Aquilaria [1]
La blessure s’accroche à trois pieds de hauteur, les larmes se figent en parfum. Plus transparentes que l’ambre, plus dures que le cerne de l’arbre. Ici un onguent, là une constellation.
Elle lave simplement ses longs cheveux, puis la poussière, les immondices avec l’eau du Gange, elle s’assoit sous l’arbre de l’Eveil.
Ecoute, qui a une âme légère, une âme délabrée ?
Qui avec dix doigts de longueur différente tient ce bol d’eau incliné empli des tracas de la vie, inversant le sens du cours d’eau à son embouchure ?
Le pays que l’on dit éternel, la chair soi-disant immortelle se corrompent plus facilement qu’un filet de fumée bleue.
Aquilaria, sûtra sur feuille de palme, Avadāna [2]...
Elle traverse la mer en marchant dans l’eau profonde, soulève les lotus à bout de bras. En chemin, elle noie ses propres effluves, avant d’évoluer sur la mince couche de glace.
Attends que le clair de lune prenne forme, que le parfum laisse des traces. Un esprit en méditation se fait évanescent.
Qui a bien pu le cueillir, l’accrocher à son poignet, le suspendre à son cou ?
Ne te peins plus les ongles de vernis rouge.
Deux mains blanches peuvent brûler l’encens, allumer la lampe, copier le karma sur un sūtra. Apaiser les vagues de la lampe à huile, purifier son âme en récitant le Sūtra du cœur [3].
Attends que s’enracinent les nuages, que rayonne le soleil, que de la pluie naisse la brume. Attends que l’orchidée prête serment pour une herbe, pour un arbre, pour la foule des êtres.
Miséricorde...
Caprice de femme [4]
En sortant de l’eau, je me suis retrouvée à l’époque des Tang.
Dans cette vie-là, je tirais ma plus grande fierté d’une robe rouge.
Montée sur un grand cheval, je fréquentais la ville de Chang’an [5]. Je jouais au cuju [6]. J’étais dépensière.
Avec de jeunes seigneurs inspirés, je déplaçais des éclats de lune. En buvant, nous chantions des poèmes. Sous le reflet de l’épée de Dame Gongsun [7], j’écrivais.
Mes pinceaux, je les lavais dans l’étang aux pêchers [8], profond de trois mille coudées.
Nombre de mes amis, montés au ciel, sont devenus immortels. Seule, je demeure ici-bas, attendant celui que j’aimerai au premier coup d’œil.
Avant la première neige, j’invitais la fragrance de prunier [9] à m’éclairer le chemin d’une lanterne rouge.
En cette saison-là, une fumée légère enveloppait les murs de la ville, si légère, si folâtre qu’elle semblait illusoire.
Les monts verts ou les rivières bleues relevaient plutôt d’une réalité qui n’avait pas encore besoin de montage.
Mon murmure accompagne le parfum des fleurs, ma respiration suit le sifflement du vent. Même si, le temps d’un sourire, je devais braver le gouffre des jours, je déploierais toute ma tendresse avant de sombrer dans l’ivresse et les rêves.
Je ne peux décevoir l’attente des galants [10].
Le blanc du Yunnan [11]
Depuis que les anges t’ont prêté une paire d’ailes, tu t’éloignes peu à peu de la romance.
Tu es vêtu de blanc, qui n’est ni celui de la lune, ni celui du premier givre. C’est une tempête de neige voltigeant au-dedans et au-dehors de la blessure, qui n’est jamais loin de l’univers des trébuchements et des contusions.
A ton passage à la Source aux papillons, les fleurs de prunier triangulaire [12] se sont empourprées.
Cette couleur, comme elle fait songer à des plaies fraîches nées sous l’éclat du sabre ou sous une pluie de balles !
Aveuglante, elle saisit l’âme.
Regarde ce champ de ruines parsemé de parties d’échec inachevées.
Tu as simplement un cœur généreux. Ceux que tu vas secourir, tu ne les juges pas, même les héros perfides.
Il y va seulement de leur vie et de leur absence de vie.
Poudre de liberté [13]
Attends que je libère les tigres dans la forêt, que je réveille les herbes et les arbres de février.
Qu’importe si les fleurs de pêcher au réveil rivalisent d’ardeur envers le printemps.
Solitaire, je lève ma coupe en souriant ; je ne veux pas m’enivrer complètement ; le tréfonds de mon cœur, je le réserve aux héros dans l’impasse.
A cet instant, au clair de lune et sous le vent frais, ciel et terre sont purifiés par la lumière, c’est le moment
de déclamer des poèmes d’un pas solitaire et de rompre le cours d’eau d’un coup de sabre [14].
L’esquif s’écarte des nuées longues de dix mille li, il descend obstinément, sans chanter ni pleurer.
Ton chemin traverse la forêt de bambous [15]. L’eau émeraude et les couleurs du peintre ne sont là que pour exprimer un sentiment.
Avec l’élégance des sages tu guéris les sept lésions intérieures. Puis tu prends le pouls et identifies le symptôme « lune décroissante, manque d’énergie » [16]. Avec la dernière note de la Mélodie de Guangling [17], tu panses les six « débordements » [18].
Tu piles finement des pétales de pivoines blanches propres à apaiser la fougue de la jeunesse. Avec un peu de fraîcheur de buplèvre et de menthe, tu dissous l’illusion et le chaos condensés en toi.
Eh bien, je me dessaisirai du tabou de la mort, m’emparerai d’une branche verte, laisserai libre cours aux nuages vagabonds et aux grues sauvages. Puis je jetterai les inutiles tracas de la vie et de la mort au royaume de Java [19] pour ne plus me soucier que de l’omniprésente beauté.
Fleur de poirier
J’ai jeté un coup d’œil, ça n’a pas suffi.
J’ai jeté un nouveau d’œil.
Le temps d’effeuiller cinq pétales je t’ai aperçu devant moi.
J’ai baissé les yeux, t’ai doucement appelé « printemps » et le jour s’est levé.
Quel vent !
La grande muraille n’a finalement pas refoulé le sable et la poussière du Nord, partout les capselles dégagent leur parfum capiteux.
Leur voix si ténue verdit à peine effleurée, comme si elles disaient : notre grand pays s’étendra à partir du vent printanier jusqu’à son point final.
Me voici bien placée.
De là je peux bien voir le haut et le bas, le lointain et le proche, le court et le long.
Je te regarde approcher, m’apporter les plus beaux instants de ma vie.
Inutiles la robe chamarrée, la verve intarissable.
Inutile d’enduire un visage pâle de fard parfumé, si pâle qu’on le voit rosir de timidité.
Seul ton silence familier est plus brillant qu’une couronne ornée de perles.
Le cœur est toujours réchauffé par un souffle de vent.
Me voici sur le sentier de ton cœur tapissé d’une neige moelleuse.
Pour cela, tu évites le mal pour le bien. Inutile de résister les dents serrées à la rancune née d’une pluie froide.
Inutiles les plaintes et les blâmes face à la splendeur des fleurs, la confection d’un parfum vulgaire pour satisfaire toutes sortes de désirs, encore plus inutile les raisons de se convaincre de ce qu’il faut aimer ou non.
Un si bref instant suffit, lorsque le destin passe par ici, même les rêves n’ont pas le temps de prendre la poussière.
Si par chance tu venais à moi, je voudrais simplement que tu murmures :
« Cette fleur est si belle ! »
Codéine [20]
Toute attente a sa raison d’être.
L’Eveil attend le bouddha, la fleur attend le sourire, le karma attend la réincarnation.
Je t’attends, destin de ma vie présente.
J’attends que le troupeau trouve son berger, que la corde de cithare trouve une oreille attentive ;
que l’automne doré traverse la forêt verdoyante sans que le temps ne change son rythme ;
que les pavots sauvages à travers les montagnes découvrent une beauté maladive, que la poésie, ma vérité, devienne drogue.
J’attends à l’horizon des mots.
Je n’attends pas d’être aimée pour t’aimer.
C’est encore le petit jour. Les hommes font naître sous leurs pas un froid printanier légèrement tempéré.
Balayées les poussières du passé et les réincarnations futures, un reste de vie plus réel que le néant suffit à l’attente d’une beauté nouvelle.
Matin et soir, elle accompagne la confuse lucidité et la torpeur du réveil.
Les symptômes en sont l’amour convulsif et l’intolérable douleur.
Le dosage est crucial.
La mesure est remède. L’excès est poison.
Le traitement sera de courte durée, pour éviter un sevrage difficile.
Papillon de bois [21]
Qui peut accrocher bien haut l’automne, graver ses soucis sous un nuage ?
Confier à la dernière bourrasque la crue saisonnière ? Retourner hors du temps, les yeux emplis d’ailes repliées ?
Contempler en toute franchise l’infini du monde, imaginer avec tristesse la montagne infranchissable ? Celui-là deviendra de plein gré un remède au fond du tiroir. Il fabriquera douceur et amertume, froid et chaud. Il préparera son véhicule et l’argent du voyage.
Il traversera les poumons, le foie, l’estomac, mais contournera le cœur. Il ne laissera qu’une suave senteur, sans trace de roue ou de pilon.
Il a délaissé les légendes de papillons, refusant d’incarner Liang Shanbo et Zhu Yingtai [22] ; il a suspendu son destin à un arbre ; sous le soleil, il résiste à la froidure du monde humain ; il tient à son amour qui ne saurait s’envoler.
« S’il n’est pas dans ton cœur, c’est qu’il est à tes pieds. »
Angélique [23]
Rentre donc t’asseoir devant un thé chaud, le vêtement frangé par le soleil couchant.
Si c’est du Pu’er [24], il en émanera une saveur du passé. Si c’est du Biluochun [25], il devra être d’avant la pluie.
Seule l’épaisseur du temps pourra remédier à la nouveauté du souffle et dépoussiérer le corps en silence, seules resteront la tendresse d’un visage pur, la douceur d’une voix.
Après avoir dit : « Ces jours-ci... j’ai toujours à l’esprit... »
La brûlure de la séparation s’effacera peu à peu dans un dialogue ingénu, la souffrance retournera en silence vers la préhistoire.
Oui, la douleur conservait toute son acuité en ton absence.
Tout comme par ces innombrables après-midis de chaleur au calme troublant.
En ces instants où le temps s’arrête, je songeais à ton inéluctable décrépitude au fil des ans. Le relâchement de ton regard me laissait voir une légende figée dans le temps, le sentiment des aléas de la vie ne faisait que redoubler une suprême impuissance.
Retrouvant mes esprits, me voici face aux myriades de montagnes, ma sollicitude se double d’inquiétude.
− Finalement, au-delà de cette porte, le beau monde attend de toi jeux et plaisirs.
Avant que le souvenir ne retombe dans l’obscurité, je préparerai les bûches des mots pour allumer les flammes violentes et douces de la poésie, pour ta mine chaque jour plus pâle je confectionnerai un élixir de vie, accompagné d’engouement, cet autre remède miraculeux.