d’histoire se taisent, sont entrés dans la littérature. Leurs auteurs ont souvent une expérience directe des faits. Dương Thu Hương (Những thiên đường mù (Les Paradis aveugles), Võ Thị Hảo (Giấc cú (Le Songe du hibou) ou Lê Minh Khuê (Bi kịch nhỏ (Un petit drame) mettent en scène les enfants de victimes de la réforme agraire, qui souffrent aujourd’hui de la solitude et de l’humiliation [3]. Leurs récits démontrent la pérennité de la violence d’État : s’il y a plus de trente ans le régime a tyrannisé les élites villageoises, il terrorise à l’heure actuelle les jeunes intellectuels en imposant censure et calomnie. Dans ces textes traversés par des images de sang et de boue, les jeunes héros pressentent intensément une destinée tragique, une mort annoncée ; d’où leur comportement suicidaire et leur renoncement à la fonction procréatrice.
Quant à Bùi Ngọc Tấn, auteur du roman Chuyện kể năm 2000 (Récit de l’an 2000), il a été victime du mouvement antirévisionniste qui a frappé l’élite révolutionnaire [4]. Trente ans plus tard, il a transposé ses expériences de détention dans un camp de rééducation en cette œuvre à la fois sensible, vigoureuse et âpre sur les conditions humaines. Chuyện kể năm 2000, détruit par autodafé lors de sa parution, rappelle à bien des égards L’Archipel du Goulag d’Aleksandr Soljenitsyne.
Les auteurs montrent avec lucidité comment, au Viêt Nam, la démo¬cratie politique et les libertés individuelles, fondements des sociétés civiles, sont souvent sacrifiées au nom de l’indépendance nationale. En évoquant les conflits internes et les sanglants règlements de compte entre membres d’une famille ou d’une communauté, ils s’opposent au discours officiel qui chante la « solidarité millénaire » du peuple vietnamien sous la direction du parti.
2 - Parler de soi
Parallèlement à la critique sociale et au travail de la mémoire, les écrivains vietnamiens, en particulier la jeune génération, cherchent à rendre la richesse et la complexité du monde psychique de l’individu en se tournant vers des expériences personnelles. Leurs textes sont souvent rédigés à la première personne, sous forme de monologue ou de journal intime. Et lorsqu’ils utilisent néanmoins la troisième personne, ils mas¬quent en réalité un « je ». Tous reflètent la nouvelle tendance de la littéra¬ture vietnamienne contemporaine : parler de soi.
Nguyễn Bình Phương, né en 1965, interroge dans ses romans les aspects les plus énig¬matiques de l’homme. Ses personnages sont souvent feutrés, perdus, sans prise, enfermés dans une profonde solitude. Leur monde, peuplé de fantômes et d’hallucinations, suscite souvent une impression d’étrangeté. Le roman Người đi vắng (L’Absent), où se répercutent d’un bout à l’autre les cris angoissants d’un châtreur de cochon, est une véritable recherche de l’inconscient [5]. Dans une autre fiction, Trí nhớ suy tàn (Mémoire en ruine), l’héroïne de Nguyễn Bình Phương voit avec frayeur se décomposer son passé et sa propre personnalité sans qu’elle ne fasse rien pour les reconstruire [6]. Dans une sorte de délire onirique, elle narre son existence qui, réduite à un présent dominé par l’ennui, emprunte les sentiers de l’irréel. Comme pour affirmer son rejet du récit linéaire ou chronologique, l’auteur ne cherche pas à éclairer les zones d’ombre qui habitent chacun de ses personnages.
L’innovation littéraire a été longtemps représentée par Phạm Thi Hoài qui a poursuit sans relâche pendant quinze ans une entreprise de recherche esthétique et linguistique. Dans son premier roman, Thiên sứ, une sorte d’autofiction car l’héroïne-narratrice porte son propre prénom, Phạm Thị Hoài nous livre ses réflexions les plus chères sur la littérature. Dès la première phrase, la petite Hoài s’affirme par un double renoncement, au romantisme et à la nostalgie : « Cette fenêtre ne s’ouvre pas sur des fleurs. S’il y avait eu des fleurs, si j’avais pu connaître leurs parfums, quels qu’ils fussent, je serais devenue une jeune fille romantique. Le moindre roman¬tisme me révulse ».
C’est dans le chapitre intitulé « La bibliothèque » que l’héroïne renie non seulement tout « mélodrame », mais aussi tout « uniforme », « toute appartenance à une génération (littéraire) », avant de nous parler de sa seule passion, le héros solitaire Don Quichotte. Toutefois, Phạm Thị Hoài semble reconnaître l’influence de Günter Grass dans son style mêlé de réalisme et de fantastique, dans sa création d’un personnage refusant de « passer le seuil de l’enfance » qui rappelle le héros du Tambour. Dans l’exergue de Thiên sứ, l’auteur souligne d’ailleurs que ce livre fait référence à une œuvre de « l’écrivain G.G. ».
Interdits de publication au Viêt Nam depuis une dizaine d’années, les textes de Phạm Thị Hoài sont privés d’une partie de l’écho qu’ils devraient rencontrer. Son deuxième roman, Mary Sến, paru en 1996 aux États-Unis, décrit dans une écriture sophistiquée, les milieux « fonctionnaires-intellectuels » de la période de l’économie planifiée, humiliés par la misère et embourbés dans la bêtise.
Nguyễn Việt Hà, un autre jeune auteur, s’impose indiscutablement. Dans Cơ hội của Chúa [Une opportunité pour Dieu], roman « scandaleux », il met en scène avec humour et dérision, la jeunesse de Hà Nội du début des années 1990 qui aspire au changement mais qui va, dans sa course effrénée à l’argent, au trafic et à la corruption, de désillusion en désillu¬sion [7]. Les personnages de Nguyễn Việt Hà sont souvent dépoétisés, en particulier son héros, jeune catholique cultivé qui préfère la solitude et le retrait à l’action. Figuré sous les traits d’un antihéros, seulement capable d’alcool, de rêve et d’écriture, il voit échouer successivement ses amours et ses ambitions.
Au-delà d’une satire sociale, le roman pose les questions existentielles liées à la rupture brutale du Viêt Nam provoquée par l’ouverture écono¬mique. Avec Cơ hội của Chúa, s’affirme l’intellectuel ou l’artiste, un type de personnage souvent nié, méprisé par le réalisme socialiste vietnamien plutôt favorable à la paysannerie qui, avec la classe ouvrière, gouverne le pays. Rappelons que le narrateur de Tướng về hưu, en veillant sur le cercueil de sa mère, s’interroge sur le sens de sa vie et de celle de ses proches. Mais celui qui n’était qu’un humble personnage chez Thiệp a connu de remarquables mutations dans le roman de Nguyễn Việt Hà.
Phan Thị Vàng Anh, quant à elle, compose avec talent les fragments de vie dans des textes extrêmement courts, souvent rédigés à la première personne. Pour cette nouvelliste née en 1968, cardiologue de formation, écrire, c’est varier les expérimentations de soi. Dans son premier recueil, paru sous le titre Khi người ta trẻ [Quand on est jeune], surgissent différents aspects, parfois contradictoires, du « moi ». Phan Thị Vàng Anh tente d’exprimer ce qui la sépare des générations précédentes, de leur univers et de leurs valeurs. Un adolescent exerce un chantage sur son père en apprenant que celui-ci a une maîtresse ; une jeune fille observe avec dérision sa mère en train d’écrire ses mémoires... Ces récits mettent en scène une jeunesse qui, au seuil de la vie, regarde le monde des adultes. Ce sont des histoires apparemment simples, racontées avec détachement et un certain cynisme, mais une grande lucidité et une rare maîtrise permettent à l’auteur de se plonger avec un certain bonheur dans les mystères de l’être humain. Parmi les écrivains de son temps, c’est Phan Thị Vàng Anh qui incarne peut-être le mieux l’évolution de la littérature vietnamienne contemporaine qui, d’abord centrée sur les perceptions sociopolitiques, explore de plus en plus le monde subjectif de l’intimité.
Enfin, Thuận est auteure de quatre romans publiés au Vietnam de 2003 à 2006 qui ont été reçus avec enthousiasme par la critique. Passionnée du langage, elle crée inlassablement de nouveaux sens pour ses mots et des rythmes étranges pour ses phrases. Made in Vietnam (2002), propose un texte sans chapitre ni paragraphe, sans intrigue ni dénouement pour décrire de manière aiguë la capitale du Viêt Nam à l’épreuve de l’Ouverture et tourne tout en dérision. Emigrée à Paris depuis la fin de ses études en URSS, Thuận refuse pourtant de vivre en vase clos, suit avec intérêt la production littéraire occidentale, situe l’action de ses romans en France qui livre à ses personnages la clé de leur identité. Dans Chinatown (2005), une Vietnamienne de Belleville narre ses anciennes passions humiliées pour un Chinois de Hanoi dont elle est tombée amoureuse en 1979, en plein conflit avec Pékin. Aujourd’hui, à Paris, elle parle enfin de lui sans honte. Le roman offre, à travers les lieux de son héroïne, une analyse poignante de la chute de l’empire soviétique, de la guerre en Irak, de la montée en puissance de la Chine. Symbole de l’exil et du secret amoureux - avec clins d’œil à Duras - Chinatown tire sa force de ce nouveau panorama politique. Sans être un roman autobiographique - même si l’itinéraire de l’héroïne rappelle celui de son auteur - Chinatown est le roman du moi par excellence : le texte principal et la fiction écrite par l’exilée, I’m yellow, dont le lecteur lit en même temps les extraits, sont écrits à la première personne. L’expérience vécue et Duras n’y sont que trompe-l’œil d’une écriture en quête de la modernité.
De Phạm Thị Hoài à Thuận, en passant par Đỗ Hoàng Diệu et Nguyễn Ngọc Tư, deux jeunes nouvellistes à succès nées en 1976, les femmes vietnamiennes prennent aujourd’hui massivement la parole. Elles expriment, par le biais de leur art, des sentiments et des pensées que l’éducation confucéenne les obligeait à taire. Elles jouent un rôle capital dans le renouvellement de la littérature grâce à la richesse de leur imaginaire et à la variété de leurs thèmes. Si le Viêt Nam a, par le passé, connu des poétesses célèbres, de Đoàn Thị Điểm à Hồ Xuân Hương, elles étaient souvent considérées comme marginales. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Lors des cinq concours de nouvelles organisés par Văn Nghệ Quân Đội de 1980 à 1996, les premiers prix ont tous été décernés aux femmes : Phạm Thị Minh Thư en 1980, Lê Thị Thanh Minh en 1986, Y Ban en 1990, Nguyễn Thị Thu Huệ en 1994 et Trần Minh Hà en 1996. En 2006, une poétesse - Ly Hoàng Ly [8] - et trois écrivaines - Nguyễn Ngọc Tư, Dạ Ngân, Thuận - ont reçu quatre des six prix de l’Union des écrivains.
Autre réalité : la prédominance de la nouvelle sur la scène littéraire depuis une quinzaine d’années. Quel genre traduit mieux l’immédiateté et l’instantanéité qui caractérisent le Viêt Nam contemporain en proie aux crises ? Quelle forme répond mieux au lecteur consommateur pressé des « temps modernes » ? La nouvelle est de surcroît adaptée au support que constitue une presse en pleine expan¬sion depuis le đổi mới. Les textes courts paraissent souvent aux côtés des chroniques et des faits divers.
Les revues, grâce à un public important, assurent également aux nouvellistes des revenus assez élevés, du moins pour leur permettre de « joindre les deux bouts ». On ne compte plus, à l’heure actuelle, les candidats aux concours de nouvelles : huit cents auteurs pour Văn Nghệ Quân Đội (Revue littéraire de l’armée) en 1994, plus de 5 000 pour Thế Giới Mới (Nouveau monde) en 1995. Certes, les conditions matérielles risquent de conduire à une écriture facile, mais la réalité montre que les courts récits sont devenus au Viêt Nam un terrain de recherche et de création.
3 - Emergence d’une jeune poésie
Depuis quelques années, on observe le retour de quelques très grands poètes longtemps interdits comme Trần Dần, Lê Đạt, Đặng Đình Hưng. Trần Dần, un des fondateurs du mouve¬ment contestataire Nhân Văn Giai Phẩm (L’Humanisme et Les Belles Œuvres), dont les textes sont restés en grande partie inédits, s’est illustré par son refus de tout compromis politique. De lui, on connaissait surtout cette strophe qui lui a valu la prison, lors de la parution du poème en 1956 :
« Je vais mon chemin
Sans voir ni la rue
Ni les maisons là-bas
Je ne vois que la pluie ruisselant
Sur les drapeaux rouges. »
Les caractères novateurs et précurseurs de sa poésie, récemment appréciés en toute indépendance d’esprit et en dehors de toute interprétation politique, permettent au public de renouer avec les valeurs esthétiques que le régime avait rejetées au profit des vertus marxistes-léninistes. Les vers suivants révèlent en effet un Trần Dần créateur en quête perpétuelle d’une identité originale, d’une beauté insolite :
« Longue comme toi, sauvage
Longue comme toi, dévêtue
Longue comme toi, transie
Longue comme toi, sans harmonie
Longue comme toi, timide
Longue comme toi, innocente
Longue comme toi, malheureuse. »
De très jeunes poètes émergent également sur la scène littéraire. On citera Văn Cầm Hải, Phan Huyền Thư, Nguyễn Hữu Hồng Minh dont la poésie reflète les ambitions de rénovation et d’originalité, mais surtout Vi Thùy Linh, auteur de deux recueils de grande qualité : Khát (Soif) et Linh, qui l’ont propulsée au premier plan de l’actualité littéraire. Née en 1980, la benjamine de la littérature contemporaine écrit des vers libres qui font scandale en exaltant les amours charnelles. Avec Vi Thùy Linh, la poésie se fait subversive. Elle libère les pulsions sexuelles, engendre les figures du désir, abat les tabous :
« Sur ma plante de pied, tu poses tendrement ta langue
Et tout l’univers devient liquide. »
Autre témoignage du nouveau dynamisme poétique : le mouvement Mở Miệng (Ouvrir la bouche), fondé en 2001 à Hô Chi Minh-Ville par Lý Đợi, Khúc Duy, Nguyễn Quán, Bùi Chát, jeunes poètes marginaux. A l’instar de son intitulée emblématique, le groupe s’acharne à restituer à la poésie sa forme orale, à la sortir de sa tour d’ivoire pour la faire éclore dans le quotidien. « Ouvrir la bouche » pour redonner au poète sa mission originelle : comme les aèdes de la Grèce ancienne, ils errent dans les rues (ou sur les pages web) pour raconter la vie de tous les jours et décrivent le monde tel qu’il est. Alors que leurs confrères ont la bouche fermée selon le proverbe vietnamien « ngậm miệng ăn tiền » (je me tais et j’encaisse), ces poètes attaquent directement le pouvoir.
Ils appellent leur poésie “thơ rác” (poésie-ordure), “thơ nghĩa địa” (poésie-cimetière), “thơ dơ” (poésie-saleté), pour désigner son caractère non officiel, anti-esthétique, de “récupération”, d’où le nom de leur propre maison d’édition “Giấy Vụn” (papier usagé). Leur œuvre recourt à des procédés techniques classiques tels le pastiche, la parodie, ou post-modernistes tels “copier-coller”, “mixer”, emploie un vocabulaire familier, brut, parfois vulgaire, composé de termes d’argot, de paroles courantes, d’un langage direct. Pour ces jeunes poètes, l’art est avant tout un produit de consommation et d’information, d’où l’importance qu’ils accordent à l’usage et à l’appropriation du texte. À partir d’un poème connu ou des slogans, ils travaillent par exemple à en détourner l’émotion et l’objectif.
En 2005, paru aux éditions Giấy Vụn, le recueil intitulé Khoan cắt bê tông (Les perforateurs de béton) réunit une cinquantaine de poèmes de vingt trois auteurs vivant à l’étranger, à Hanoi et à Saigon. Avec une photo d’un mur public à Saigon reproduit en couverture, il se présente comme un laboratoire expérimental, un fourre-tout où se trouvent pêle-mêle divers thèmes et inspirations. Se côtoient les formes poétiques les plus libres : un petit dictionnaire, un compte-rendu de lecture, des anecdotes, un message email, une parodie de la Bible, un mélange de vers et de prose, un mélange de mots et de photos, un texte sans texte.
Dans un poème intitulé « Bọn mày tưởng tao là ai ? » (Qui croyez-vous que je suis ?), le jeune Lý Đợi écrit :
... moi, citoyen ignominieux
génie alcoolique
timbré, assis dans la ruelle 47, philosophe sur les perforateurs de béton
je rêve des trous, des changements
et compose un poème à l’ancienne (au vocabulaire désuet)
sur les choses (que les habitants trouvent) évidentes !
voilà ce que je vous dis pour finir :
combien vous êtes insouciants
qui croyez-vous que je suis ?
je suis celui qui crache sur son visage et sa conscience.
« Đụ vỡ sọ » (Bien-pensants, je vous encule !) est un poème en prose de Nguyễn Quốc Chánh, un des inspirateurs du mouvement Mở Miệng. Cru mais hilarant, il décrit un coït fantastique avec le sable qui n’est pas sans rappeler celui du Robinson du Vendredi ou les limbes du Pacifique qui dans la solitude, fait l’amour avec un arbre. Cependant, alors que le héros de Tournier satisfait ses besoins sexuels, le poète vietnamien attaque les tartufes. Avec une très grande audace dans le choix du vocabulaire, l’accélération du rythme, l’explosion de la phrase, le texte de Nguyễn Quốc Chánh est à la fois fantaisie érotique, commentaire méta-linguistique et acte social :
« Les meurtrissures, des milliers de fois, m’ont conduit au coït avec le sable. Ma bite s’est mue, après de longues années d’entraînement, en une superpuissance qui peut faire éclater un bananier âgé de huit mois, exploser une bouteille de bière made in Saigon, crever une noix de coco de Bến Tre, sauter la pagode au Pilier unique de Hanoi et péter la tête de tous les bien-pensants. Forniquer, quel mot magique ! ».
Le travail des poètes de Mở Miệng englobe par ailleurs les arts plastiques qui leur offrent de nouveaux outils et matériaux susceptibles d’exprimer leur marginalité et de déloger le vers du livre, dans les deux sens du terme. Libérée de l’écriture et du texte, la poésie est faite aussi de photos, de corps, de sons, de couleurs, de lumière - ces divers supports s’entrelacent non pas dans un rapport d’illustration mais de dialogue -. Délivrée des doctrines et des bibliothèques poussiéreuses dans lesquelles s’enferme la parole traditionnelle, elle reprend vie. Les poètes de la rue sont sans conteste les plus inventifs. La marge qu’ils occupent n’est pas un espace blanc mais un lieu de rature, de débat, d’affrontement. Questionneuse, leur poésie inquiète non seulement le régime mais aussi les lecteurs conformistes, favorables à une littérature porteuse de message et d’enseignement.
Certes, la marche vers une véritable liberté d’expression est au Viêt Nam chaotique, car dès la fin de 1988, Nguyên Ngọc a dû se retirer. Quant à Trần Độ, président de la commission des arts et de la culture du parti communiste, il a été écarté de ses fonctions au début de 1989 pour avoir défendu Dương Thu Hương, romancière « dissidente ». La revue Văn Nghệ qui a joué un rôle pilote dans le lancement du đổi mới, a perdu sa grandeur. Les écrivains recourent encore à des moyens métaphoriques pour aborder certains sujets. Une soirée autour du groupe Mở Miệng prévue à l’Institut Goethe à Hanoi le 17 juin 2005 en la présence des quatre poètes, a été interdite par la police. Un an plus tard, les autorités ont suspendu la diffusion d’un recueil des cinq poétesses du mouvement « Mantes religieuses » en raison de son caractère « pornographique ». Mais les progrès sont irréversibles dans le domaine des lettres. S’estompe l’image de l’artiste au service du peuple et du parti, à la fois éducateur et propagandiste. Du point de vue institu¬tionnel, la vie littéraire a également changé. Faire partie de l’Union des écrivains n’est plus pour les auteurs vietnamiens une condition sine qua non pour se faire publier. Ils ne sont pas salariés et exercent d’autres métiers pour assurer leur liberté. A Hô Chi Minh-Ville, les membres de Mở Miệng vivent sur le trottoir, dans les taudis, les marchés aux puces, les bars, les gargotes, au milieu de la violence et du sexe. Pour contourner la censure, ils publient leur poésie sur Internet ou la font circuler sous forme de photocopie.
Aujourd’hui, vingt ans après le Đổi Mới, une nouvelle génération d’auteurs prend forme [9]. Alors que l’État maintient son monopole dans le domaine de l’édition, il ne peut plus contrôler les pages web. Les discussions les plus animées sur Mở Miệng ou l’œuvre de Trần Dần se déroulent sur Talawas et Tiền Vệ, revues sur l’internet basées en Allemagne et en Australie. Le secrétaire général de l’Union des écrivains reconnaît que de nombreux débats littéraires existent « en marge » des revues et journaux officiels. Ainsi, à l’âge de l’Internet, la distinction entre le Viêt Nam et la diaspora est-elle devenue absurde. Que nos jeunes auteurs vivent à Hà Nội, à Hô Chi Minh-Ville, à Berlin, à Paris ou en Californie, que leurs conditions de vie et d’écriture ne soient pas les mêmes, leurs textes participent d’une littérature « autre », hétérogène et multiforme. Ils préfigurent un changement majeur et prennent la relève de la génération de 1986.
Littérature contemporaine du Vietnam
Liste des ouvrages traduits en français
Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietmaniens 1991-2003. Réunis, traduits et présentés par Doan Cam Thi, Éditions Philippe Picquier, Arles, 2005, 236 p.
BAO NINH, Le Chagrin de la guerre, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions Philippe Picquier, Arles, 1994, 299 p.
DUONG HUONG, L’Embarcadère des femmes sans mari, roman traduit du vietnamien par Emmanuel Poisson et Doan Cam Thi, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2002, 224 p.
DUONG THU HUONG, Terre des oublis, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions Sabine Wespieser, Paris, 2006, 794 p.
DUONG THU HUONG, Au-delà des illusions, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions Philippe Picquier, Arles, 1996, 281 p.
DUONG THU HUONG, L’Histoire d’amour racontée avant l’aube, roman traduit du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1991, 146 p.
DUONG THU HUONG, Myosotis, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions Philippe Picquier, Arles, 1998, 478 p.
DUONG THU HUONG, Les Paradis aveugles, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Paris, Des Femmes, 1991, 397 p.
DUONG THU HUONG, Roman sans titre, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Des Femmes, Paris, 1992, 252 p.
En traversant le fleuve, recueil de nouvelles traduites du vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions Philippe Picquier, Arles, 1996, 186 p.
NGUYEN HUY THIEP, A nos vingt ans, roman traduit du vietnamien par Sean James Rose, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2005, 220 p.
NGUYEN HUY THIEP, Conte d’amour un soir de pluie, nouvelles traduites du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1999, 179 p.
NGUYEN HUY THIEP, Không có vua [Il n’y a pas de roi], in Nguyen Huy Thiep, Như những ngọn gió - Truyện ngắn, Văn học, Hanoi, 1999, 621 p.
NGUYEN HUY THIEP, L’Or et le Feu, nouvelles préfacées et traduites du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2002, 160 p.
NGUYEN HUY THIEP, La Vengeance du loup, nouvelles traduites du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1997, 157 p.
NGUYEN HUY THIEP, Le Cœur du tigre, nouvelles traduites du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1993, 107 p.
NGUYEN HUY THIEP, Un général à la retraite, nouvelles traduites du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1990, 163 p.
NGUYEN HUY THIEP, Une petite source douce et tranquille, pièce de théâtre traduite du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2002, 185 p.
NGUYEN KHAC TRUONG, Des fantômes et des hommes, roman traduit du vietnamien par Janine Gillon et Phan The Hong, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1996, 381 p.
PHAM THI HOAI, Menu de dimanche, nouvelles traduites de l’allemand par Colette Kowalski, Actes Sud, Arles, 1997, 222 p.
PHAM THI HOAI, Messagère de cristal, roman traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, Des Femmes, Paris, 1991, 210 p.
PHAN THI VANG ANH, Quand on est jeune, récits traduits du vietnamien par Kim Lefèvre, Éditions Philippe Picquier, Arles, 1996, 156 p.
PHAN THI VANG ANH, Terre des éphémères, recueil de nouvelles traduites du vietnamien par Phan Huy Duong, Éditions Philippe Picquier, Arles, 1994, 236 p.
VO THI HAO, Giấc cú (Le Songe du hibou), nouvelle traduite du vietnamien par Doan Cam Thi, Éditions Thanh Niên, coll. Les Lettres de Hanoi, Hanoi, 2000, 30 p.